25 ans de travail à la poubelle ?

L’officier Eisner a mis Israël sous le feu de l’actualité. Une autre défaite médiatique pour l’armée, dans une guerre de l’image qu’elle peine à maîtriser

eisner (photo credit: © Reuters)
eisner
(photo credit: © Reuters)

La carrière militaire du lieutenantcolonel Shalom Eisnersemble toucher à sa fin. Si certains pensaient que le coup infligé au visaged’un militant de gauche danois était une erreur, regrettable et isolée, ils ontpu, depuis, entendre Eisner répéter à ses “proches collaborateurs” que sonaction était juste. “Si la caméra ne se trouvait pas là, rien de tout cela neserait arrivé. C’était juste un coup - une utilisation à froid d’une arme àfeu. Si cela passe mal à la télévision, tant pis.”

De telles déclarations, relayées par les médias, confirment l’idée qu’Eisner aagi en pleine conscience et après mûre réflexion.
Et n’aident pas ses supérieurs, à qui s’adressaient ces propos, à faire preuved’indulgence envers lui. Tout le leadership politique et militaire israélien aeu voix au chapitre.
Du Premier ministre au ministre de la Défense, du chef du personnel de Tsahalau responsable du Commandement central.
Les déclarations semi-publiques d’Eisner n’ont fait que jeter de l’huile sur lefeu.
Quand j’ai vu l’incident à la télévision, mon coeur s’est arrêté de battre -non seulement parce que l’image était pénible, insupportable, mais parce que 25ans de travail avec les médias tombaient à l’eau, là, juste devant mes yeux.
En 1988, le lieutenant-général, Dan Shomron, alors chef du personnel del’armée, m’avait proposé le poste de porteparole de Tsahal. Shomron et sonadjoint de l’époque, le général Ehoud Barak, m’avaient alors expliqué quel’armée israélienne peinait sur l’arène médiatique, depuis le début del’Intifada en 1987. Si elle se distinguait toujours par ses prouessesmilitaires, les relations avec les médias étaient plombées de confrontations etde maladresses. Sa crédibilité était sur la sellette et perdait régulièrementdes points. Le contrôleur de l’Etat, qui avait examiné le niveau de préparationdu porte-parole de Tsahal face au déclenchement des “actes d’insurrection”,comme on les appelait à l’époque, le confirmait dans un rapport sévère. Selonlui, l’armée israélienne n’avait pas été suffisamment préparée et, parconséquent, avait commis des erreurs importantes dans ses rapports avec lesmédias en général et les médias étrangers en particulier.

La pression de l’information

Itzhak Rabin, alors ministre de la Défense, et lescommandants Shomron et Barak voulaient concentrer mes activités sur le défi desnouveaux médias. L’armée israélienne utilisait à l’époque les méthodestraditionnelles, imposant des “zones militaires fermées”, interdites d’entréeaux journalistes.

Résultat : les médias étrangers montraient souvent des officiers de Tsahal entrain de brandir des ordres militaires au nez des journalistes, ou pire, dedétourner les caméras dans des gestes grossiers.
Ces méthodes étaient désuètes. Très vite, de petites caméras vidéo, premiersmodèles du genre, ont été distribuées aux militants de l’Intifada et utiliséespour documenter les actions de Tsahal dans les villages et les villes, ycompris ceux déclarés hors-d’accès aux médias. Une fois les photos prises, lesmilitants les envoyaient immédiatement par taxi ou autre moyen de transport auxchaînes de télévision étrangères, et les images apparaissaient comme parenchantement sur les écrans de télévision à travers le monde.
Nous avons immédiatement compris que l’âge des zones militaires fermées étaitbel et bien terminé. Pire encore, la capacité de Tsahal à gérer l’informationavait subi des dégâts importants. Nous étions confrontés à un nouveladversaire, qui remettait en cause non seulement l’action de l’armée face à unsoulèvement civil, mais également son contrôle exclusif sur le fluxd’informations.
Le dilemme classique qui oppose fiabilité et rapidité montrait son hideuxvisage.
D’une part, l’impressionnante célérité palestinienne dans le transfert dedocumentation visuelle des actions de Tsahal. De l’autre, la confusion d’unegrande institution militaire qui peinait à maintenir des méthodes de travailcorrectes et justes. Si les médias respectent l’armée israélienne, il est dansleur nature d’absorber les informations qu’ils reçoivent. L’urgence jouait doncen la faveur des Palestiniens, qui, à chaque fois qu’ils le pouvaient,faisaient pression sur l’armée israélienne, l’obligeant à divulguer desinformations non vérifiées.
Agir dans un environnement surmédiatisé

Face à ces défis, avec mon équipe et leplein appui du ministre de la Défense et du chef du personnel, j’ai mené unevaste réforme dans le fonctionnement du bureau du porteparole de Tsahal, pourl’adapter au nouvel environnement médiatique et aux mouvements des médiaspalestiniens.

Nous avons recueilli les premiers fruits de cette réforme dès la premièreguerre du Golfe, un an et demi plus tard. Il fallait couvrir les événementsavec un maximum d’ouverture, tout en restant à la disposition des médiasétrangers. Bilan : une image positive d’Israël auprès du public qui lui apermis de bénéficier, entre autres, d’un soutien politique et financier aprèsla guerre.
Tous les porte-parole de Tsahal qui m’ont succédé ont dû gérer avec de plus enplus de sophistication le terrorisme palestinien.
Ainsi, par exemple, cette semaine, un journal a publié sur les brefs combatsdes soldats de Tsahal en Judée-Samarie : “Les médias, et en particulier lesmédias mondiaux, sont à la recherche d’images fortes et même provocantes, et ilest donc nécessaire d’éviter de créer ce genre d’images inutilement.”
Ces 25 dernières années ne sont pas perdues. Aujourd’hui, le porte-parole deTsahal est un réel partenaire dans la planification des opérations et sonopinion professionnelle sur l’angle médiatique à adopter est sérieusement priseen considération. Les commandants actuels ne sont pas seulement de grandsconsommateurs de médias, ils ont été formés pour savoir comment agir dans unenvironnement surmédiatisé. Tous savent que les supports technologiques ontconsidérablement évolué depuis les première et deuxième Intifadas et quel’ennemi excelle en la matière.
Avec la seconde Intifada, les Palestiniens ont compris qu’ils ne pourraientvaincre Israël par la terreur et qu’ils devaient renoncer à lutter avec l’arméeisraélienne et même avec la population civile, pour se concentrer sur ladiplomatie. Leur nouvel objectif : monter l’opinion publique contre Israël. Sileur but était, et reste, le même - créer leur propre Etat, selon certains, auxdépens d’Israël - leurs moyens d’action ont changé.
Le nouveau “David” palestinien

Aujourd’hui, le terrorisme a diminué, pourlaisser place à une large campagne diplomatique, économique, culturelle et derelations publiques, menée au-delà du Moyen-Orient.

Une campagne qui vise à délégitimer Israël dans le monde entier, tantôtorchestrée, tantôt improvisée par des acteurs locaux.
Son point culminant : la tentative palestinienne de reconnaissance unilatéraleà l’ONU, oublieuse des négociations et du dialogue avec Israël. Si cettemalheureuse action a échoué, l’activité internationale palestinienne sepoursuit et a même connu quelques succès, comme une acceptation de l’UNESCO,des résolutions de la Commission onusienne des droits de l’Homme à Genève ainsique d’autres platesformes nationales et internationales. Ces deux derniers moisseulement, la coalition internationale de gauche et les Palestiniens ontorganisé une marche,une flottille et une flottille aérienne, qui visaient toutes à ébranler lasouveraineté israélienne. Si Israël a pris un certain nombre de mesures dereprésailles, il réagit toujours trop lentement, au bénéfice de l’adversaire.
L’Etat juif peine à s’habituer à l’agilité du nouveau “David” palestinien et àson utilisation des valeurs de paix, de non-violence et de développementéconomique, face à la force militaire et au pouvoir économique de “Goliath”.Ainsi, si Israël est gagnant sur le terrain militaire, il perd la bataille desmédias et de l’opinion publique, en particulier dans les démocraties libéraleset démocratiques occidentales, auxquelles il est pourtant fier d’appartenir.Par exemple, l’hystérie du gouvernement, en particulier de la police et duministère de l’Intérieur, autour de l’“invasion” de quelques centaines demilitants pro-palestiniens, était totalement disproportionnée.
Ils ont réussi à créer un événement médiatique, précisément souhaité par lesorganisateurs, dans une situation qui ne posait pas de réelle menace pour lepays.
Vingt-cinq ans après la première Intifada, le lieutenant-colonel Shalom Eisneraurait dû savoir ce que beaucoup d’autres ont déjà intériorisé depuis longtemps: les circonstances d’un événement sont sans intérêt ; son contexte importepeu. En fin de compte, ce qui marque les esprits, dans cette “guerre desensibilisation”, c’est ce civil non armé, frappé au visage par un officier deTsahal. Et dans une telle équation, nous sommes forcément perdants.
L’auteur, ancien porte-parole de Tsahal, est doctorant, spécialiste endiplomatie publique de la seconde Intifada.