L’énigme Leonard Cohen

Chanteur, auteur-compositeur, poète et romancier, Leonard Cohen est un homme de contradictions.

3001JFR22 521 (photo credit: Mario Anzuoni/Reuters)
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(photo credit: Mario Anzuoni/Reuters)
Le problème, avec les personnalités énigmatiques(et surtout les artistes), c’est qu’il vaut parfois mieux qu’elles restenténigmatiques. Telle est la conclusion que l’on peut tirer de la lecture de latoute nouvelle biographie intitulée « I am your man », que la BritanniqueSylvie Simmons consacre à Leonard Cohen. Autrement dit, la lecture de cettebiographie extrêmement documentée m’en a appris sur Leonard Cohen davantage queje ne souhaitais en savoir, avec des détails que j’aurais préféré ignorer.
Voilà plus de 50 ans que le chanteur, auteur-compositeur, poète et romancierattire l’attention des médias. Tout commence au début des années 1960, quand ilquitte sa Montréal natale pour échapper à la curiosité médiatique suite à laparution de son premier livre, et se réfugie dans la petite île grecqued’Hydra, où il vivra de nombreuses années.
De là à affirmer que Leonard Cohen refuse la publicité, il n’y a qu’un pas,qu’il faut se garder de franchir. Au fil des ans, et même à l’époque où ilméditait au sommet d’une montagne parmi les moines d’un monastère bouddhistezen, il s’est toujours rendu disponible pour des interviews.
Et, si l’on en croit Sylvie Simmons, journalistes et fans, réalisateurs dedocumentaires, musiciens et poètes, amis et connaissances, tous trouvent Coheninvariablement courtois, poli, modeste, drôle, gentil, humble et plein desollicitude, bien éduqué et cultivé.
Combien de célébrités mériteraient de tels qualificatifs ? Ce qui n’empêche pasLeonard Cohen, 78 ans depuis septembre dernier, de rester un mystère. Celatient en grande partie, bien sûr, à ses poèmes et chansons, qu’il veuténigmatiques et qui combinent spiritualité, sensualité, angoisse, extase, amouret perte, exprimés d’une façon qui le positionne, au bout du compte, quelquepart entre Federico Garcia Lorca et Khalil Gibran.
Excès et surconsommation en tous genres
Voilà donc un homme fait decontradictions : un homme qui s’accroche avec acharnement à son judaïsme (ilallume les bougies tous les vendredis soirs et n’a jamais voulu changer sonnom), mais s’immerge, selon les périodes, dans l’hindouisme – rendant denombreuses visites à un gourou en Inde –, dans la scientologie, dans lecatholicisme de sa ville natale – « J’aime Jésus, je l’ai toujours aimé, mêmequand j’étais gosse ». Et surtout dans sa relation avec son professeur depensée zen en Californie, une proximité qui l’a amené à passer cinq ans de savie dans un austère monastère surplombant Los Angeles et à être ordonné moinebouddhiste.
Les autres contradictions et les énigmes abondent : sa dévotion périodique aujeûne, qu’il entrecoupe de virées chez McDonald’s, ses années de dépendance àl’alcool, au tabac et à la drogue, y compris aux amphétamines et au LSD, et sespériodes d’abstinence, tout aussi longues. Ses relations prolongées et intensesavec de nombreuses femmes, qu’il n’a jamais épousées, mais qui sont toutesdevenues des amies (et dont il a eu deux enfants). Son sens civique, qui l’apoussé à annuler la publication de son troisième roman, alors qu’il en étaitdéjà au stade des épreuves. Son bref partenariat avec le producteur Phil Spector.Sa négligence, qui a permis à son manager de vider son compte en banque,prélevant quelque 8 millions de dollars (en récompense, son récent come-back,une tournée mondiale lui a permis d’engranger 50 millions de dollars en 3 ans).
Ses lubies politiques, qui l’ont amené à se rendre à Cuba pour témoigner sonadmiration à Fidel Catro, son salut nazi sur scène à Hambourg, son arrivéeprécipitée en Israël quand la guerre de Kippour a éclaté, avec l’intention des’engager dans Tsahal (en fin de compte, il chantera pour les soldats aux côtésd’Oshik Levi, de Matti Caspi et d’Ilana Rovina).
En Terre promise : un accueil enthousiaste 
En Israël, Leonard Cohen a toujourseu un public de fidèles, comme il en avait un en Europe, en Australie et auCanada. Les Etats-Unis, eux, ont mis plus de temps à l’apprécier. En refusantl’un de ses albums, le directeur d’une maison de disques new-yorkaise lui ad’ailleurs dit : « Leonard, nous savons que tu es très bon, mais nous ne savonspas si tu vaux quelque chose ». Un autre lui a fait observer que ses titresétaient si démoralisants qu’il faudrait les glisser dans les emballages delames de rasoir qu’achètent les gens qui veulent se trancher les veines.
Les relations de Leonard Cohen avec Israël ont toujours été mitigées. Lors deson premier voyage à Hydra, il a fait escale en Israël, mais n’y est restéqu’une journée. Les concerts qu’il a donnés ensuite dans le pays ne l’ontjamais vraiment satisfait. Une fois, il s’est même effondré psychologiquementet a annoncé ensuite qu’il ne se produirait plus en Israël.
Il y est malgré tout revenu quelques années plus tard, lors d’une de sestournées internationales triomphales, et son public de fans lui a fait unaccueil plus qu’enthousiaste.
Après des années de hauts et de bas, de profondes dépressions et de retraitetotale loin du monde, de doute, de ruptures, de confusion religieuse, et j’enpasse, il est réconfortant de voir Cohen revenir sur le devant de la scène avecune vigueur renouvelée, acclamé par le public du monde entier et respecté parses collègues du show-business. (Son succès, « Hallelujah », a été repris par300 chanteurs.) Il ne compte plus les récompenses et distinctions honorifiquesqui lui ont été décernées, mais cela ne l’empêche pas de continuer à beaucouptravailler et à écrire des chansons comme il l’a fait tout au long de sa vie.
Un gamin avec un rêve fou 
Sylvie Simmons est née à Londres, mais vit à SanFrancisco.
Elle a réalisé un travail de documentation exhaustif, avec plus de 100interviews, dont celle de Leonard Cohen luimême, bien sûr, qu’elle a rencontrébien des fois et auquel elle a posé des questions dérangeantes. Dans sesréponses, le chanteur alterne entre vraie candeur et fausse timidité.
L’auteur a une belle plume. Il n’y a qu’à lire cette présentation duseptuagénaire au début d’une éprouvante tournée mondiale pour s’en convaincre :« Le voilà sous les projecteurs, avec son costume chic, son borsalino et seschaussures qui brillent, ressemblant à un rabbin qui se doublerait d’uncrooner, à un truand élu par Dieu. Il est flanqué de trois chanteuses et d’unorchestre de six musiciens, qui portent presque tous costume et chapeau, commes’ils jouaient dans un casino de Las Vegas. La musique commence à s’élever. » «Leonard abaisse son borsalino sur son front, prend le micro comme s’ilsaisissait une offrande et se met à chanter… » « Puis il annonce au public,comme il le fera ensuite devant des centaines d’autres publics, que la dernièrefois qu’il a fait cela, il avait soixante ans et qu’il n’était alors qu’ungamin avec un rêve fou. » Toujours est-il que les lecteurs qui sont plusintéressés par le côté littéraire de Leonard Cohen feraient bien d’allerdirectement à la source. Son roman intitulé Jeux de dames, publié en 1963,évoque le milieu juif aisé de Montréal, dans lequel il a grandi ; Les perdantsmagnifiques, plus ambitieux et paru en 1966, est la méditation mémorable d’unjeune Juif laïc de Montréal obsédé par la vie d’un Indien d’Amérique convertiau christianisme au XVIIIe siècle et qui vient d’être béatifié par l’églisecatholique.
Pour la poésie de Leonard Cohen, on peut consulter, en français, Le livre dudésir, paru en 2008 aux éditions du Cherche-Midi ou, mieux, en anglais, LeonardCohen : Poems and Songs, publié l’an dernier. Ce petit volume comporte 243pages de vers recueillis par Robert Faggen et couvrant toute la carrière deLeonard Cohen. On y trouve les paroles de ses chansons les plus connues, despoèmes inestimables… et aussi beaucoup d’énigmes.