Les coulisses des relations irano-israéliennes autour de l’or noir

Une ardoise de pétrole d’un montant de 3 milliards de dollars, d’Israël envers l’Iran, fait l’objet d’une médiation qui dure depuis 27 ans.

P10 JFR 370 (photo credit: Reuters)
P10 JFR 370
(photo credit: Reuters)

Depuis 11 années, c’est devenu un rituel. Deux à trois fois paran, l’avocat Avigdor (Dori) Klagsbald prend sous le bras son attaché-case quicomporte livres de comptes et bilans, et s’envole pour Paris pour représenterIsraël dans une affaire qui constitue un de ses secrets les mieux gardés : unetentative de médiation avec l’Iran.
Vous avez bien lu. Des avocats des deux nations ennemies prennent langue,s’échangent des documents et rédigent des chefs d’accusation. Malgrél’animosité et les propos enflammés qui empoisonnent les relations entre lesdeux gouvernements, dès lors qu’il s’agit de gros sous et d’affaires, ils sonten contact.
Le point de rencontre n’est autre que la Cour internationale d’arbitrage de laChambre de commerce internationale (CCI). Les deux parties en cause sont lacompagnie pétrolière Trans-Asiatic basée en Suisse, la TAOC, et sa filialeisraélienne, la compagnie pétrolière Eilat-Ashkelon (EAPC). En fait, il s’agitde deux médiations qui courent depuis 27 ans. L’une en Suisse, sous le hautarbitrage d’un avocat helvétique, les deux gouvernements en conflit étantreprésentés par des avocats locaux. L’autre se joue à la CCI, où Israël estreprésenté par Klagsblad pour un différend qui porte sur trois milliards dedollars.
Le shah impressionné 
Pour comprendre ce qui est en jeu et la complexité de cesarbitrages, il est impératif de connaître l’histoire de ces mystérieusessociétés. En 2006, le professeur Uri Bialer, de l’Université hébraïque deJérusalem, fait la lumière sur ces activités dans une étude intitulée Lesarcanes des marchés pétroliers au Moyen-Orient, Israël, l’Iran et l’oléoducEilat-Ashkelon. Cette étude est basée sur des documents déclassifiésappartenant aux archives de l’Etat d’Israël et aux Archives nationalesbritanniques, ainsi que sur des propos recueillis lors d’entrevues avec despersonnalités impliquées dans ces échanges.
Jusqu’au milieu des années 1950, Israël s’approvisionne en pétrole auprès del’Union soviétique, du Koweït – alors sous domination britannique – et d’autrescompagnies pétrolières internationales. Mais dans les années 1955-1956, cesliens sont rompus, et Israël est contraint de se tourner vers d’autres sourcesd’approvisionnement. Le pays entretient déjà des liens secrets avec Téhéran etveut alors faire de l’Iran son principal fournisseur. Craignant une réactionnégative du monde arabe, le monarque iranien le shah Reza Pahlavi, pourtant prooccidental, hésite. La victoire d’Israël dans la campagne du Sinaï en 1956change alors la donne et les Iraniens impressionnés acceptent de fournir Israëlen pétrole.
Avec l’aide de pompes et de pipelines « confisqués » à des entreprisesitaliennes et belges qui exploitent un gisement de pétrole dans le Sinaï,Israël construit un pipeline de 40 centimètres de diamètre, d’Eilat à Ashkelon,financé par le baron Edmond de Rothschild. L’initiative est appelée TriContinentale.
Nom de code « Propriétaire » 
Sur l’insistance des Iraniens, qui veulentdissimuler leur implication dans la vente de pétrole à Israël, les deux partiesétablissent un partenariat secret par l’entremise d’une entreprise écran nomméeFimarco, fondée en juillet 1959 et soumise à la fiscalité du Lichtenstein.L’Iran possède 10 % des actions de cette société. Des tankers transportentalors le pétrole de l’Iran à Eilat, et à partir de là, il est acheminé àAshkelon par pipeline.
Au fil des ans, cependant, les besoins d’Israël augmentent, et le ministère desFinances lance un projet de remplacement du petit pipeline par un plus grand,d’1 mètre de diamètre, et suggère de mettre en place un véritable partenariatavec l’Iran. Golda Meir, ministre des Affaires étrangères en poste, qui s’estsecrètement rendue à Téhéran en août 1965, soulève la question avec le shah etles administrateurs de l’entreprise d’Etat, la Compagnie pétrolière nationaled’Iran (NIOC). Mais les négociations menées en Israël, en Iran et en Suisseprogressent lentement et semblent au point mort.
Selon l’étude de Bialer, un tournant décisif intervient dans les négociationsaprès la guerre des Six Jours et la victoire israélienne en 1967, et lafermeture du canal de Suez. Le shah, désigné dans toute négociation avec lesIsraéliens, par le nom de code « Propriétaire », est encore plus impressionnépar cette nouvelle victoire d’Israël sur les nations arabes qu’il déteste. Ilordonne un approfondissement des liens entre les deux pays dans les domaines durenseignement, de la recherche conjointe militaire, et les échangesd’informations sur la question du nucléaire, sur la base d’un axe stratégiqueentre Téhéran et Jérusalem. Le shah accepte également la création d’unpartenariat à 50-50 entre le gouvernement israélien et la NIOC. La société,appelée Pétrole Trans-Asiatic est enregistrée au Canada et en Suisse à lademande de l’Iran, dans le but de dissimuler le partenaire israélien et de lefaire apparaître comme une vague entité étrangère.
Un pipeline qui vaut de l’or 
Une fois l’accord du shah obtenu, le principalproblème reste de trouver le financement pour concrétiser cette initiative de85 millions de dollars, une somme faramineuse pour l’époque. Rothschild refusede financer le projet, affirmant qu’il ne sera pas rentable, mais les Iraniensestiment son refus motivé par son sentiment d’humiliation provoqué par sonmaintien à l’écart, par les représentants du gouvernement israélien, de deuxans de tractations avec l’Iran.
Une tentative israélienne pour intéresser le magnat américain du pétrole DavidRockefeller, président de la Chase Manhattan Bank à l’époque, se soldeégalement par un échec.
Finalement, Israël joue son va-tout – la Shoah, et les sentiments deculpabilité de l’Allemagne – et obtient le financement de son projet via laDeutsche Bank allemande, dont le directeur, Hermann Josef Abs, est un anciennazi, emprisonné pendant plusieurs mois après la seconde guerre mondiale. Ilétait notamment responsable des opérations à l’étranger de la banque dès 1938.Mais son sombre passé n’empêche pas les représentants israéliens de tisser desliens étroits avec lui.
La banque allemande accorde donc, à un faible taux d’intérêt, un prêt de 22millions de dollars qui doit servir à financer le projet. Le 29 février 1968,est signé un contrat qui établit les statuts de l’entreprise dont les clausesexactes sont encore considérées comme un secret d’Etat. Un an plus tard, lepipeline entre Eilat et Ashkelon est achevé, et d’énormes camions citernes sontachetés pour transporter le pétrole.
En décembre 1969, le pétrole iranien commence à être acheminé du port de BandarAbbas, en passant par l’océan Indien et la mer Rouge, jusqu’à Eilat. De là, lebrut transite à travers le nouveau gazoduc jusqu’au port méditerranéend’Ashkelon.
Seul un faible pourcentage de pétrole est destiné à Israël. Dans sa presquetotalité, il est chargé sur des pétroliers au terminal d’Ashkelon et expédiéaux consommateurs européens, principalement en Roumanie, seul pays du blocsoviétique qui continue de maintenir des relations diplomatiques avec Israël.
En 1970, 162 navires fournissent 10 millions de tonnes de pétrole quitransitent par le pipeline : son pic d’utilisation est atteint cette année-là.L’objectif ambitieux de 50 millions de tonnes par an ne sera jamais atteint.
La manne à sec 
Fin 1978, avec la chute du shah, le pétrole cesse de couler.Ruhollah Khomeini crée la République islamique d’Iran, devient son chef suprêmeet dénonce Israël comme le « petit Satan ». Les relations diplomatiques entreles deux pays sont rompues, se détériorent progressivement jusqu’à la francheanimosité qui les caractérise encore à ce jour.
Israël se retrouve seul avec deux sociétés, mais sans leur précieuse production :l’or noir. Les énormes camions citernes devenus inutiles sont vendus bon marchéou mis au rebut. Les lettres et messages des responsables israéliens adressés àleurs homologues iraniens au sein de leur société commune sont ignorés etrestent sans réponse pendant sept ans.
L’Iran ne veut plus rien avoir en commun avec Israël, bien que le pays desmollahs achète des armes israéliennes pendant toute la durée de la guerresanglante avec l’Irak.
Et voilà qu’à l’improviste, les Iraniens réclament, par l’entremise de leursavocats suisses, que la TAOC et l’EAPC, règlent une somme de plus de 1 milliardde dollars pour du pétrole livré par la NIOC. Le gouvernement israélien, quipossède l’EAPC, refuse catégoriquement. Motif : son partenaire iranien aunilatéralement rompu le contrat et causé des dommages financiers etstratégiques considérables à Israël qui fait valoir également que l’Iran aexpulsé d’autres entreprises israéliennes en confisquant leurs biens et leurinfligeant de fait de lourdes pertes financières. C’est ainsi que naissent lesdeux commissions d’arbitrage.
La valse des médiateurs 
Israël est d’abord représenté par le procureur HaimTsadok, un ancien ministre de la Justice du parti travailliste. En 2003, il estremplacé par Klagsbald.
En Suisse, les Iraniens réclament le paiement du pétrole fourni soit 1 milliardde dollars, une somme qui gonfle avec les intérêts pour s’élever avec lesannées à plus de 2 milliards de dollars. A Paris, ils réclament uneindemnisation en tant qu’anciens partenaires de ces sociétés.
L’Iran poursuit également en justice trois compagnies pétrolières de premierplan en Israël, Paz, Delek et Sonol, qui ont elles aussi acheté du pétroleiranien. Aujourd’hui entre des mains privées, ces entreprises appartenaient àl’époque au gouvernement.
Depuis le début des arbitrages, la tactique israélienne consiste à fairetraîner le processus. « En ce qui nous concerne », confie une sourcegouvernementale, « nous espérons que les arbitrages se poursuivrontéternellement ». En effet, le premier médiateur suisse est mort au cours de lasaga, remplacé par un nouvel avocat.
Israël craint de perdre et d’être condamné à indemniser l’Iran.
Il y a quelques années, le médiateur de la CCI avait statué dans un jugementintérimaire qu’Israël était tenu de payer une somme symbolique de 150 000dollars. Israël avait obéi à l’injonction simplement pour permettre auprocessus d’arbitrage de se poursuivre. L’EAPC a également dépensé au cours des27 années de médiation quelques millions de dollars en frais de justice ethonoraires de son équipe d’avocats internationaux et israéliens.
Au cours de ces dernières années, l’EAPC a bénéficié de profits émanant de laflambée des prix du pétrole. Il s’agit d’une société en plein essor avec degrands desseins et de grandes ambitions qui, par mesure de sécurité, ne possèdeni actifs, ni comptes bancaires, ni biens à l’étranger que l’Iran pourraitgeler.
Dans ce contexte, il est bien difficile d’imaginer Israël céder un jour auxdemandes iraniennes. 
Yossi Melman, commentateur en matière de sécurité et derenseignement, est un des contributeurs principaux à www.thetower.org