L’hébreu pour les Nuls : déstockage !

Pas d’examen de niveau en hébreu dans l’enseignement secondaire, ni de note minimale obligatoire au bac : une chercheuse en langue hébraïque veut changer les choses

Hebreu 521 p1213 (photo credit: Reuters)
Hebreu 521 p1213
(photo credit: Reuters)
En route pour la première Assemblée générale du “Centre mondial pour la promotion de l’hébreu”, petit détour par le café Aroma. Les clients assistent à une scène assez courante dans le pays : la responsable crie sur un employé de cuisine et, lorsqu’elle lui tourne le dos, le jeune homme déverse un vocable peu commode à son encontre. Bonne introduction à la conférence sur le statut de l’hébreu dans le pays.
L’activité du Centre fondé par Nathalie Akoun ne prétend pas vouloir inculquer à tous un modèle de langue “supérieur”. Il s’agit, pour ce projet naissant et fort pour le moment de 16 membres, de s’attaquer aux institutions, aux lois et d’améliorer notre langage. Et de jouer le rôle, si l’on peut dire, d’agence de communication et de transmission pour la sauvegarde d’une langue qui a vu le jour au début du siècle : l’hébreu moderne. Le titre de la conférence “Oui à l’anglais, mais pas au détriment de l’hébreu”.
Petite plaisanterie entre les membres au début de l’assemblée : “Je pensais qu’on était dans le grand auditorium”. Ce à quoi Nathalie Akoun répondra : “La prochaine fois, c’est promis”.
Le laïus est simple
De son nom français, le “Centre mondial pour la promotion de l’hébreu” est tout jeune, et pourtant très ambitieux. Le statut de l’hébreu se détériore, aussi bien en Israël que dans le reste du monde. C’est pourtant la langue officielle avec l’arabe en Israël, celle donc de la communication, de la culture commune et de la citoyenneté. Or le pays assiste à un manque critique d’organisation pour soutenir la langue, entendons par là : défendre ses codes et sa noblesse. En Israël, à l’instar de l’Académie française, il existe l’Académie de la langue hébraïque (“Haakademia Lalashon Haivrit”), une institution étatique qui siège à Jérusalem, abritée par l’Université hébraïque.
Quel est son rôle ? Elle se restreint à fixer les usages de la langue, en d’autres mots les standards de la grammaire. L’institution est aussi à l’origine d’un dictionnaire historique de la langue hébraïque. C’est sous l’impulsion de David Ben Gourion, alors Premier ministre, qu’elle verra le jour officiellement en 1953. La loi délibère sur ses fonctions : recueillir et étudier le vocabulaire hébraïque de toutes les périodes et à tous les niveaux, mener des recherches sur les formes de l’hébreu et son histoire et guider le développement naturel de la langue en fonction des besoins et des possibilités dans tous les domaines, vocabulaire, grammaire, ponctuation et translittération.
Rien de foncièrement révolutionnaire visà- vis des académies linguistiques du monde entier, mais les Israéliens semblent n’en faire qu’à leur tête avec leur langue. Ils ont cette fâcheuse tendance à ne pas suivre les conseils prodigués par l’Académie hébraïque.
Notons par exemple les recommandations en matière de prononciation de l’hébreu moderne qui n’ont pas été toujours suivies. Aussi certains sons, comme le “Ain”, guttural, ont pratiquement disparu du langage parlé.
Halte à l’invasion étrangère
D’où la création du Centre mondial pour la promotion de l’hébreu. Un projet mu par la constatation qu’il n’existe aucun organisme pour veiller à l’application des préceptes de l’Académie, et encore moins d’intérêt porté à la dégradation de la langue au quotidien, sur le plan national comme international. Au contraire, en France, depuis 1958 existe la DLF (Défense de la langue française) qui se donne pour mission de protéger la langue. Selon la propre définition de l’organisme : “assurer la sauvegarde des qualités qui ont longtemps valu au français la précellence au sein des langues européennes, en s’opposant en particulier à l’invasion incontrôlée et nuisible des vocables étrangers”.
Pour être plus concis, il s’agit d’empêcher l’invasion de l’anglais dans le vocabulaire français.
Et cette initiative est apparue aussi nécessaire que naturelle pour la chercheuse française en langue hébraïque. Elle raconte : “En 2010, lorsque mon fils a passé le baccalauréat en Israël, quelque chose m’a paru invraisemblable. Les quotients obligatoires en France quant au français, n’existent pas concernant l’hébreu en Israël. En anglais, les élèves peuvent choisir un coefficient de 5 points. Mais l’hébreu reste lésé. Nous avons alors envoyé au ministère de l’Education une requête spéciale, demandant que le coefficient de mon fils au bac d’hébreu soit de 5. Cela nous a été refusé. Comment expliquez vous cela ?”
“On donne même des diplômes d’Etat à des gens qui ne parlent que peu ou prou l’hébreu, langue nationale officielle. Le statut de l’hébreu par rapport aux langues étrangères est inversé. Il semble qu’il y ait, selon le comité, une admiration pour la culture populaire américaine qui dépasse l’entendement. Jamais n’avons-nous vu un show télévisé d’origine américaine en hébreu. Pourrions-nous concevoir cela en France ?”
La mort d’une langue vivante ?
Les exemples fusent de l’assemblée. Un professeur lance : “On a même vu une lettre officielle de l’Université de Tel-Aviv envoyée aux doctorants écrite en anglais ! Elle ne concernait pas le cours d’anglais, mais seulement les inscriptions”. La plupart des thèses de doctorat en Israël sont rédigées en anglais.
Mais un intervenant rétorque : “C’est peutêtre justement le problème en France. Et ce qu’on reproche à la recherche, c’est surtout son défaut d’internationalisation.” Il est même difficile, voire impossible d’obtenir des équivalences de diplômes français à l’échelle internationale. “Comment concevoir des thèses rédigées en hébreu seulement ? Qui les lirait ?” Sur ce point, le comité invective. Son but : rechercher la pondération, non une telle radicalisation. On accorde beaucoup d’importance à l’apprentissage des langues étrangères à l’école, mais l’hébreu, pour sa part, souffre d’une négligence presque délibérée. Autre exemple donné : les psychométriques, l’examen qui permet d’entrer à l’université qui requièrt une note minimale en anglais pour être validé, mais pas en hébreu.
Tout le monde s’accorde pour dire que la politique linguistique israélienne est faible, et désintéressée de son sujet. Faire découvrir les richesses de la langue ne signifie pas livrer un combat contre les langues étrangères qui au contraire, selon Nathalie Akoun, nous aident à développer nos capacités linguistiques. En France par exemple, le désintérêt pour l’hébreu est tel qu’il n’existe plus d’AGREG et de CAPES dans la discipline, faute d’élèves. On voit venir la mort de la matière même à la Sorbonne, où les étudiants se font rares. Une professeure raconte que ses élèves de 17 ans ne connaissent pas certains mots basiques du dictionnaire hébraïque. Elle donne l’exemple du mot “Krav” (combat). “Ils m’ont tous demandé ce que cela signifiait pour finalement conclure “Ah ! Ça veut dire ‘fighting’” (combat en anglais). C’est un comble non ?”
Les textes étudiés sont trop durs par rapport au niveau des élèves. Mais selon le comité, il ne faut pas modifier les textes, mais bien le niveau de langue du pays. Il est rare de voir attribuer des mauvaises notes lorsque le niveau d’hébreu est critique dans des matières comme la physique ou la chimie, car seul le contenu importe. De surcroît, il n’existe pas d’examens oraux de la langue au lycée. Souvent même, l’hébreu prend une intonation qui ne lui est pas propre. Aussi arrive-t-il que l’on adopte un ton anglais ou français en s’exprimant, si bien que les règles linguistiques disparaissent. L’hébreu prend la forme qu’on veut bien lui donner, et ces maladresses sont progressivement et officieusement intégrées au langage d’origine biblique.
L’hébreu moderne : un patchwork
L’hébreu est une langue sémitique, apparentée au phénicien, à l’araméen et à l’arabe. Elle compte 8 millions de locuteurs environ, en Israël et en diaspora. Nous connaissons l’hébreu sous toutes ses formes d’abord biblique, puis celle de la Michna, qui connaît une évolution significative. A l’époque médiévale, la langue est reléguée aux choses de la culture uniquement. Ce n’est qu’au XXe siècle grâce au travail d’Eliezer Ben Yehouda, qu’elle renaîtra. Elle trouve sa genèse dans le fruit des réflexions de la période des Lumières juives, appelée “Haskala”, née sous l’impulsion de Moïse Mendelssohn en Allemagne. Une période dite d’assimilation, car les écrits du philosophe aboutissent à la conclusion d’une meilleure “intégration” juive dans leur environnement quotidien par la pratique d’une éducation “moderne”, ce qui sous-entend “laïque”.
En cela, la réutilisation de la langue hébraïque hors du contexte strict du culte religieux est vue comme nécessaire. De là naissent des “essais”, romans ou poésies, qui imitent le yiddish et empruntent à l’hébreu biblique ses racines. Panachage de quelques penseurs et écrivains, appelés aussi les “maskilim”, ou partisans de la Haskala (qui publient en 1793 le premier périodique en hébreu), l’hébreu moderne verra véritablement le jour avec Ben Yehouda.
Eliézer Perlman, de son vrai nom, naît en 1858 dans une petite ville de Lituanie. Il apprend à la yeshiva la grammaire hébraïque et lit en cachette le roman d’Avraham Mapou, L’Amour de Sion. Peu à peu, pendant ses voyages et ses études à Paris, il conçoit le projet de faire revivre cette langue qu’il admire. Il lance même un appel aux Juifs à parler hébreu dans un journal sioniste. En 1881, il part s’installer à Jérusalem et décide de ne s’adresser à ses proches qu’en hébreu.
Quelques années plus tard, il entreprend la rédaction du dictionnaire des termes réutilisables dans la langue parlée et moderne à l’aide du travail lexical des premiers Maskilim et grâce, sans conteste, à l’hébreu biblique. Il choisit la prononciation séfarade de l’hébreu antique, qu’il juge plus fidèle à la langue. Et emprunte certaines règles ainsi que du vocabulaire aux langues européennes, latines et anglo-saxonnes.
Ce n’est qu’en 1922, peu de temps avant sa mort, que le Thésaurus de la langue hébraïque ancienne et moderne sera publié. Peu à peu, les haredim ainsi que les mouvements sionistes se rallieront à la cause de l’hébreu moderne, d’abord très critiquée en tant que langue “sacrée”.
Programme d’action
Nathalie Akoun raconte que certains de ses étudiants sénégalais chrétiens ont montré le désir de créer un centre de culture juive et d’étude de la langue dans leur pays afin de promouvoir la lecture de la Bible en hébreu. Le but : développer des partenariats avec des organisations à l’étranger.
Elle, de son côté, s’emploie avec son comité à créer un lobby à la Knesset, en collaboration avec la députée Kadima Ronnie Tirosh, pour mener des actions plus efficaces, que ce soit dans les programmes et les livres scolaires, comme à l’université et dans la recherche. “Nous avons l’intention d’organiser des conférences, de faire entendre notre voix.” La mission est de parvenir à faire promulguer une loi comme celle qui existe en France. En effet, l’article 11 loi 4 août 1994 stipule que la langue d’enseignement obligatoire est le français, et ce partout, et l’article 6 d’ajouter que toute manifestation publique, colloque ou congrès doit être en français ou requiert une traduction officielle pour le public.
Il existe bien une loi en Israël, promulguée en 1993 et réactualisée en 2007, qui précise que la moitié des panneaux et affiches publics doivent être écrits en hébreu. Or, dans les faits, ce n’est pas du tout respecté. Le Centre ne prétend pas vouloir supprimer tous les panneaux en anglais, ni les annonces publiques. C’est d’abord impossible, et le combat n’est pas là.
Micro-trottoir très révélateur dans le quartier de la Moshava Haguermanit, à Jérusalem, très fréquenté par les Européens et Américains. Tamar, 19 ans : “C’est vrai qu’il y a une faiblesse de l’hébreu. La preuve, cela fait 5 ans que je suis là et mon niveau de langue est encore très faible. Pour tout vous avouer, je ne peux pas parler. En fait l’anglais me suffit ici. Tout est traduit, tout le monde le parle. C’est compliqué de se mettre à l’hébreu. Quand on essaye, on nous répond en anglais. La faute à qui ? Je ne sais pas.”
Chauvinisme ? Non !
Mais les membres du Centre n’ont-ils pas peur d’être taxés de chauvinisme ? La difficulté première semble être qu’Israël est un pays d’immigration où les langues sont multiples : l’arabe, le russe, l’espagnol, le français, l’anglais, l’amharique se rencontrent sur la place publique. L’hébreu est donc sans cesse confronté à vocabulaire étranger. Réponse générale : “Chauvinisme ? Non, bien au contraire”. Il s’agit de travailler avec ces contradictions. Le pays veut des prix Nobel. Cependant, l’hébreu ne nous permet pas un tel niveau d’internationalisation. La langue doit s’internationaliser, certes, mais parallèlement, la mondialisation ne doit pas l’affecter. Le Centre est donc à la fois un comité de défense, de protection, de transmission et d’amélioration de la langue hébraïque. Ce qui rassemble les seize membres autour de ce projet ? Un amour inconditionné de l’hébreu.
Conclusion de l’assemblée, tout le monde s’accorde sur l’avancée du projet, et soudain, une voix s’élève : “Quelle est la... la... deadline ?”