Les pleurs de nos pères

Israël est un des rares pays qui se joue des générations. Où, fruit de l’immigration, les enfants apprennent à lire à leurs parents. Et où les anciens pleurent trop souvent les dépouilles de leurs descendants

enterrement (photo credit: Reuters)
enterrement
(photo credit: Reuters)
Février 2011, la famille Fogel était sauvagement assassinée. Le lendemain du drame, une petite voisine d’Itamar avait alors demandé à sa mère : mais comment peut-il faire si beau après une telle atrocité ? Mars 2012, un an plus tard, dans la même semaine du calendrier hébraïque, le soleil enveloppe à nouveau le cimetière de Guivat Shaoul noir de monde. Tout une nation réunie pour un dernier hommage aux victimes juives du crime barbare de Toulouse. Une belle journée de printemps à Jérusalem, que ce mercredi 21 mars. Premiers rayons chauds après un hiver trop long. Mais s’intéresse-t- on à la santé du ciel quand on enterre ceux qu’on aime ? L’horizon est désespérément obscur pour ces deux familles, Sandler et Monsenego, amputées à jamais. Eva, veuve et mère éplorée, et les parents de Myriam sont assis devant les quatre linceuls, inconsolables.
La foule est dense et le parterre d’invités imposant. Ils sont venus en nombre, pour représenter les deux gouvernements de France et d’Israël, secoués par une même onde de choc et d’incompréhension.
Le porte-parole de la Knesset sera le premier à prendre la parole. Le discours est fort, lucide, utile. Le ton est au combat et à l’unité, pas à la désolation. “Toute la Maison d’Israël est présente en ce jour. Une fois de plus, nous nous tenons debout devant ces petits corps immobiles et silencieux, devant ces petites tombes. Comme à Itamar et à Sderot, comme à Bombay, en Argentine, dans la yeshiva Mercaz Harav de Jérusalem et cette fois à l’école Ozar Hatorah de Toulouse, le peuple juif s’est retrouvé confronté à des assassins qui ne font aucune distinction et frappent au hasard orthodoxes ou laïcs, habitants des implantations ou hommes de gauche, Juifs d’Israël ou de Diaspora”, a ainsi déclaré Reuven Rivlin. “Nous sommes tous des frères, et ces meurtriers le savent. Ils savent où frapper. Ils connaissent nos points faibles. Ils prennent pour cibles nos valeurs les plus saintes, l’éducation juive, la transmission de générations en générations. Mais nous ne les laisserons pas éteindre la flamme de la tradition. Le peuple d’Israël continuera d’embrasser son héritage, avec foi, avec fierté et avec force.”
L’oraison de “Papy café”
Puis c’est au tour des deux grands rabbins d’Israël de prendre la parole. Le Rav Shlomo Amar ne peut contenir son émotion. La voix se brise. Quelques sanglots s’échappent.
Et la foule ne peut retenir ses larmes. Quelle image que de voir ces adultes de tous bords, de tous âges, à la fois anonymes et frères, pleurer de concert les disparus. Les mots du sage se veulent apaisants, mais le coeur saigne, même pour un homme de religion. Ou peut-être surtout. “Nous pleurons, mais nous sommes forts. Nous continuerons à répandre la Torah avec confiance en Dieu.”
La perte est infinie. Le vide est immense. Pour la famille Sandler, c’est la fin de la descendance. Le nom s’arrête là, rappelle avec douleur le Rav Yona Metzger. Yonathan était le seul fils d’une fratrie de deux enfants. Il est parti avec ses deux garçons de 3 et 6 ans. Sa femme Eva et leur petite fille Liora d’un an et trois mois restent les seules héritières d’une famille décapitée. “L’âme de Yonathan réside maintenant en vous”, s’est exclamé Samuel, un père et grand-père privé de la chair de sa chair, qui aura la force de délivrer une oraison funèbre au-delà de l’entendement. “J’en aurais été incapable”, déclarera plus tard Christophe Bigot, l’ambassadeur de France en Israël.
Et de fait, Samuel Sandler raconte avec tendresse les jours heureux. Quand Arieh, 6 ans, courait à sa rencontre en l’apercevant à l’aéroport. Et faisait chaque soir sa prière avant de dormir, demandant au Créateur de veiller sur ses parents et sur “tous ceux que j’aime”. Des mots d’enfants envolés vers un monde meilleur. Samuel Sandler se souvient de Gabriel, 3 ans, “toujours le sourire aux lèvres”. Il le surnommait affectueusement “Monsieur Coca” et en retour, avec facétie, le petit bonhomme l’avait baptisé “Papy café”.
Mais il parle aussi, bien sûr, de son fils Yonathan. Un garçon facile, qui prenait toujours bien les choses. Le seul souci qu’il ait causé à ses parents : celui de ne pas beaucoup manger, enfant. Samuel se souvient des soirées passées avec sa femme, autour de la table du salon, pour lui faire réciter ses tables de multiplication. Plus tard, Yonathan avait fait le choix de quitter ses parents pour se consacrer à la Torah, en Israël d’abord, puis à Toulouse, où il effectuait une mission de deux ans.
Samuel Sandler était fier de chemin parcouru par son fils. Lors d’une de leurs dernières conversations téléphoniques, Yonathan lui avait demandé de lui faire parvenir un Houmash (livre de prière) du Gour Aryeh. Envoyé par la poste quelques jours avant le drame, le colis ne trouvera jamais son destinataire. “Dieu a donné, Dieu a pris”, ponctue simplement Samuel Sandler, en toute humilité face à son Créateur, déroutant d’amour et de sollicitude. Une leçon de foi. Un exemple de courage, de la part de celui qui avait déjà été brisé par l’antisémitisme. Mais pensait bien qu’après l’arrestation de son petit cousin de 8 ans, Jeannot, au Havre en 1942, et sa mort en déportation, les siens n’auraient plus jamais s’incliner devant le cercueil d’un enfant.
Combattre le Mal absolu
D’autres, bien sûr, ont honoré la mémoire de Yonathan Sandler pour son engagement dans l’étude, sa grandeur d’âme, ses écrits religieux et la qualité de son enseignement. Se sont succédé à la tribune Eli Ishaï, Youli Edelstein, Nir Barkat mais aussi Joël Mergui, président du Consistoire et Alain Juppé qui avait fait le déplacement de France pour l’occasion. Le ministre de l’Intérieur avait voyagé depuis Paris avec les endeuillés, les linceuls dans la soute. Un moment éprouvant pour ce représentant du gouvernement Sarkozy, venu montrer la solidarité de la France. “Une France unanime et entièrement mobilisée”, a-t-il déclaré, pour partager la douleur d’une communauté juive éprouvée. “La France met tout en oeuvre pour protéger les écoles et les lieux de culte, afin qu’un tel acte ignoble ne se reproduise pas.” Une France déterminée “à combattre l’antisémitisme partout où il se trouve”. “Ce n’est pas l’affaire des Juifs seulement, mais celle des 65 millions de Français”, a affirmé le ministre des Affaires étrangères.
Trois cents Français d’Israël étaient venus l’écouter en la résidence de l’ambassadeur, ce mercredi 21 mars. Parmi eux, le maire-adjoint de Toulouse, ville jumelée avec Tel-Aviv, le vice-président du Crif, Meïr Habib ou l’avocat Goldnadel.
“Ce sont des enfants français”, pointe Christophe Bigot, qui n’en est pas à sa première cérémonie funéraire depuis sa prise de fonctions en Israël. Loin de là. Ces dernières années, la communauté française d’Israël n’a pas été épargnée.
Inlassablement, l’ambassadeur se tient aux côtés de ceux frappés de plein fouet par la perte d’un être cher. “On n’est jamais préparé à affronter la douleur”, déclare-t-il humblement, “on cache ses pleurs, mais on est dans la communion, dans l’empathie”. Christophe Bigot se dit une fois de plus admiratif devant ses familles qui ne sont animées ni par la vengeance, ni par la colère, mais affichent une telle volonté de justice et de vie. Il se dit impressionné par le discours de Samuel Sandler et bouleversé à la vue du père de Myriam Monsonego en pleurs, qui a encore trouvé la force de se réjouir du “nombre limité” de victimes. “Cela aurait pu être bien pire”, a déclaré celui qui n’oublie pas son rôle de recteur, d’éducateur. Qui envisage d’ores et déjà l’avenir, à Toulouse. Pense à reprendre son travail, et peutêtre même à construire un bâtiment supplémentaire dans l’enceinte d’Ozar Hatorah, en hommage aux victimes. Sans doute pour tenir tête à l’horreur et faire triompher les forces du Bien sûr le Mal absolu, sur l’innommable.
“Personne n’est protégé du terrorisme”, note le locataire de la chancellerie fançaise en Israël, “personne n’est en sécurité, que l’on soit juif, musulman ou chrétien”. Un constat alarmiste et peu encourageant. La solution ? “prendre toutes les mesures possibles”, répond-il, “éduquer, faire partager nos valeurs, nos principes démocratiques”.
Même si cela ne constitue pas une garantie absolue pour empêcher que des actes barbares ne se renouvellent, ponctue Bigot, lucide.