L’antisémitisme, avec passion

Ils sont antisémites un peu, beaucoup, passionnément, pourrait dire Francis Kaplan.Pour ce philosophe, la haine du Juif est dénuée de tout fondement rationnel

Livre (photo credit: Umit Bektas / Reuters)
Livre
(photo credit: Umit Bektas / Reuters)

Pascal, Spinoza, Kant, Fichte, Hegel,Feuerbach, Fourier, Proudhon, Marx, Wagner, Weininger, Weil, Renan, Nietzsche,Sartre. 15 chapitres, 15philosophes, penseurs, hommes d’esprit et de lettres parmi les plus grands dessiècles passés et habité d’une passion commune : la passion antisémite.

Un Juif excommunié (Spinoza), trois autres convertis au christianisme (Marx,Weininger, Weil), deux “cas” troubles (Renan et Nietzsche) et un critique del’antisémitisme, victime d’après l’auteur d’une véritable “paranoïa antisémite”(Sartre).

Dévorante passion, qu’est l’antisémitisme, et même...réflexive - voir les convertis ci-dessus, parmi lesquels des intellectuelsjuifs.
L’auteur : Francis Kaplan, professeur de philosophie. Dans son dernier livre, il se penche sur la question (anti) juive, qu’ildécortique ou déshabille au fil de ces théoriciens.
Une longue introduction est consacrée à l’histoire de l’antisémitisme, définicomme une passion, donc dénué de tout fondement rationnel. Alors, qu’est-ce quel’antisémitisme ? C’est “l’attitude de ceux qui sont hostiles aux sémites, maisseulement aux sémites juifs, pas arabes”. Et comment ! ces derniers étantaujourd’hui, avec leur religion islamique, les tenants du patrimoine spirituelantisémite.
Bref rappel historique : le 2 sept 1879, un journal juif allemand annonce lacréation par Wilhelm Man d’un hebdomadaire “antisémite”. Puis le 26 septembrele Vossische Zeitung fait part du lancement d’une ligue “antisémite”. Pourquoiantisémite et pas antijuif, comme on disait couramment à l’époque ? Pourdistinguer antijuif d’un point de vue confessionnel, d’antijuif d’un point devue non confessionnel.
Il y a ainsi antijudaïsme (Kant, Weil, qui ne critiquent que la religion juive)et antisémitisme. Parfois, c’est un mélange : Pascal explique le caractère dela religion juive par la nature du peuple juif. Son antisémitisme “NouveauTestament” est celui du chrétien classique : les Juifs, coupables de la mort deJésus, doivent se convertir.
L’antisémitisme chrétien suppose un Dieu criminel.
L’explication théologique, la punition des Juifs pour le non-respect descommandements, est inadmissible moralement et contraire à la réalitéhistorique. Plus de 90 % des Juifs de Pologne, les plus pratiquants, ont péridans la Shoah, et toute tentative d’explication est démentielle.
Les Juifs, passibles d’exclusivisme ?

Pour Theodore Reinach, “l’antisémitismeest aussi ancien que le judaïsme”. Pour Fadiey Lovsky, c’est “une constante del’histoire juive” (tant et si bien que, bien avant les dérives de Voltaire,Molière utilise le terme de “Juif” pour désigner un individu âpre au gain).

Un très vieil exemple : le Livre d’Esther, dans lequel Aman évoque l’argumentde l’exclusivisme juif pour en justifier l’exclusion. “Peuple inassimilable”,explique-t-il à Assuérus.
C’est cet exclusivisme juif, politique et religieux (refus de manger chez lesautres, refus des mariages mixtes, etc.), qui explique selon Bernard Lazare quele peuple juif ait été “en butte à la haine de tous les peuples au milieudesquels il s’est établi”.
Pour un grand nombre de penseurs, précise l’auteur, le peuple juif s’est heurtéà une hostilité à son encontre à travers toute son histoire et de la part detous les peuples, tandis que l’hostilité à laquelle se heurtent les autrespeuples est localisée dans le temps et dans l’espace.
Outre l’exclusivisme, les Gentils ont aussi souvent reproché aux Juifs leurinclinaison aux activités de négoce.
Une affirmation erronée selon Kaplan. Déjà à l’époque romaine, Flavius Josèpheécrivait : “Nous ne nous plaisons pas au commerce” (l’activité principale dupeuple rapportée dans la Bible est l’agriculture). Mais celui dont le nomd’origine était Yossef Ben Matatyahou reconnaissait : “... Nous ne croyons pasdevoir imiter les coutumes des autres...”
Autre grief : la supposée inimitié des Juifs envers les Goyim. Spinoza cite àce propos deux versets des Psaumes : “Yahve, n’aie pas en haine qui te hait, endégoût ceux qui se dressent contre toi. Je les hais d’une haine parfaite, cesont pour moi des ennemis”.
A quoi Kaplan répond qu’Abraham intervint pour sauver Sodome. Et on peutrappeler que Jonas en reçut l’ordre pour Ninive.
L’antisémitisme : un dérivatif

Après avoir énuméré et réfuté les argumentsantisémites, Kaplan conclut : “Il faut expliquer l’antisémitisme spécifique enfaisant appel à des causes humaines. Puisqu’il ne s’explique pas par la naturedes Juifs, il reste qu’il s’explique par la nature des antisémites”.

Comme l’enfant frappé à la recréation et qui répond en se vengeant sur un plusfaible, l’antisémite décharge son agressivité sur les Juifs, des boucsémissaires “probablement coupables”. De tout temps, les Juifs sont undérivatif, un moyen de réagir aux difficultés de la vie (pour les Allemands parexemple, la défaite de 1918 et la grande crise économique).
Les motifs psychologiques avancés par Kaplan n’auraient pas contenté laphilosophe juive antisioniste Hannah Arendt, amie du philosophe allemandsympathisant des nazis, Martin Heidegger : d’après elle, les Juifs aussi ontleur part de responsabilité dans l’antisémitisme...
Tous les idéologues de l’antisémitisme, constate Kaplan, se contredisent entreeux : les Juifs n’ont pas de morale (Kant), ils en ont trop (Nietzsche,Maurras), ils sont contrerévolutionnaires (Marx), ils sont révolutionnaires(des “judéo-marxistes” pour les nazis), ils sont les rois de l’univers (Vigny,Proudhon, Drumont), ils sont misérables et persécutés (Pascal, Bossuet,Daniel-Rops).
“C’est précisément ce que nous voulons montrer dans l’étude de ces idéologies”,conclut l’auteur. “Une idéologie antisémite n’est pas une erreurintellectuelle, due à l’ignorance, à l’étourderie ou à la bêtise. C’est unepassion qu’on habille comme on peut, c’est-à-dire que non seulement elle estfausse, mais qu’elle n’est même pas plausible, de la part de celui quil’exprime, compte tenu de ce qu’il ne pouvait pas ne pas savoir et/ou de cequ’il a dit par ailleurs. Et cette non-plausibilité est le fait depersonnalités intellectuelles de premier plan, sinon de génie. La valeurintellectuelle ni le génie ne mettent pas à l’abri de la passion”.
De Renan à Sartre, en passant par Nietzsche 

Pour finir, quelques mots sur les“cas” dont nous avons parlé au début de notre revue.

- Renan : certes il est, selon Pierre-Andre Targuieff, l’inventeur del’antisémitisme en France, qui a une dette envers lui comme dit Zeev Sternhell(Drumont s’est référé à lui), mais celui qui a parlé de génie du christianismearyen a écrit autant de textes philosémites qu’antisémites : “ce pauvre Israëla passé sa vie de peuple à être massacré... toutes les nations et tous lessiècles l’ont persécuté” (l’Antéchrist).

- Nietzsche : peu d’auteurs se sont élevés avec autant de violence et aussisouvent contre l’antisémitisme que Nietzsche, bien que, dans la Généalogie dela Morale, il accuse les Juifs d’avoir joué un rôle fondamentalement néfastedans l’histoire de l’humanité, en posant les fondements de la morale defaiblesse judéo-chrétienne (seuls les misérables sont bons...) : “les Juifssont le peuple le plus funeste de l’histoire universelle”.

En contradiction complète avec ces propos, il fait un éloge sans réserve desJuifs, qualifiant l’antisémitisme de “bêtise” et de “maladie” : “il seraitpeut-être utile et juste d’expulser les braillards antisémites”. Il parle de“l’odieuse” littérature qui entend mener les Juifs à l’abattoir, en boucsémissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques etintérieures”. Ainsi contre le célèbre article de Wagner “le judaïsme dans lamusique”, il affirme la supériorité des musiciens juifs sur les musiciensallemands.

- Sartre : à la lecture de ses Réflexions sur la question juive (un des livresles plus célèbres critiquant l’antisémitisme), Albert Memmi s’est écrié : mais“le Juif existe, la judéité résiste”. On reproche à Sartre de réduire les Juifsà n’être que des hommes que les autres considèrent comme des Juifs et par conséquentà nier l’existence d’une réalité juive.
C’est oublier les premières phrases des Réflexions : l’antisémitisme, ce n’estpas une opinion, ou ce n’est que secondairement.

C’est d’abord une passion qui construit l’opinion par laquelle elle s’exprime. Onavoue rarement être guidé par la passion ou avoir des opinions nonobjectives...

L’excellent livre de Francis Kaplan relate en 400 pages l’histoire de laphilosophie antisémite, mais laisse la place intacte pour une autre étude,aussi importante, qui devra raconter l’antisémitisme d’aujourd’hui : unepassion déguisée, derrière l’antisionisme.

La passionantisémite - Habillée par ses idéologues, de Francis Kaplan, éditions du Félin,2011, 400 pages