Le Don Quichotte iranien

Fondateur des Gardiens de la Révolution et ancien haut responsable du régime iranien, Mohsen Sazegara revêt aujourd’hui l’habit de la résistance contre la dictature des Mollahs. Un preux démocrate ou un doux idéaliste ?

Mohsen Sazegara (photo credit: avec l'aimable contribution de Mohsen Sazegara )
Mohsen Sazegara
(photo credit: avec l'aimable contribution de Mohsen Sazegara )
Il y a huit ans, Mohsen Sazegara quitte sa patrie et choisit l’exil, désabusé par un régime qu’il avait contribué à mettre en place. Dans une interview accordée au Jerusalem Post, via Skype et depuis son domicile de Washington, l’ancien vice-Premier ministre iranien et conseiller de l’ayatollah Khomeiny raconte son rôle dans la création des redoutés Gardiens de la Révolution de la République islamique, son dédain pour l’islam politique et évoque les possibilités de rapprochement entre Téhéran et Jérusalem.
La cinquantaine bien tassée, Sazegara a, dans sa jeunesse, endossé le rôle de leader dans un mouvement clandestin contre le Shah, connu pour être un allié d’Israël. A la chute du souverain iranien, Sazegara, étudiant à l’étranger au sein de l’Illinois Institute of Technology, reçoit un appel de l’ayatollah Ruhollah Khomeiny de retour à Téhéran. Il embarque immédiatement à bord d’un avion à destination de sa terre natale pour rejoindre les rangs de la révolution. Il deviendra très rapidement un proche conseiller et un confident du nouveau guide suprême.
Après avoir occupé divers postes au sein du gouvernement, dont la supervision de l’industrie lourde durant la guerre Iran-Irak, Sazegara finit par s’opposer à la théocratie incarnée par la République islamique. Après la mort de son mentor Khomeiny, Sazegara obtient une maîtrise de l’Université de Londres et commence à publier une ligne de journaux réformateurs en Iran, tous interdits par le régime.
Il tentera toutefois un retour au gouvernement en 2001 dans l’espoir de s’engager dans la course à la présidence du pays. Mais sa candidature est rejetée. En cause : ses opinions inconciliables avec “la volonté du conseil des Gardiens de la Révolution et celle du guide suprême.”
Après sa quatrième peine de prison pour activités réformistes - il milite notamment pour l’organisation d’un référendum national sur la forme actuelle de gouvernement - Sazegara fait cap vers l’Angleterre avant d’élire domicile aux Etats-Unis. Il est actuellement chercheur émérite invité à l’Institut George W. Bush à la Southern Methodist University de Dallas, au Texas.
Révolution 2.0
Intervenant régulier dans l’émission, version persane, de la Voix de l’Amérique, Sazegara attire l’attention du public en 2009, quand il commence à poster une série de vidéos podcasts populaires sur YouTube à destination de l’opposition iranienne incarnée par le Mouvement vert. Le révolutionnaire aguerri n’hésite pas à fournir aux contestataires des conseils basés sur sa longue expérience. L’ancien Islamiste y voit une opportunité de rejouer la séquence des bouleversements politiques tant espérée par sa propre génération. Un combat qui se solderait peut-être par un succès cette fois-ci.
“Quand le Mouvement vert a commencé à se mettre en place, nous devions informer les gens sur les tactiques non-violentes, les tactiques de résistance civile et parfois sur les dernières nouvelles”, raconte-t-il au Jerusalem Post. “Ils m’ont empêché d’évoquer ces questions sur la Voix de l’Amérique, [mais] j’ai alors pensé que je pouvais le faire par moi-même. J’ai enregistré depuis mon domicile une vidéo d’une durée de 10 minutes et l’ai postée sur mon site, sur YouTube et sur Facebook.
Progressivement, j’ai compris que je n’avais pas besoin de passer par la Voix de l’Amérique ou d’autres médias.
Nous sommes au 21e siècle. Le média Internet peut m’aider à éduquer beaucoup de représentants de la jeune génération.”
Au plus fort de la contestation contre des élections frauduleuses destinées, aux yeux de bon nombre d’Iraniens, à maintenir la ligne dure du président Mahmoud Ahmadinejad au pouvoir, chacune des vidéos postées sur YouTube par Sazegara ont été vues près de 60 000 fois. Néanmoins, les vidéos plus récentes n’ont été visionnées que par 3 000 à 13 000 internautes.
“Je ne suis pas le leader du mouvement anti-régime”, tient toutefois à souligner l’ancien ministre. Et d’insister : “Ces vidéos sont différentes des cassettes diffusées par Khomeiny”. Allusion aux cassettes utilisées par l’ayatollah, alors en exil, pour diffuser ses messages à destination des Iraniens durant les années pré-révolutionnaires.
“J’essaie juste d’aider les jeunes générations à s’impliquer.” Il admet, cependant, maintenir des contacts avec des “militants de la résistance civile, autant en Iran qu’à l’extérieur du territoire.”
Mettre en place la résistance négative
Selon Sazegara, si les leaders actuels des différents mouvements pro-démocratie en Iran ne se sont pas alignés sur les manifestations du Printemps arabe, c’est parce qu’ils refusaient d’assister à des massacres et de voir leurs morts joncher les rues, comme en 2009. “Les protestations de rue ne constituent pas l’unique type de résistance civile”, explique-t-il. “Nous préférons examiner d’autres tactiques qui évitent les morts.”
Après avoir présenté les groupes de citoyens engagés dans l’opposition clandestine en Iran, Sazegara explique que “plusieurs mouvements sociaux vont, de manière stratégique, harceler le régime en imposant de nombreuses exigences émanant de la société civile.” Il cite des mouvements de femmes, des activistes étudiants, des syndicalistes et des enseignants. “Ils élaborent leurs propres revendications”, poursuit-il.
“Dans ce type de mouvement, il est important de fédérer toutes les composantes de la société.”
Alors que les sanctions continuent d’affaiblir l’économie iranienne, Sazegara estime que les classes populaires se joindront à la classe moyenne dans ce qu’il appelle la “résistance négative”. A savoir, des arrêts de travail et des mouvements de grève, précise-t-il.
Le gouvernement iranien est “le régime le plus efficace de toute la région pour réprimer la population.
Nous préférons donc attendre un peu pour réorganiser le mouvement, attendre les effets de la crise économique et aider la classe populaire iranienne à rejoindre la classe moyenne pour lutter contre ce régime via des techniquesde résistance civile.” Grâce aux revenus pétroliers, explique Sazegara, le régime peut participer à subvenir aux besoins des couches défavorisées. Et recommander d’attendre l’apparition des effets des sanctions sur la manne financière provenant des industries pétrochimiques iraniennes avant de s’engager dans l’action.
Prêcheur d’amour pour Israël
Difficile de déterminer, cependant, quelle influence exerce l’ancien ministre du régime des Mollahs à l’intérieur du territoire iranien et sur les leaders de l’opposition sur place.
L’une des plus grandes erreurs de sa génération, insiste Sazegara, c’est d’avoir érigé l’islam politique en acteur sur la scène mondiale. “Mon seul regret et celui de ma génération est d’avoir fait l’erreur de créer une sorte de version idéologique révolutionnaire de l’islam.”
Beaucoup assimilent l’activisme de l’ancien haut responsable de la République islamiste à une forme de rédemption. Et les déclarations de Sazegara au Jerusalem Post d’accréditer cette thèse : “Si je devais tout recommencer, je m’opposerai certainement encore au Shah, mais je ne m’engagerai pas dans une révolution idéologique, et encore moins dans une révolution religieuse.”
Fervent Musulman, Sazegara croit aujourd’hui en la séparation entre la mosquée et l’Etat, dépité par les actions du gouvernement islamique à l’encontre de ses propres citoyens. Il reste convaincu que la jeunesse de Téhéran partage ses opinions.
En témoignent, à ses yeux, l’existence du Mouvement vert mais aussi plusieurs réactions de rejet face à la propagande antisémite à laquelle se livrent les ayatollahs auprès des étudiants iraniens.
Lors d’un discours public prononcé devant plus de 1 000 étudiants iraniens, Sazegara affirme avoir asséné que les intérêts de l’Iran seraient mieux servis via l’établissement de bonnes relations avec Israël. Tous les étudiants “ont soutenu ma position. Six mois plus tard, alors que j’étais candidat aux élections présidentielles, j’ai fait un discours à l’Université de Mashad, cette foisci, devant une audience de plus de 1 500 étudiants. J’ai expliqué que nous devrions entretenir des relations amicales avec n’importe quelle nation de la région, y compris l’Etat hébreu. Nous entretenons des liens historiques autant avec Israël qu’avec les Etats arabes”, ai-je ajouté, “et nous devrions donc soutenir la paix plutôt que la guerre dans cette région. Encore une fois, j’ai reçu un fort soutien de la part de l’ensemble des étudiants, à l’exception de quelques-uns membres des Bassidji, un groupe paramilitaire.”
Après avoir été témoin des réactions positives face à ses déclarations, il réalise que “les jeunes générations d’Iraniens en ont vraiment assez de cette propagande véhiculant la haine d’Israël, des Etats-Unis et de la civilisation occidentale. Observez le Mouvement vert et les millions de représentants de la jeunesse qui ont envahi la rue. Ils veulent un monde moderne.”
Ni arme nucléaire, ni frappe militaire
Concernant la question nucléaire, Sazegara estime que la politique actuelle de sanctions fera preuve de son inefficacité pour stopper les ambitions de Téhéran. En l’absence de soutien de la Chine et de la Russie, expliquet- il, ces actions se révéleront inutiles. Le succès de ces sanctions “dépendra de la capacité affichée par la communauté internationale à convaincre la Chine de ne pas coopérer avec le régime iranien. Si les États-Unis peuvent persuader Pékin de coopérer avec la communauté internationale, alors ces sanctions seront plus efficaces.”
Toutefois, souligne-t-il, l’adoption prématurée de sanctions contre la banque centrale iranienne n’aura aucun impact positif. Le véritable changement, croit-il, ne viendra que de l’intérieur de l’Iran. “Les dirigeants de la République islamique se trouvent à un carrefour. Soit ils choisissent de devenir une autre Corée du Nord dotée de la bombe nucléaire. Soit, ils feront le choix de la conciliation.” Sans surprise, Sazegara insiste sur l’absence d’option militaire viable et s’oppose à toute intervention militaire dans sa patrie. “Les opérations clandestines se révèlent bien plus efficaces que toute frappe militaire pour stopper les ambitions nucléaires du régime iranien.”
Et de prévenir qu’un Iran nucléarisé déclencherait une course régionale aux armements. Sazegara appelle ainsi au désarmement nucléaire à l’échelle régionale et exhorte Israël à renoncer à ses armes de destruction massive. “La meilleure façon de résoudre le problème est de soutenir la lutte du peuple iranien pour l’instauration d’une démocratie”, poursuit-il. “Dans un Iran démocratique, nul doute que le régime fera preuve de fiabilité et de pacifisme. Et nous pourrions alors éviter ce type d’aventurisme.”
Si la révolution islamique prend racine sur le credo “de la défense des droits du peuple palestinien”, explique Sazegara, seule une solution négociée à deux Etats mettra un terme au conflit actuel. “Ce régime doit soutenir les groupes radicaux et des mouvements terroristes comme le Hamas ou le Hezbollah, pour justifier sa ligne de conduite à Téhéran. Mais, dans l’avenir, un régime démocratique reflet de la volonté du peuple affichera son soutien au processus de paix et à une solution à deux Etats”, promet-il. L’Iran peut effectivement servir de pont entre Arabes et Juifs et “participer au maintien de la paix dans la région.”

Trop naïf pour être crédible ?
Si ses objectifs sont certes louables, on ne peut s’empêcher de relever un idéalisme à la Don Quichotte chez le personnage. Il connaît certainement bien le fonctionnement interne du régime iranien, mais difficile d’écarter l’hypothèse que sa foi en la rédemption personnelle le conduise à surestimer amplement le potentiel de changement en Iran. Les Israéliens, par ailleurs, rejettent ses allégations concernant la futilité d’une action militaire. Ironiquement, c’est l’armée israélienne, assure Sazegara, qui a servi de modèle à la Garde révolutionnaire iranienne. L’organisation avait été conçue, à l’origine, comme “l’armée du peuple.” “L’un de nos modèles a été l’armée israélienne. Nous souhaitions alors fonder une sorte d’organisation pour mobiliser le peuple afin qu’il défende le pays en cas d’invasion par des troupes étrangères. L’actuelle Garde révolutionnaire s’est écartée de ce fondement originel.”
Mais “le régime a reconverti les Gardiens de la révolution en une organisation monstrueuse et en organe de répression contre le peuple d’Iran”, déplore-t-il.
Difficile de concevoir qu’une organisation en partie façonnée sur le modèle de Tsahal puisse développer un programme nucléaire visant à la destruction de l’Etat d’Israël. Toutefois, si Mohsen Sazegara revient dans la course, son organisation pourrait réendosser un rôle plus constructif, à l’instar de son fondateur. Un scénario bien peu probable néanmoins.