Des missiles aux PillCam

La même matière grise qui donne naissance aux avancées militaires pour nous protéger, génère également les technologies civiles qui nous facilitent la vie.

Le Dôme de Fer en action près d'Ashdod (photo credit: REUTERS)
Le Dôme de Fer en action près d'Ashdod
(photo credit: REUTERS)
La poussière de l’opération Bordure protectrice n’est pas encore retombée. Le lourd tribut des morts et des blessés, des deux côtés de la frontière, n’est pas encore arrêté. Mais l’impact économique direct et indirect a commencé à faire parler de lui.
Le coût économique de l’opération, en date du 3 août, était estimé à six milliards de shekels. Le budget du gouvernement 2014-2015 est très en retard et tous les discours sur les coupes budgétaires dans celui de la Défense font place aux discussions sur les milliards supplémentaires nécessaires à l’armée israélienne. Israël a déjà demandé aux Etats-Unis une rallonge de 225 millions de dollars pour de nouvelles pièces du Dôme de fer. Celui-ci est coproduit aux Etats-Unis et en Israël : 40 à 50 % de ses composants sont fabriqués par Boeing.
Un économiste, dit-on, connaît le coût de tout et la valeur de rien. Il y a certainement du vrai là-dedans. Il est beaucoup plus facile de mesurer les coûts que les bénéfices. Mais y aurait-il des retombées positives, pour l’économie civile, aux investissements considérables d’Israël dans le matériel et la technologie militaires ? L’histoire offre de nombreux exemples en la matière. On sait que les Romains ont construit des routes pour accélérer le transport des troupes, lesquelles ont aussi servi plus tard aux civils, certaines même jusqu’à ce jour. L’Internet a d’abord été développé par la DARPA (Agence de recherche de pointe du ministère de la Défense américain) sous le nom d’ARPANET.
Mais qu’en est-il chez nous ? Pour trouver la réponse, nous avons rencontré quatre anciens ingénieurs et cadres supérieurs de Rafael Advanced Defense Systems Ltd, le premier fournisseur de l’armée israélienne, à l’origine du Dôme de fer et de nombreux autres systèmes de pointe.
Une idée complètement dingue
Rafael est aujourd’hui une entreprise publique, dont les ventes se sont élevées à 2,05 milliards de dollars (7,4 milliards de shekels) en 2013, soit une hausse de 15 % par rapport à 2012. Ses bénéfices sont considérables : plus de 100 millions de dollars l’an dernier. Elle emploie 7 000 travailleurs et génère également de nombreux emplois dans la chaîne de son important réseau de sous-traitants. Son carnet de commandes atteint 4,1 milliards de dollars, soit près de deux ans de chiffre d’affaires. Sans doute en raison du Dôme de fer, le système antimissile développé par Rafael. « Un des systèmes de défense militaire le plus impressionnant de ces 20 dernières années », écrit Mitchell Osak dans le Financial Times de Londres.
En dehors du nombre extrêmement élevé de vies sauvées et de maisons épargnées grâce à l’efficacité de Kipat Barzel, celui-ci a-t-il également des retombées économiques intéressantes sur le plan civil, comme d’autres technologies militaires très coûteuses ?
Rafi Navé, vice-président de Given Imaging, après une longue carrière chez Intel, raconte comment des missiles guidés peuvent devenir des « PillCam ». Ces capsules de taille minuscule ont été mises au point par Given Imaging et permettent, une fois avalées, de filmer le système gastro-intestinal.
L’idée de la capsule est venue d’une requête du Dr Eitan Skapa de l’hôpital Assaf Harofé. Pendant son année sabbatique à Boston, il avait pour voisin le Dr Gavriel Iddan, ingénieur en chef de la division de missiles de Rafael. Iddan avait travaillé au développement des autodirecteurs infrarouges pour missiles air-air de Rafael. Et si les capteurs du missile pouvaient être infiniment réduits et miniaturisés pour remplir une fonction similaire à l’intérieur du corps humain ? Cette conversation a eu lieu en 1982.
C’était une idée complètement dingue et impossible, le genre de culot qui conduit souvent à des percées étonnantes ou à des échecs colossaux. Il faudra 16 ans pour réunir les fonds nécessaires et donner corps à cette idée, explique Navé. Iddan et le Dr Gavriel Meron fondent Given Imaging en 1998, avec le soutien financier de Rafael et Elron Electronic Industries.
L’approbation de la Food and Drug Administration américaine a été accordée en 2001. La petite PillCam ressemble vraiment à un petit missile guidé, avec un capteur qui enregistre les données et les transmet à un récepteur externe.
De dignes rejetons
Iddan est le premier de plusieurs « dignes rejetons » de Rafael, souligne Giora Shalgi, ancien PDG de l’entreprise. Lorsqu’il dirigeait la Division des missiles, ce dernier avait lancé un programme destiné aux personnes particulièrement créatives : l’entreprise leur accorde une grande liberté de travail dans les projets de leur choix, tant que cela reste compatible avec l’éthique de Rafael.
Selon Navé, aucune technologie militaire n’a été incorporée directement dans la PillCam. « Les technologies actuelles utilisées dans le prototype et les produits n’ont pas été empruntées aux technologies militaires, mais plutôt aux produits de consommation et pratiques médicales », explique-t-il. « Mais la créativité, les compétences et la motivation acquises à Rafael par les fondateurs de Given Imaging, ont joué un rôle clé. »
C’est ce que l’on peut retenir des vétérans de Rafael : l’expérience de la recherche militaire donne naissance à des inventions incroyables pour nous les civils, même si la technologie militaire elle-même ne trouve pas d’application directe.
Le Dr Reuven Eshel a dirigé la Division des missiles avant de devenir vice-président et chef de la recherche et du développement de Rafael. Il explique comment, depuis plus de 30 ans, Rafael cherche à monter des entreprises civiles pour compenser les hauts et les bas de l’industrie de la Défense – une tactique adoptée également par Israel Aerospace Industries.
Eshel cite la Rafael Development Company (RDC), une filiale formée par Rafael et Elron Electronic Industries et dirigée par Reuven Krupik. Celui-ci se retrouvera plus tard à la tête de Clal Biotechnologies, et y connaîtra le succès commercial.
Le principe de base, souligne Eshel, est de combiner experts en matière de technologie militaire et spécialistes de la mobilisation de capitaux, de la vente et du marketing. Given Imaging et Galil Medical – qui a mis au point des dispositifs pour la chirurgie cryogénique (à basse température) – figurent parmi les start-up civiles issues de RDC qui ont réussi.
Manque de culture organisationnelle
Shalgi ajoute que la tentative initiale de Rafael pour pénétrer le marché civil s’est faite via une filiale nommée Galram, fondée dans les années 1980. Celle-ci a échoué car, comme on l’a compris plus tard, Rafael « ne possédait pas la culture organisationnelle » nécessaire pour vendre des produits commerciaux.
Fort de cette leçon, RDC a été créée comme joint-venture avec un partenaire, Elron, qui a apporté les fonds et la connaissance du marché à la technologie de Rafael.
A la liste des succès de RDC, Shalgi ajoute 3DV, créateur de la vidéo en 3D et Medingo, inventeur d’une pompe à insuline pour diabétiques.
La plus importante contribution de Rafael au monde de l’entreprise israélien reste cependant le nombre impressionnant de « diplômés » de Rafael à avoir lancé des start-up. Parmi eux, le Dr Shimon Eckhouse, un entrepreneur en série qui a monté une chaîne de sociétés très prospères, après avoir pris sa retraite de Rafael à 55 ans. Vu son âge, il ne pouvait pas se permettre d’échouer, explique-t-il. Il lui fallait mettre rapidement sur le marché des produits aisément commercialisables.
« Au lieu de l’acceptation tranquille de la doctrine et de la tradition, rencontrée dans la plupart des autres armées », peut-on lire sous la plume d’Edward Luttwak, cité dans le livre de Dan Senor et Saul Singer Start-up nation, « la croissance de l’armée israélienne a été marquée par un tumulte d’innovation, de controverse et de débat ».
C’est doublement et triplement vrai pour les équipes d’ingénieurs et de cadres de l’Administration pour le développement des armes et de l’infrastructure technologique (Mafat sous son acronyme hébreu), un organisme géré conjointement par l’armée israélienne et le ministère de la Défense, qui dirige la division de recherche et de développement de Tsahal et emploie et dirige les sous-traitants, dont Rafael est un des plus importants.
La fabuleuse histoire du Dôme de fer
En 2004, le brigadier-général Daniel Gold prend la tête de Mafat. Ardent partisan du projet Dôme de Fer, il devra contourner les règlements de l’armée pour commencer à financer le projet. La recherche et le développement du système d’interception démarrent en 2005, quand Gold choisit Rafael au détriment de son concurrent américain Lockheed Martin.
En 2007, le ministre de la Défense d’alors, Amir Peretz, décide d’approuver le projet en dépit de l’opposition féroce de Tsahal et du gouvernement. Le Congrès américain contribue à son financement pour une part importante : 900 millions de dollars à ce jour.
Le Dôme de fer passe de l’esquisse à la phase opérationnelle de combat en moins de quatre ans : il est déployé pour la première fois le 27 mars 2011, un temps extrêmement court pour un système de défense aussi complexe et totalement nouveau, conçu à partir de zéro.
Comment est-ce possible ? Un ancien ingénieur de Rafael raconte l’histoire de l’intérieur. Elle met en lumière les mêmes éléments créatifs à l’origine des innovations civiles révolutionnaires de la nation start-up.
« Tout a commencé en 2000 avec les premières roquettes Kassam lancées contre la ville de Sdérot, une ville de 26 000 habitants », confie-t-il. « Sdérot est seulement à quelque trois kilomètres de la ville de Beit Hanoun dans la bande de Gaza. Elle fait, depuis, l’objet d’attaques constantes. De talentueux ingénieurs de Rafael mettent alors au point le système d’alarme anticipé connu aujourd’hui sous le nom de « couleur rouge» (Tséva adom), qui donne aux habitants 10 à 15 secondes pour atteindre les abris avant que les roquettes ne tombent.
Mais un petit groupe d’ingénieurs et de scientifiques de la fameuse Division des missiles de Rafael se réunit de manière informelle pour trouver une solution plus solide au problème des Kassam. Ce sont eux qui ont en fait défini le produit (Dôme de fer) et rédigé les exigences opérationnelles basées sur des simulations très poussées, qui ont conduit à l’élaboration d’algorithmes clés nécessaires pour permettre au Dôme de fer d’intercepter et détruire les roquettes Kassam, Grad et Fajr-5 dans les airs. Tout cela est le fruit d’un lien étroit et d’une coopération unique entre l’industrie, l’opérateur de systèmes de Tsahal et les experts du ministère de la Défense. »
Exemple de cette collaboration : le logiciel de Kipat Barzel, développé par mPrest, petite compagnie de software de Petah Tikva.
Le logiciel mis au point très rapidement par mPrest est capable d’utiliser les données du radar qui permettent de suivre les roquettes ennemies (développé par Elta/Israël Aerospace Industries), tracer leur trajectoire, calculer où elles vont atterrir, décider si oui ou non les intercepter, et, si oui, les intercepter et les détruire. Le tout sans intervention humaine et en une fraction de seconde. Le Dôme de fer prenait forme.
Les clés du succès
Il s’avère que tous les éléments innovateurs à l’origine du Dôme de fer sont aussi ceux qui conduisent les start-up civiles au succès. La recherche et le développement militaires ne débordent peut-être pas forcément sur le domaine civil (à quelques exceptions près), mais l’on retrouve dans l’un et l’autre cas plusieurs processus identiques qui mènent au succès.
L’urgence : il était clair dès le départ que les tirs de roquettes en provenance de Gaza augmenteraient en volume et en fréquence. Il n’y avait pas de temps à perdre. Les start-up  civiles gagnantes ont la même urgence désespérée.
L’improvisation : les ingénieurs de Kipat Barzel ont pris beaucoup de raccourcis pour gagner du temps. Une source publiée sur Internet a raconté cette histoire remarquable : « Le temps et les contraintes budgétaires nous ont obligés à nous creuser la tête. Certains éléments du système ont coûté 40 fois moins cher que les pièces que nous achetons normalement. Le Dôme de fer est le seul missile au monde à contenir des pièces de chez Toys R Us. Un jour, j’ai amené au travail la voiture miniature de mon fils. Nous l’avons fait circuler entre nous. Nous avons vu qu’il y avait des éléments qui pouvaient nous servir. Je ne peux pas vous en dire plus. »
Un personnel de qualité : les ingénieurs de Rafael se sont battus pour faire partie de l’équipe de développement. Beaucoup possèdent une expérience précieuse acquise dans le développement de plusieurs générations de missiles air-air et autres. Cette équipe hyper motivée était donc en mesure de soutenir des charges de travail très lourdes et des délais serrés.
De toutes petites équipes : le groupe d’ingénieurs et de scientifiques travaillant sur le projet Dôme de fer était très réduit, beaucoup plus petit que de coutume dans de tels projets. Ceci a simplifié et accéléré la gestion du projet.
Les bonnes décisions : un grand nombre de décisions cruciales sont prises dans de tels projets de développement. Un mauvais choix peut faire tout couler. L’équipe de Kipat Barzel a fait les bons choix, et, apparemment, l’a fait efficacement.
Expérience : parfois, pour savoir ce qui va fonctionner ou pas, il faut faire des essais. L’équipe de Dôme de fer a fait de nombreux essais et suivi la maxime de Thomas Edison : « Une expérience ratée est tout simplement un pas de plus vers le succès. »
« Ça ne marchera pas » : rien de tel pour motiver les entrepreneurs israéliens que cette simple phrase. Osak, journaliste du Financial Times, cite un membre de l’équipe du Dôme de fer qui déclare : « Nous devrions peut-être remercier les médias parce que, quand on lit un article cynique on se dit “On va leur montrer” et on s’attaque au projet revigoré. »
Collaborer avec l’utilisateur final : le Dôme de fer a été développé en étroite collaboration avec les unités sur le terrain amenées à terme à utiliser et exploiter le système. C’est vrai, en général, pour la recherche et le développement militaires en Israël, qui, malheureusement, ont de nombreuses occasions de faire des essais sur le terrain en combat réel.
Bombardements d’idées nouvelles
Eshel ajoute « le soutien de la direction » à cette liste. « L’équipe a obtenu la priorité tant financière que technologique de la direction de Rafael chaque fois que cela s’est avéré nécessaire. »
Il apparaît également que les vétérans des unités d’élite de technologie du renseignement militaire de Tsahal, comme celle connue sous le nom 8200, entre autres, génèrent des dizaines de start-up civiles qui rencontrent le succès.
Dans cette unité, les simples soldats bombardent leurs officiers supérieurs d’idées nouvelles. Si celles-ci sont approuvées, ils reçoivent un budget et une équipe pour diriger et gérer le projet qu’ils ont développé. A la fin de leur service, ils ont déjà plusieurs start-up à leur actif. Quand ils sont prêts à démarrer leur propre compagnie dans la vie civile, ils possèdent déjà une grande expérience pratique.
Tel est le cas par exemple de Check Point Software Technologies Ltd, société israélienne leader dans le marché des pare-feu pour les réseaux internes. Elle a été fondée en 1993 par trois amis qui ont tous travaillé pour une unité de technologie de Tsahal. A leur tête, Gil Shwed en est encore le PDG aujourd’hui. Au sein de leur unité, Shwed avait mis au point un logiciel de pare-feu sophistiqué. Une fois leur service militaire terminé, Check Point a vu le jour et mis en vente son logiciel destiné à des utilisateurs civils. Aujourd’hui, ses revenus annuels atteignent environ 1,4 milliard de dollars.
Résoudre un problème militaire clé
La tendance mondiale est aujourd’hui à la baisse des dépenses militaires (surtout aux Etats-Unis et en Europe) : les gouvernements se battent en effet pour contrôler les déficits budgétaires. D’où la pression sur les entreprises leaders dans le secteur de la Défense, dont les entreprises israéliennes, qui trouvent les marchés d’exportation moins favorables.
Une des solutions est de trouver des débouchés pour transformer la technologie militaire à des fins civiles. Pas facile, mais porteur d’un potentiel énorme.
Elbit Systems est une société israélienne qui développe des systèmes d’armement sophistiqués, des équipements de communication et des systèmes de contrôle et de commande à usage militaire. Selon Yoram Gabison, journaliste au journal économique de Tel-Aviv The Marker, le PDG d’Elbit Betsalel (Butsi) Machlis, qui a repris l’entreprise il y a un an, entend augmenter le chiffre d’affaires des ventes civiles d’Elbit d’un cinquième du total des ventes en cinq ans.
Elbit a développé une technologie qui permet de résoudre un problème militaire clé : comment fournir d’énormes quantités d’énergie pour les canons laser ou les satellites lanceurs, rapidement et massivement, sans câbles. Selon Gabison, le « super-condensateur » d’Elbit peut fournir 10 000 ampères avec juste un tout petit appareil. Celui-ci pourrait servir à recharger les bus ou les tramways électriques, lorsqu’ils s’arrêtent pour prendre des passagers, sans câbles, en seulement 30 secondes. Une puissance suffisante pour un trajet de deux kilomètres avant le prochain arrêt. Adieu les fumées de diesel. Un projet pilote est en cours de planification pour une ligne de bus israélien.
Un fardeau très lourd
Selon l’Institut de recherche sur la paix de Stockholm, Israël consacre 14,6 milliards de dollars pour la Défense chaque année, un peu moins que la Turquie, une nation 10 fois plus peuplée qu’Israël, et l’équivalent de plus de 6 % de son PIB. Un fardeau très lourd pour un petit pays, bien que de toute évidence indispensable.
En revanche, les Etats-Unis dépensent environ 682 milliards de dollars pour la défense chaque année, soit 4,4 % du PIB américain, l’équivalent de 40 % des dépenses totales de la défense mondiale. C’est énorme ! Dans un monde en proie à la faim, la pauvreté et la maladie, les sommes colossales consacrées à l’armement sont tout simplement ridicules, une faillite de l’humanité.
Isaïe prophétisait qu’un jour les épées seraient transformées en socs de charrue et les lances en serpes d’élagage. Il a peut-être sous-estimé les difficultés au vu des armes d’aujourd’hui, même si les missiles se transforment parfois en PillCam.
Peut-être, en Israël, pouvons-nous nous consoler en sachant que la même matière grise, à l’origine de la technologie militaire, protège nos maisons et nos familles, et crée également les technologies civiles de la nation start-up, pour prolonger et enrichir nos propres vies et celles de nos frères humains partout dans le monde. 
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