Berlin-Jérusalem : relations passionnelles ?

A l’occasion de la visite en Israël du président allemand, Joachim Gauck, retour sur plus de 60 ans de relations tumultueuses entre deux nations au lourd passif

Le président d’Israël Shimon Pérès et son homologue allemand (photo credit: © Gali Tibbon/Reuters)
Le président d’Israël Shimon Pérès et son homologue allemand
(photo credit: © Gali Tibbon/Reuters)

Elle est chercheuse à l’Université d’Ohio, aux États-Unis,mais également une figure de premier plan du programme Fulbright, du centred’Etudes allemandes et européennes à l’Université de Haïfa. Le Jerusalem Post avoulu connaître sa vision des relations israélo-allemandes, depuis la Secondeguerre mondiale. Carole Fink a accepté de revenir sur ce lien bilatéral pastout à fait comme les autres.

En dépit d’un passé des plus houleux, l’Allemagne est aujourd’hui considéréecomme un des alliés les plus solides d’Israël en Europe.Certes, Berlinpoursuit une politique de “rééquilibrage géopolitique”, irritante pour bien desdescendants de victimes de la Shoah. Mais elle contribue également à la défensed’Israël, en particulier au sein de la marine militaire, notamment par laconstruction et la subvention de sous-marins, que beaucoup prévoient commeindispensables dans un prochain conflit ouvert avec un Iran nucléaire.
Quelles étaient les inclinaisons de l’Allemagne envers Israël avantl’Ostpolitik [Politique de partenariat privilégié avec les pays d’Europe del’Est débutée par Willy Brandt en 1969] ?

 Ce qui est intéressant, c’est que juste après la guerre, ily a eu un grand silence. Chaque côté était occupé à panser les plaies de lacatastrophe qu’il venait de vivre. Il a fallu attendre 1952 - pour tout un tasde raisons compliquées - pour que l’Allemagne de l’Ouest et Israël ratifient auLuxembourgun Accord de Réparations.

Quelles ont alors été les réactions en Israël ?

 Les plus grandes protestations qui soient. Aucune des deuxparties n’était vraiment enthousiaste quant à cet accord. Israël peinaitfinancièrement à intégrer l’afflux de tous ces Juifs rescapés des camps, maisaussi du monde arabe. L’Etat hébreu avait réclamé de l’aide à ses alliés, maistous lui avaient adressé une fin de non-recevoir. Les Etats-Unis lui ont mêmedéclaré : “Tournez-vous donc vers l’Allemagne”. Les pressions ont alors commencésur les Allemands pour qu’ils assument des réparations financières.

Les négociations se sont montrées difficiles entre les deux pays, qui,jusque-là n’avaient aucun contact et aucun intérêt à en avoir. Puis, un accorda finalement été conclu en 1965. Il incluait des réparations financières nonseulement envers les survivants de la Shoah, mais aussi envers l’Etat d’Israël.C’est avec peine qu’il a obtenu l’aval des deux Parlements : Menahem Begin[chef du parti Herut] avait initié des manifestations devant la Knesset, et lechancelier allemand Konrad Adenauer vivait des moments difficiles au Bundestag.Il a dû convaincre ses rivaux socialistes de voter, car son propre parti étaitcontre.
Mais cet accord a posé d’une certaine manière la première pierre de la relation bilatéraleIsraël-Allemagne.
Certains parlent de “Période dorée” sous les mandats d’Adenauer et Ben Gourion,mais en réalité, la période était bien plus grise qu’autre chose. Plusieursincidents désagréables ont eu lieu. Comme les scientifiques allemands partisconstruire des roquettes en Egypte à la fin des années 1950, les profanationsde tombes juives en Allemagne de l’Ouest et, bien sûr, le procès Eichmann.
Ce n’est qu’au début des années 1960 que l’atmosphère se réchauffe. Les jeunesAllemands viennent alors en Israël et se portent volontaires dans leskibboutzim. Les liens se renforcent entre les syndicats des deux pays, et mêmeentre les Eglises protestantes allemandes et l’Etat hébreu. Pour autant, larelation était faite de hauts et de bas, ce qui était compréhensible. Leministère des Affaires étrangères était encore rempli d’anciens fonctionnairesdu Troisième Reich, qui avaient leurs propres avis sur la question duMoyen-Orient.
Côté israélien, les passeports délivrés par Jérusalem permettaient d’allerpartout dans le monde, sauf en Allemagne. Quand Volkswagen a décidé des’implanter ici, un speaker radio avait refusé d’annoncer l’information.
Puis à la fin des années 1950 et au début des années 1960, pour une courtepériode - et grâce aux Etats-Unis - l’Allemagne a commencé à approvisionnerIsraël en armes. Une histoire bien compliquée qui, lorsqu’elle a étédécouverte, a fait grand bruit. Les Allemands ont fait marche arrière, de peur de se mettre lesArabes à dos : ils étaient devenus de gros consommateurs de pétrole. En 1965,le successeur d’Adenauer, Ludwig Erhard, a donc décidé de ne plusapprovisionner l’Etat hébreu en armes, mais d’établir de véritables relationsdiplomatiques bilatérales.
Avant cela, il n’y avait eu ni ambassadeurs, ni échanges formels. Les Allemandsont ainsi sacrifié leurs relations avec 10 pays arabes qui ont rompu tout liendiplomatique avec Bonn.C’était sérieux.
Mais d’un point de vue germanique, il était alors indispensable d’avoir desrelations normales avec Israël. Le rapport était asymétrique : dans les années1960, l’Allemagne de l’Ouest était le plus gros exportateur industriel aumonde, un membre de l’OTAN, protégé de l’URSS par le bouclier nucléaireaméricain et un demi-million de troupes américaines envoyées en Allemagne.Alors qu’Israël n’était encore qu’un petit Etat, relativement pauvre.
Et bien sûr, il y avait le poids du passé, lourd des deux côtés.
De nombreux descendants de victimes de la Shoah ont grandi en considérantles Allemands comme des “deutsche Schweinehunde”, barbares ignobles...

Exactement. Dans ses mémoires, Amos Oz raconte quand, pourla première fois de sa vie, il a pris le train, et s’est s’aperçu qu’ils’agissait d’une construction allemande. Il a alors paniqué, car d’une certainefaçon, dans la conscience de bon nombre de Juifs, les Allemands, les trains,les wagons font partie de notre monde cauchemardesque.

Jusqu’à ce qu’Israël ait fait ses preuves en 1967, il y avait cette peurpermanente ici, en Europe et aux Etats-Unis,de voir se produire une possible extermination de l’Etat juif. Et d’ailleurs,lors de cette guerre, il y a eu une grande vague de soutien pour Israël,notamment de la part de la société allemande dans son ensemble.
Mais tous n’ont pas salué la victoire de l’Etat juif.
Comme le mouvement pacifique allemand et les groupes anarchistes etanti-colonisation. Ou la droite allemande, qui haïssait Israël. Bien sûr, lesnéo-nazis ont condamné les Israéliens. Mais cela a aussi été le cas desmouvements étudiants et des radicaux, d’où est issu Günter Grass.
Pourtant, il était pro-israélien en 1967, du moins en apparence.
Peut-on vraiment dire que Grass était pro-israélien ? N’était-il pas unvétéran de la Waffen-SS ?

 Günter Grass a effectivement été un nationaliste enragé. Àl’âge de 17 ans, il a rejoint la Waffen-SS.

Puis en 1961, il s’est rendu célèbre pour avoir écrit Le Chat et la souris,devenu l’icône des Allemands des années 1960. Pour la première fois, ce livrefaisait éclater les horreurs de la période nazie à la figure de la jeunegénération.
Celle dont lesparents refusaient de parler de ce qui s’était passé, car la Shoah était tabouedans les familles. Près de 10 millions d’Allemands avaient adhéré au Partinazi, donc en 1960, presque un jeune sur deux avait un parent nazi.
La guerre des Six Jours a alors constitué un électrochoc pour les Allemands quiobservaient Israël. Car soudain, David s’est transformé en Goliath.
Est-ce que dans ce changement de perception d’Israël par l’Allemagne, en1967, on peut voir un élément inhérent d’antisémitisme ?

Un peu. Peu de gens le savent, mais lorsqu’en 1967, le camp arabevaincu a lancé un embargo sur son pétrole pendant un mois, les Allemands ontpris peur. Cela représentait une menace pour leur économie, en particulier encette époque d’après-guerre où leur croissance s’essoufflait.

Le monde avait connu une embellie entre 1945 et 1965 parce qu’il y avait tant àreconstruire, mais après 1965 l’économie s’est ralentie. En partie du fait desdépenses colossales américaines et soviétiques dans l’armement. Si bien qu’en1966/1967, les Allemands faisaient connaissance avec le chômage.
Et la crise du pétrole de 1967 leur a alors montré à quel point le Moyen-Orientétait explosif. Les Soviétiques avaient leurs ramifications sur place. Unedonnée dangereuse pour Berlin,d’une part à cause des enjeux du pétrole, mais aussi parce que l’Allemagneprenait soudain conscience qu’une troisième guerre mondiale pouvait êtredéclenchée dans la région.
Les avis se sont alors divisés au sein de l’opinion publique allemande.Certains considéraient comme un devoir moral éternel que de protégerinconditionnellement Israël. D’autres en revanche pensaient : certes, il est denotre devoir de protéger Israël, mais il y a d’autres victimes aussi, dansl’autre camp.
Celui des Arabes palestiniens ?

 En 1967, les Palestiniens ont été les principaux perdants dela guerre. Et certains, comme le chancelier allemand Willy Brandt, lui-même unancien exilé, éprouvaient une certaine sympathie à leur égard. Il y avait aussides Allemands qui se sentaient responsables de la détresse palestinienne.D’autres encore avaient peur des Palestiniens. Les années 1960 et 1970 ont vul’émergence du terrorisme palestinien, culminant aux Jeux Olympiques de Munichen 1972. Ce dernier épisode a constitué un cauchemar total pour l’Allemagne.Elle n’était absolument pas prête à cela. Et s’est sentie humiliée.

Et bien sûr, il y avait les Allemands qui n’aimaient pas les Juifs, toutsimplement. Pour eux, Israël était un véritable problème.
Les choses se sont encore envenimées en 1973, avec la guerre de Kippour, qui aété perçue comme pouvant escalader vers quelque chose de vraiment grave. LesEtats- Unis et l’URSS s’opposaient, et entre les deux, les Arabes utilisaientle pétrole comme arme pour miner les économies occidentales.
L’Europe était en pleine croissance et l’Allemagne, à présent membre de l’Unioneuropéenne. Les Allemands se sont jetés sur l’Europe comme ouverture sur lemonde, et ont adopté un point de vue plus européen, en faveur du retraitd’Israël des territoires occupés.
Israël a-t-il perçu cela comme une trahison ?

 Oui, absolument. D’un côté, les Etats-Unis étaient un alliéindispensable à Israël, et de l’autre côté le secrétaire d’Etat de l’époqueHenry Kissinger adoptait à notre égard une politique ambigüe. Les Allemands ontalors montré, entre 1973 et 1974, leur volonté de normaliser leur relation àIsraël, pour un partenariat plus solide, mais moins empreint d’émotions.

Dans les années 1970, l’Allemagne affiche aussi de meilleures relations avecl’URSS, et, au grand dam des Israéliens, rejoint l’ONU, devenant ainsi un despremiers pays à permettre une représentation aux Palestiniens.
Berlin avaitdonc perdu son innocence, la République germanique avait fait son entrée dansle grand monde et savait montrer ses muscles.
Mais la vraie crise allait venir en 1982, avec la guerre du Liban. LesEuropéens, opposés au conflit, ont été ignorés et la relation s’est alorsénormément tendue entre le Chancelier allemand et le Premier ministre MenahemBegin.
Certes, à chaque génération, de constants rappels au passé avaient de lourdsimpacts sur les Allemands. Mais Berlinétait occupée à maintenir sa place croissante parmi les nations et sesambitions ne cadraient pas forcément avec celles d’Israël. L’Allemagne aspiraità la réunification.
A devenir une puissance économique et à trouver la sécurité.
Ainsi, dans les années 1980, vont se dérouler quelques moments épiques. Il y aeu ainsi la visite controversée de Ronald Reagan à Bitburg (Ndlr : le présidentaméricain avait été invité par Helmut Kohl pour signer le réchauffementdiplomatique entre les deux pays, à se rendre dans un cimetière comprenant destombes SS). Et bien sûr, toutes les questions liées à la réunificationallemande en 1990. Les Français et les Polonais n’étaient pas les seuls à s’eninquiéter, les Israéliens aussi étaient concernés.
Jusqu’en 1981, l’Allemagne a connu des temps agités.
Puis il y a eu de nouveaux gouvernements, ceux de Gerhard Schroeder etaujourd’hui d’Angela Merkel. Les hommes et les femmes au pouvoir n’ont rien àvoir avec la Shoah. A présent l’Allemagne est la première puissance de l’Unioneuropéenne, c’est elle qui donne le ton en matière de décisions économiques.
En ce qui concerne le Moyen-Orient, les intérêts de l’Europe sont biendifférents de ceux d’Israël ou des Etats- Unis. Mais le problème, c’est quel’Europe n’est pas unie.
L’Allemagne n’a donc plus peur de déclarer son désaccord avec Israël ?Bien des Israéliens se demandent ainsi pourquoi Berlin ne fait pas plus pour condamner lesviolations des Droits de l’homme au sein de l’Autorité palestinienne. Lapolitique allemande de “rééquilibrage” ne virerait-elle pas, par hasard, versune attitude anti- Israël ?

Je ne peux pas parler à la place des Allemands. Mais jepense que dans leur perspective, il existe une asymétrie entre la puissanced’Israël et les faibles moyens des Palestiniens. J’ai l’impression que lesAllemands se sentent vraiment responsables pour les Palestiniens. Et bon nombred’entre eux sont convaincus qu’à travers la Shoah, ils sont à l’origine de lacréation de l’Etat d’Israël, et donc des souffrances des Palestiniens.

Depuis 1967 et surtout depuis 1973, le discours officiel allemand consiste àdire qu’Israël devrait se retirer des territoires occupés et procéder à lacréation d’un Etat Palestinien. Ce n’est d’ailleurs pas uniquement la positionde l’Allemagne, c’est cellede l’Europe.

Quelles sont les perspectives pour les relationsIsraël- Allemagne ? A l’heure actuelle Berlinreste un des plus grands alliés de l’Etat juif, mais les relations resterontelles aussi cordiales à l’avenir ?

Je suis d’un naturel optimiste. Je pense qu’il y a encorebeaucoup de zones à développer. Sur le plan culturel, en particulier, où toutreste à faire. Il y a aussi énormément d’Israéliens vivant à Berlin, qui ont un grand potentiel.
Au niveau politique, je pense que liens vont s’intensifier.
J’aimerais d’ailleurs voir davantage de consultations et de compréhensionmutuelle. Les deux pays ont tout à y gagner.