« Mes films ont besoin d’une culture qui permette une lecture sophistiquée »

Rencontre avec le réalisateur Amos Gitaï à la Cinémathèque de Jérusalem, à l’occasion de l’exposition Parcours. Une vingtaine d’arrêts sur images recomposant l’oeuvre de cet « architecte de la mémoire ».

P21 JFR 370 (photo credit: Yohav OREMIATZKI)
P21 JFR 370
(photo credit: Yohav OREMIATZKI)
En pénétrant dans les étages inférieurs de la cinémathèque ce vendredi 5 juillet, on trouve le réalisateur culte Amos Gitaï discutant tranquillement avec des amis, entre deux interviews. L’ambiance est bien moins formelle que celle des vernissages parisiens. L’espace est bruyant : le corridor, où sont exposées 18 images sur grands carrés de soie, tirées de la filmographie du cinéaste israélien et choisies par lui, s’ouvre à la fois sur une buvette et un large balcon.
Parcours est tout sauf une rétrospective chronologique. Cette petite expo, jouant sur les mises en relation poétiques et les sauts temporels, offre une nouvelle séquence au visiteur. Un néophyte pourrait envisager ces images tantôt comme de la photo d’art (le portrait de Nathalie Portman extrait de Désengagement – 2007), tantôt comme du photoreportage (Kippour – 2000 ou Journal de Campagne – 1981).
Amos Gitaï, 62 ans, débarque tout juste de New York. Le Festival du film de Jérusalem a débuté la veille et il regrette d’avoir manqué Hunting Elephants de Reshev Levy, en ouverture. Fidèle à son habitude, il est habillé de noir, des pieds à la tête : de ses lunettes de soleil à son costume un peu froissé, de son tee-shirt hors d’âge à ses baskets. On le retrouve sur l’un des balcons de la cinémathèque pour une interview alternant entre l’anglais et le français. L’artiste parle d’égal à égal, d’une voix apaisante, voilée et légèrement monotone. « Le festival fête ses 30 ans et les 10 ans de la rétrospective en images de mes films qui avait déjà eu lieu au Centre Pompidou, à Paris. »
Cinéaste critique 
Quel meilleur endroit que la Cinémathèque pour évoquer son œuvre à la fois fictionnelle et documentaire ? En panoramique : les jardins de Yemin Moshe à gauche, le mont Sion et les murs de la vieille ville côté arménien en face, et à l’est, les collines d’Abou Tor. A perte de vue, on distingue parfaitement ce jour-là les brumes de chaleur de la mer Morte.
Amos Gitaï, dont le prochain projet a été tourné « en un seul plan-séquence, dans un quartier de Jaffa où Juifs et Arabes se côtoient », questionne l’identité d’Israël depuis les années 1980, au moyen de personnages jusqu’alors marginalisés par la première époque du cinéma israélien. Dans le documentaire Bayit (1980), censuré à l’époque par la télévision israélienne, il racontait déjà l’histoire d’une maison de Jérusalem ayant appartenu successivement à des propriétaires arabes et juifs. « Je crois que le film a encore tout son sens », note-t-il.
« Jérusalem est un centre spirituel important et une ville chargée d’émotion, mais alors qu’en hébreu son nom signifie ‘‘la ville de la paix’’, on a rarement connu la paix ici. Il est donc peut-être temps de commencer. » Gitaï, un partisan de la paix : ce n’est un secret pour personne.
Il y a 40 ans, pendant la guerre de Kippour, son hélicoptère est touché par un missile syrien, dans le Golan, le jour de ses 23 ans. L’engin s’écrase, mais le secouriste qu’il est survit miraculeusement. « La guerre de Kippour marque, selon moi, la fin d’un âge de l’innocence israélienne », analyse l’ancien soldat dont le prénom signifie en hébreu « porteur ». « À partir de là, les Israéliens sont devenus plus méfiants envers leurs dirigeants ».
Le réalisateur a été précurseur en remaniant dans son œuvre le traumatisme de la guerre. Une vague de cinéastes à la démarche identique – dits « de gauche » par leurs contempteurs – s’est étoffée ces dernières années. On retient l’onirique et psychanalytique Valse avec Bachir (2008) d’Ari Folman, ou le moins profond, mais réaliste au possible Lebanon (2009) de Samuel Moaz, en caméra embarquée dans un tank. Gitaï cite quant à lui Ran Tal comme « l’un des documentaristes actuels les plus doués ».
« Il n’y a pas qu’en France que je suis apprécié »
Sans être aussi subversif qu’un Avi Mograbi, Amos Gitaï n’a jamais hésité à mettre son pays devant ses contradictions. Vu l’ampleur de son œuvre et son caractère à la fois politique et plastique, les Français sont friands de ce francophone, vivant entre Paris et Haïfa où il est né.
Mais l’artiste déjoue d’emblée l’image d’un « cinéaste israélien des Français ». « Il n’y a pas qu’en France que je suis apprécié », fait-il remarquer. « Mes films ne sont pas des objets de consommation ; ils demandent un degré d’interprétation important. Dès qu’on a un public qui a cette envie et cette capacité d’interpréter, que ce soit à New York, en France, au Japon, ou même en Inde, en Chine, et bien sûr en Israël, la réaction est intéressante. Mes films ont besoin d’une culture qui permette d’avoir une lecture sophistiquée. »
Le travail de Gitaï est souvent comparé à de l’archéologie, bien qu’il soit en fait titulaire d’un doctorat d’architecture de l’université de Berkeley, haut lieu de la contre-culture californienne. « Je crois que la réalité est faite de plusieurs strates. Nous devons donc creuser pour les retrouver, et c’est seulement à ce moment qu’on peut comprendre une portion du réel. »
En 2012, il consacre ainsi dans Lullaby to my Father, un film documentaire à la gloire de son père, Munio Weintraub, ancien architecte du Bauhaus allemand. Une sorte d’archéologie affective où il retrace un parcours qui va de la prison en Allemagne à l’expulsion en Suisse, pour finir en Israël en 1935.
« Architecte de la mémoire » 
Amos Gitaï se définit comme un « architecte de la mémoire ». Or, d’une mémoire altérée par la transmission du traumatisme de la Shoah, il était question dans Plus tard tu comprendras (2008), l’histoire de Jérôme Clément, ancien patron de la chaîne franco-allemande Arte. Gitaï y filme un conflit muet, une incapacité à transmettre autrement que par l’évitement, qui oppose et rassemble la mère et le fils joués par Jeanne Moreau et Hippolyte Girardot.
« C’est vraiment un film sur ce que les Français appellent le ‘‘non-dit’’, qui est une forme de transmission », explique Gitaï. « On peut transmettre un traumatisme en disant à la génération suivante : ‘‘tu dois te rappeler que nous avons subi telle expérience’’. Mais l’autre manière de transmettre un traumatisme est moins directe. C’est de ne pas dire aux enfants ce qui s’est vraiment passé, tout en les encourageant de la manière la plus élaborée qui soit à faire leur propre travail de mémoire. Le film parle de cette dernière forme de transmission où, en ne voulant pas marquer au fer rouge leurs enfants, les parents les ont parfois très intelligemment poussés à mener leur propre enquête. »