Les « humanités juives », une discipline comme les autres ?

L’Institut européen Emmanuel Levinas relève un défi inédit : enseigner les « humanités bibliques et juives ». Quand la pensée juive devient accessible à tous…

P9 JFR 370 (photo credit: Bracha L. Ettinger)
P9 JFR 370
(photo credit: Bracha L. Ettinger)

Entretien avec Gérard Rabinovitch, directeur del’lnstitut européen Emmanuel Levinas (IEEL) de Paris.

Philosophe, sociologue, chercheur au CNRS et auteur deplusieurs ouvrages – sur la Shoah et aussi sur l’humour juif –, GérardRabinovitch dirige l’IEEL. C’est lui qui, secondé par le philosophe ettalmudiste Armand Abécassis, a lancé l’enseignement de diverses sphères dusavoir juif avec, à la clef, de grands débats et questionnements sur lamodernité. Une ouverture originale en parfaite adéquation avec l’œuvreentreprise depuis 150 ans dans le bassin méditerranéen par l’Alliance israéliteuniverselle. Laquelle a su associer la spiritualité hébraïque et lesenseignements juifs traditionnels avec le contenu des pensées contemporaines.

 

Jerusalem Post : Quelle est l’originalité de l’Instituteuropéen Emmanuel Levinas par rapport aux autres centres d’études juifs ?

Gérard Rabinovitch : L’IEEL a pour vocation d’enseignerles « Humanités juives » dans l’exigence de la qualité académique etuniversitaire ainsi que dans celle de l’étude juive et de la construction del’homme juif contemporain. Cette Ecole des « Humanités juives » se démarque del’acception classique occidentale courante des « Humanités » conçues depuis dessiècles comme exclusivement grecques et latines : elle se construit plutôt surle modèle des « Humanities » de l’université anglo-saxonne. Voilà pourquoi elleenglobe un champ de disciplines spécifiques – philosophie, éthique,herméneutique, histoire, langue et philologie, littérature et poésie, arts –avec lesquelles s’entrelace l’herméneutique du judaïsme dans une confrontationoriginale avec les textes fondateurs et traditionnels.

 

A quel public ces enseignements sont-ils destinés ?

En priorité aux étudiants, même s’ils sont tous publics.Il convient de préciser qu’ils n’ont pas pour unique démarche l’objectivationdu « cadre civilisationnel » biblique et judaïque : leur spécificité et leuroriginalité tiennent au fait qu’ils sont centrés sur l’appréhension d’undevenir humain porté par une éthique de « bonne vie » et axés sur une éthiquede responsabilité.

 

Parallèlement, tout au long de l’année, l’IEEL proposedes cycles de conférences données par d’éminents spécialistes axés sur lesdroits de l’Homme et de la personne, ainsi que sur les fondements de la Loi…

C’est que l’affirmation en valeur absolue des Droits del’homme a pu, en son temps de conception au sortir de la Seconde Guerremondiale et de ses épouvantes, paraître un repère spirituel et un rempartjuridique fécond contre toutes les atteintes à la liberté et à la dignitéhumaines. En effet, les droits de l’Homme ont bien été un levier référentielinternational, bénéfique pour mettre en défaut les tyrannies, totalitarismes etactes liberticides ultérieurs… Mais leur emploi et invocation n’ont pu échapperaux dévoiements et détournements dus aux ruses faites par la malveillance et laduplicité, ou fruits d’une simple paresse éthique.

Ce cycle d’interventions remet sur l’établi les droits del’humain afin d’en approfondir la portée… Cet humain que la tradition bibliqueavait su si bien consigner et que la pensée juive n’a cessé de scruter !

 

Vous proposez aussi un diplôme universitaire d’« Ethiqueet Responsabilité » – sur deux ans – en partenariat avec l’UFR d’Etudespsychanalytiques de l’université Diderot Paris 7…

Il s’agit d’enseigner en ces temps de grande confusionune véritable éthique de la responsabilité. On sait que la question de laresponsabilité traverse toutes les tentatives de penser l’éthique, depuis lesvertus grecques jusqu’à Levinas, en passant par les Humanités bibliques juivesou chrétiennes. Ainsi, dans la tradition juive, la scène originelle de la fautepremière ne réside-t-elle pas tant dans la consommation du fruit de « l’arbredéfendu » que dans la dérobade de l’homme générique, Adam, qui ne répond pas àla question que lui adresse Dieu : « Où es-tu ? ». La « faute originelle »n’est donc pas tant d’avoir transgressé l’Interdit divin, mais de faillir à saresponsabilité et de ne pas endosser les conséquences du dessillement !

Mais ce problème de la responsabilité n’est-il pasl’obsession de nombre de penseurs contemporains, juifs comme non juifs ?

Il est vrai que dans l’après coup de la « rupture decivilisation » que fut l’épouvantable destructivité nazie, le problème de laresponsabilité a retrouvé chez quelques penseurs une place centrale. Elle estdevenue un enjeu allant au-delà d’une manifestation de la simple « consciencemorale » et qui interroge le sujet à travers ses actes. Ainsi, Jankélévitchinterroge l’« impardonnable », Anders scrute « l’obsolescence de l’homme »,Lifton sonde les « ténèbres de la médecine nazie », Lachs réfléchit sur la« médiation de l’action »…. Sans parler de Hannah Arendt dans Responsabilité etJugement, de Bauman avec La Vie en Miettes, de Hans Jonas avec Le Principe Responsabilité.Et bien sûr de Ricœur, Levinas et Lacan !

L’éthique de la responsabilité apparaît donc comme un filreliant toutes ces pensées. Question contemporaine, elle l’est surtout en tantqu’envers de ce « Monde administré » pertinemment identifié par les philosophesde Francfort, Horkheimer et Adorno. Car pour tous ces auteurs, l’éthique de laresponsabilité ne peut être réduite à l’argument kantien de « faire sondevoir ». Bien plus profondément, elle vient au cœur de la problématique d’unsujet humain qui a à répondre de son désir.

L’IEEL propose aussi d’autres enseignementsuniversitaires originaux…

Nous dispensons effectivement une série d’enseignementsen partenariat avec d’autres universités aussi bien françaises qu’étrangères.Par exemple, un DU « Langue et civilisation hébraïques », ou bien encore un UE« Humains-Déshumains, la question du Mal, Freud, la Bible, la postmodernité »,et deux UEL – « Civilisation Hébraïque » et « Juifs, Chrétiens, Musulmans enMéditerranée » –, en partenariat avec la faculté de Lettres et SciencesHumaines de l’université de Nice.

Nous collaborons aussi avec le Collège académique deNetanya en Israël pour deux UEL en français : « Humanités Juives » et« Introduction aux littératures israéliennes ». Mais aussi avec l’université deReims Champagne-Ardennes et l’Institut universitaire Rachi pour trois autresUEL : « Rachi et son école », « Les Arts et la Bible » et « Parcoursmédiéval ».

Avec l’Institut de philosophie et sociologie del’Académie des Sciences de Pologne, nous organisons trois séminaires :« Emmanuel Levinas dans la pensée contemporaine », « Juifs et Nations enPologne et en France aux XXe et XXIe siècles » et « L’écriture de ladéportation en comparaison franco-polonaise ».

Enfin, nous proposons – avec le département des Hautesétudes de la Renaissance de l’université ELTE de Budapest en Hongrie – unséminaire intitulé « Les Juifs dans le monde de la Renaissance ». Autant demodules qui permettent aux étudiants européens d’explorer le monde de la penséejuive dans toute sa complexité.

Pour toute information, contacter GérardRabinovitch : direction@levinas.aiu.org

© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite