Quand le cinéma turc revisite l’Histoire

Un film sur le rôle de la Turquie dans la Shoah instrumentalisé à des fins de propagandes gouvernemental ? Batya Keinan, ancienne attachée culturelle d’Israël à Istanbul, veille à la vérité historique

Dans les ambassades du monde entier, l’attaché culturel s’attire souvent lajalousie des ambassadeurs et consuls. Pendant que ces derniers se voientcontraints de gérer les tensions politiques entre Etats, l’attaché culturel,lui, vaque à des occupations bien plus agréables : il va au théâtre, se mêleaux célébrités et se concentre sur des questions peu sujettes à controverses etsur lesquelles tous semblent plus ou moins tomber d’accord. Sauf pour l’attachéculturel d’Israël en Turquie, à une période marquée par une détériorationcroissante des relations entre les deux pays. Il y a trois mois, ce poste étaittoujours occupé par Batya Keinan, une conseillère en relations publiquesaguerrie, ancienne porte-parole de l’ex-président Ezer Weizman et des anciens ministresYaacov Tsour et Victor Shem-Tov.

Ravis par l’excellence de son travail, les différents ambassadeurs qui se sontsuccédé à ce poste ont convaincu Keinan de rester accrocher à son fauteuil.Pendant sept années ! Un mandat d’une rare longévité.
Sans vouloir la blâmer, quand Keinan est arrivée en Turquie, les relationsentre les deux pays se portaient à merveille. A son départ, elles étaient auplus bas. Mais, en dépit de la détérioration des liens entre les gouvernements,Keinan a apporté sa au renforcement des liens avec le peuple turc. “Quand jesuis arrivée, j’ai été accueillie si chaleureusement”, se souvient Keinan lorsd’un entretien accordé au Jerusalem Post dans un café populaire de Jérusalem.“Pendant sept ans, j’ai tenté de combler le fossé via la culture. Le peuple deTurquie est si gentil et il nous aime vraiment. C’est la politique qui nous adivisés.”
A l’époque, Keinan invite à la troupe du Théâtre Cameri de Tel-Aviv, uneexposition de Chagall du Musée d’Israël à Jérusalem et les auteurs israéliensAmos Oz et Etgar Keret. Egalement conviés, une troupe de danse arabo-juive deSaint-Jean d’Acre et un groupe d’adolescents juifs et arabes qui apprennent àsauver des vies dans le cadre d’un programme de formation aux premiers secours.Objectif : montrer la coexistence pacifique entre Juifs et Arabes en Terresainte. “Je voulais promouvoir la créativité israélienne”, explique-t-elle. “Jevoulais montrer le bel Israël que les médias ne dévoilent pas, le tissu denotre société et notre liberté d’expression.”
Quand le politique déteint sur le culturel

 

Egalement à l’actif de l’attachée culturelle israélienne : la préservationd’une maison où David Ben Gourion a vécu pendant deux années de 1911 à 1913,alors qu’il étudiait le droit à l’université d’Istanbul. Keinan découvre cetterésidence après avoir trouvé la carte d’étudiant à l’université du premierPremier ministre d’Israël. C’est là qu’elle va alors organiser une cérémoniepour marquer le 120e anniversaire de Ben Gourion, en présence d’élus locaux etde leaders de la communauté juive.

Mais au cours des deux dernières années, la détérioration des relationspolitiques entre Israël et la Turquie a compliqué la mise en oeuvred’initiatives culturelles et de cérémonies. Un concert interreligieux, dirigépar des chantres et des imams, projet sur lequel Keinan a travaillé pendantplus d’un an, a dû être annulé en dernière minute.
Le concert devait avoir lieu il y a six mois dans un amphithéâtre en plein aird’une capacité de 5 000 personnes.
Mais c’était sans compter sur l’intervention du groupe terroriste turc IHH,responsable, entre autres, de l’attaque contre les soldats israéliens pendantl’arraisonnement du Mavi Marmara, l’un des navires de la flottille qui a tentéde briser le blocus de , en mai 2010. Ces derniers ont envoyé 200 activistesaux premiers rangs de l’amphithéâtre trois heures avant le début de lareprésentation pour empêcher la tenue du concert. Contrairement à d’autresdiplomates israéliens forcés de quitter la Turquie prématurément, le mandat deKeinan prend fin au terme de son contrat. Mais vers la fin de son mandat, elledoit se concentrer sur un dossier sujet à controverses et qu’elle n’a toujourspas bouclé depuis son retour en Israël. Un film-documentaire intitulé Le Passeportturc, diffusé en avant-première à le 21 octobre dernier et toujours projetédans les salles de cinéma à travers le pays.
Instrumentaliser la Shoah

 

Le film raconte l’histoire de diplomates turcs en poste dans diversambassades et consulats de et d’autres pays européens et qui ont sauvé desmilliers de vies juives pendant la Shoah.

Basé sur des témoignages de survivants qui ont fui l’Europe nazie pour seréfugier en Turquie, le film utilise documents écrits historiques et imagesd’archives pour raconter l’histoire de ce sauvetage. Présenté comme “le seulépisode de la Shoah avec une fin heureuse”, le film met en scène le courage desdiplomates, dont celui de l’ambassadeur en poste à , dans la France de Vichy,Béhic Erkin.
A priori, rien de bien controversé du point de vue d’Israël. Sauf que l’un desmessages centraux véhiculés par le film, à savoir le fait que le gouvernementturc a participé activement à sauver des vies juives en , ne relève d’aucuneréalité historique.
Des documents historiques attestent au contraire que les diplomates turcs ontagi de leur propre chef, et malgré les directives contraires émanant d’Ankara.
Selon Keinan, ce film est instrumentalisé à des fins politiques.
Objectif : revaloriser l’image de la Turquie face aux accusations de génocidecontre le peuple arménien, mais aussi de culpabilité dans l’affaire du MaviMarmara. “Le bureau de presse du gouvernement turc utilise ce film à des finsde propagande”, dénonce-t-elle. “Ils le présentent à des festivals où lesdroits humains sont à l’honneur, non sans cynisme, en instrumentalisantl’héroïsme de ces diplomates et la Shoah afin de promouvoir certains aspects deleur politique, comme le dossier du Marmara.
Ils tentent de faire passer un message clair : ‘nous sommes de bonnes personnesqui avons protégé les Juifs pendant l’Holocauste nazi et aujourd’hui lesPalestiniens. Et pourtant vous nous tirez dessus. Honte à vous !’” Dès labandeannonce, le spectateur peut écouter les témoignages de Juifs turcsfrancophones arrêtés par les nazis avant de recouvrer leur liberté grâce auxdiplomates turcs. “La Turquie, le gouvernement turc a voulu protéger et sauverles Juifs de Turquie”, déclare Albert Barbouth face caméra.
Réécriture de l’Histoire

Cette flagrante réécriture de l’Histoire irrite Emir Kivircik, lepetit-neveu de Behic Erkin. Kivircik s’est lié d’amitié avec Keinan depuis quecette dernière a multiplié les efforts afin de persuader Yad Vashem dereconnaître Erkin en tant que Juste qui a sauvé des Juifs de la Shoah.

En réalité, ce projet de film-documentaire a été initié par Kivircik. Uneadaptation au grand écran de son livre intitulé L’Ambassadeur de Turquie.Kivircik affirme avoir trouvé des témoins qui ont accepté de s’exprimer devantla caméra mais aussi des professionnels de la réalisation.
Son rêve : faire de ce documentaire une première étape vers une adaptationhollywoodienne. Mais le gouvernement turc décide de reprendre le projet en mainet de bannir de l’entreprise Kivircik et d’autres experts selon qui lesdiplomates ont agi de leur propre chef, en se détournant des ordres de leurssupérieurs à .
Une thèse reste incontestable : Erkin, mais aussi le vice-consul de MarseilleIsmail Necdet Kent, le viceconsul de Paris Namik Kemal Yolga ainsi que d’autresdiplomates ont bien contribué à sauver la vie de 10 000 Juifs turcs vivant dansla France de Vichy, qui avaient renoncé à leur citoyenneté turque et qui sesont alors vus remettre des passeports turcs. Près de 10 000 autres, quiavaient conservé leurs passeports, ont pu les utiliser grâce à l’interventiondes diplomates, et prendre la fuite.
Avant la Seconde Guerre mondiale, la exerce une forte influence sur la Turquie.Les Juifs turcs issus de la haute société de l’époque maîtrisent la langue deVoltaire, et envoient leurs enfants étudier dans des écoles en . Avant de finirpar les rejoindre dans de nombreux cas.
Selon les données fournies par le célèbre chasseur de nazis français, SergeKlarsfeld, sur les quelque 20 300 Juifs de Turquie vivant en à l’époque, 1 659ont été assassinés à . Une proportion de victimes relativement plus faible,comparée à observée pour les Juifs turcs dans d’autres pays européens. Eneffet, à titre d’exemple, presque 98 % de la population juive de Thessalonique,en Grèce, a été assassinée pendant la guerre. Pourtant, à deux heures seulementde route de la Turquie.
Le film raconte l’histoire de Juifs turcs sur le point d’être déportés versdepuis un camp en avant d’être sauvés par les diplomates. Les convois ont étéredirigés vers la Turquie. “ a dit à mon père de ne pas renvoyer les Juifs versla Turquie. Mais il a rétorqué que tout citoyen détenteur de papiers en règlene peut être refoulé par son propre gouvernement”, raconte Kivircik dans uneinterview téléphonique. “Un ambassadeur représente son pays. Donc la Turquies’en attribuera évidemment les louanges. Mais ils ne racontent pas la véritablehistoire dans laquelle ne voulait pas que les Juifs soient rapatriés enTurquie.”
Solidarité et hospitalité turques

 

Et Kivircik apporte des preuves pour étayer sesaffirmations. 17 juin 1942, un article duWashington Post à propos du renvoid’Erkin en raison de ses différends avec les nazis. Par ailleurs, dans sesmémoires, Erkin écrit qu’on lui avait bien demandé de ne pas rapatrier lesJuifs de Turquie. Dans une lettre adressée à Keinan, Kivircik se plaint de laréaction des autorités turques suite à la publication de son livre. Undiplomate turc s’est montré clair à son égard : “En raison de la questionarménienne, il serait préférable pour notre pays que vous modifiez le contenude votre livre et écriviez que l’ambassadeur a reçu les instructions d’Ankara[de sauver les Juifs]. Et l’histoire s’est probablement déroulée ainsi.” MaisKivircik refuse de se soumettre à ces injonctions.

Réaction de Dogan Isik, le deuxième secrétaire chargé d’affaires à l’ambassadede Turquie à Tel-Aviv. Interrogé par le Jerusalem Post, ce dernier répond auxaccusations de Kivircik en nous transmettant une critique publiée surl’histoire des diplomates turcs dans la France de Vichy. L’auteur de lacritique, le diplomate turc Yucel Guclu, remet en cause la crédibilité del’ouvrage, Un ambassadeur et un Mensch : L’histoire d’un diplomate turc dans laFrance de Vichy. Et pour cause, il reposerait uniquement sur une source“biaisée” : Kivircik. “La thèse audacieuse de l’auteur selon laquelle lapolitique du gouvernement turc n’a jamais été d’intervenir au nom des Juifsfrançais d’origine turque est intenable”, écrit Guclu.
L’auteur d’un livre publié en 2010, professeur dans une université deCleveland, dans l’Ohio, Arnold Reisman, s’est rendu en Turquie afin d’apporterson témoignage pour le film-documentaire. Mais son interview a été coupée aumontage car il a refusé d’affirmer que le gouvernement turc a sauvé des vies juivespendant la guerre.
La politique officielle de neutralité adoptée par la Turquie pendant la SecondeGuerre mondiale complique la tâche de Keinan et ses efforts afin d’obtenir lareconnaissance d’Erkin et d’autres diplomates par Yad Vashem. En effet, lescitoyens d’Etats neutres qui ont sauvé des vies durant la guerre ne peuventêtre reconnus comme Justes. Mais l’attachée culturelle entend poursuivre sesefforts en ce sens, maintenant qu’elle est de retour en Israël.

Un devoir, ressent-elle dans son for intérieur,envers toutes ces personnes de bonne volonté qui ont croisé son chemin pendantses sept années en poste en Turquie. Des hommes et des femmes qui n’ont jamaiscessé d’entretenir des liens amicaux avec elle, même quand les relations entreles deux pays étaient au plus bas. “Pendant le conflit à Gaza, quand lesreprésentants d’Israël en Turquie nous ont demandé de ne pas quitter nosdomiciles pour notre propre sécurité, des Turcs m’ont apporté de la nourriture,m’ont invitée et m’ont dit que nos ennemis sont aussi leurs ennemis”,raconte-t-elle.

“Je n’aurais jamais pu imaginer que nos relations sedétérioreraient à ce point. Mais je suis persuadée que les choses peuvents’améliorer. Et malgré la controverse autour du film Le Passeport turc, lapromotion agressive de cette production pourrait participer aux efforts actuelsmis en oeuvre afin d’améliorer les relations entre Israël et la Turquie.”