A quelques pas de Jérusalem, le Yémen…

La Cour yéménite est l’occasion de se replonger dans l’histoire mouvementée des Juifs du Yémen. Sur fond d’orfèvrerie et de tissus brodés

A quelques pas de Jerusalem, le Yemen (photo credit: FACEBOOK)
A quelques pas de Jerusalem, le Yemen
(photo credit: FACEBOOK)

 

Shoham Simchi est bien plus qu’un bijoutier. Il s’est donné pour mission de préserver les traditions et la culture de ses ancêtres et le fait avec sa boutique, sa galerie d’art et sa musique.

« Les Yéménites d’Israël accordent une grande importance à leurs traditions, et beaucoup œuvrent à les faire connaître et à les protéger », explique Shoham Simchi. L’orfèvre est créateur de la Cour yéménite (Hahatzer Hateimanit), qui a ouvert ses portes au printemps dernier, à Kochav Yaacov, en Judée-Samarie, à 15 minutes au nord de Jérusalem. L’entrée de la cour évoque celle des forteresses de terre battue propres à ce pays du sud-ouest de la péninsule arabique.
La Cour yéménite comporte la galerie et l’atelier de Simchi, où sont exposés d’authentiques objets d’art, une rue consacrée à l’artisanat et un marché ouvert le vendredi.
Simchi a grandi dans le village tout proche de Beit El. Ses grands-parents maternels étaient originaires de Sanaa, la capitale du Yémen, tandis que les parents de son père venaient d’un petit village voisin de celle-ci. Après avoir perdu son père très jeune, Simchi apprend l’art de fabriquer des bijoux et des objets en argent auprès d’Avraham Cohen, un orfèvre originaire de Djerba, en Tunisie.
Après son service militaire dans les rangs de Tsahal, Simchi affine ses compétences en concentrant ses efforts sur le filigrane yéménite, une forme d’art très rare et selon lui, en voie de disparition, caractérisée par des motifs complexes et délicats.
Outre sa galerie d’art, Simchi possède un studio d’enregistrement, où il produit ses propres compositions musicales, des piyoutim (poèmes liturgiques juifs), ainsi que les parashot lues dans le nousach (rite) yéménite, destinées à aider ceux qui en préparent chaque semaine la lecture (ces dernières sont sur YouTube).
Elena, sa femme, enseigne au lycée Djanogly de Jérusalem, et leurs huit enfants ont tous un rôle à tenir dans la Cour yYéménite : certains aident à la fabrication des objets d’art, d’autres assurent l’accueil des visiteurs.
« Les Yéménites étaient connus pour leur hospitalité, et cette qualité est passée aux jeunes générations », affirme Simchi.

Dans le quartier de Shiloah

C’est après la destruction du Premier Temple que certains Juifs partent s’installer au Yémen. Soumis à l’autorité de tribus locales, puis, plus tard, des Musulmans, ils sont durement traités, si bien qu’à partir de 1862, ils commencent à émigrer en Israël par petites vagues successives. L’aliya qui prend place entre 1881 et 1882 sera appelée Aaleh Batamar, une expression issue du Cantique des Cantiques qui, selon les sages, évoque l’année de la rédemption : les lettres hébraïques de « batamar », devenant « tarmab », correspondent à l’année juive 5642 (1881-1882). Tous ces nouveaux immigrants s’installent alors dans la Vieille Ville de Jérusalem, ou dans le quartier de Shiloah, près de la Cité de David. La grande majorité des Juifs restés au pays, au nombre de 45 000, seront acheminés en Israël en 1949 et 1950 au cours de la célèbre opération Tapis Volant.

Au Yémen, les Juifs vivaient séparés du reste de la population lorsqu’ils habitaient dans les grandes villes. Les autres, disséminés dans plus de 1 000 villes et villages, sont parvenus à préserver leurs traditions malgré leur isolement.
Les Juifs du Yémen travaillaient surtout dans le commerce ou l’artisanat. Les noms de famille qu’ils portent traduisent l’importance de métiers comme Haïat (tailleur), Atari (parfumeur), ou Nagar (menuisier). Même les maisons étaient souvent l’œuvre d’architectes juifs. Ils excellaient également en orfèvrerie (pour les hommes) et en broderie (pour les femmes). « Le métier d’orfèvre était très prisé chez les Juifs, car les Musulmans n’avaient pas le droit de l’exercer », explique Simchi.

L’exil de Maouza

La façade du bâtiment, conçue et construite par Simchi, s’orne de motifs typiques de la vieille ville de Sanaa. Les mashrabiya (fenêtres) sont percées de fentes étroites qui protègaient la pudeur des femmes si, de l’intérieur, elles voulaient regarder au-dehors. Les murs sont décorés de motifs de feuilles de myrte et de fagots de blé. Au Yémen, ils étaient en plâtre en raison du climat. « Les motifs du bâtiment sont repris partout : dans les bijoux yéménites, dans les broderies, la vaisselle et les rimonim des rouleaux de la Torah », indique Simchi.

Dans l’allée des artisans, sont exposés des objets d’art authentiques qui illustrent les professions exercées par les Juifs yéménites. On peut ainsi admirer un poignard jambiya arabe à la lame courte et incurvée, caractéristique, avec des filigranes datant de 150 ans. Simchi désigne également une broderie réalisée en Israël par sa grand-mère, Rumiya Cohen, et en profite pour raconter comment ses grands-parents sont venus d’Aden en bateau en 1945.
L’allée des artisans présente encore bien d’autres objets : poteries, récipients destinés à l’agriculture et couteaux utilisés pour la shechita (abattage rituel) ayant appartenu au grand-père de Simchi, le Mori (rabbin) Shalom Bouta, du village de Sir. « L’art de la shechita, et en particulier de l’abattage des volailles, était connu de nombreux Juifs yéménites, dont ce n’était pas forcément le métier. Beaucoup l’apprenaient dès l’âge de 15 ans. »
L’exil de Maouza, chapitre peu connu de l’histoire du judaïsme yéménite, illustre l’importance des Juifs dans l’économie du Yémen. « Cette histoire mériterait d’être mieux connue », estime Simchi. « En 1676, l’imam au pouvoir, Al-Mahdi Ahmad, décrète que les Juifs ne peuvent vivre au Yémen, terre sacrée pour l’islam. Il leur pose un premier ultimatum : se convertir ou mourir. Puis il transforme cette peine de mort en exil et les Juifs se retrouvent à Maouza, dans le désert de la Tihama, au bord de la mer Rouge, où les températures figurent parmi les plus chaudes de la planète. Là, beaucoup meurent de maladie ou de déshydratation. Au bout d’un an, les gouverneurs régionaux demandent à leur dirigeant de rappeler les Juifs dans les villes, car ils n’arrivent pas à s’en sortir sans les artisans juifs. »

Ne pas se faire remarquer

Au premier étage de la Cour yéménite, sont exposés des objets de culte et des bijoux réalisés par Simchi, qui sont vendus à des galeries à l’étranger, mais aussi en Israël (surtout aux touristes), ainsi que via le site internet.

« Les seuls objets de culte que fabriquaient les artisans juifs au Yémen étaient les rimonim, que l’on pose sur les rouleaux de la Torah, et le yad, le doigt pointé qui permet de suivre les lignes durant la lecture. Pas de verres de kiddoush ni de toupies de Hanouca ou de mézouzot. Le parchemin de la mézouza était placé dans une niche creusée dans l’encadrement en pierre de la porte. Les Juifs veillaient à ne pas se faire remarquer et évitaient d’afficher leur richesse, afin de ne pas susciter les agressions des autochtones. Ils étaient habillés en noir ou en gris et ne portaient du blanc que le jour de Shabbat, durant lequel ils restaient dans leurs quartiers », explique Simchi.
Dans les objets de culte qu’il crée, Simchi alterne motifs yéménites et éléments modernes. Il fabrique des bougeoirs, des boîtes à cédrat, des boîtes de dons, des verres de kiddoush, des lampes et des toupies de Hanouca, des mézouzot et des étuis de méguila. De courts films réalisés par lui et son épouse montrent le difficile processus de création des filigranes : on commence par tisser le fil d’argent à l’aide d’une machine, puis on prépare un modèle de moule dans lequel sera créé le bijou ou l’objet. D’autres films présentent diverses coutumes yéménites.
Au deuxième étage, se trouve le divan, coin de repos traditionnel meublé de canapés bas aux coussins multicolores, avec des murs ornés de tissus tout aussi colorés. Là aussi, des objets authentiques sont exposés, certains accompagnés d’explications : « Ils ont été prêtés ou offerts par des Yéménites israéliens, qui se sont montrés extrêmement intéressés par la création de la Cour yéménite », affirme Simchi.

La goutte d’eau qui fait déborder le vase

Au Yémen, les orfèvres fondaient des pièces d’argent venues d’autres pays pour fabriquer leurs bijoux. Un sceau juif apposé sur un bijou de Sanaa était le signe de la position élevée de son créateur. Egalement exposés dans la Cour yéménite, deux pilons et mortiers réalisés de deux façons différentes. Une grande meule installée dans un coin est là pour rappeler le calvaire des femmes yéménites de la fin du XIXe siècle qui avaient, à la veille de Pessah, bien plus à faire que préparer le séder…

« Ces meules servaient surtout à moudre les noix et les graines utilisées dans la confection de la halla traditionnelle du Shabbat, des fêtes juives et des événements festifs », explique Simchi.
Mais les pilons et mortiers rappellent une histoire très différente. Selon certaines versions, l’émigration de 1881-1882 a été suscitée par des rumeurs parvenues jusqu’au Yémen, selon lesquelles de nombreux Juifs d’Europe partaient s’installer en Palestine. Pour Simchi cependant, il n’y a peut-être pas que cela, si l’on en croit le livre de Rabbi Amram Korach intitulé La tempête du Yémen.
« Quand les Turcs sont arrivés au Yémen, en 1872 », explique Simchi, « ils ont confié la fabrication de leur farine aux Juifs, car ils craignaient que la population locale ne cherche à les empoisonner. Afin de répondre aux besoins croissants de l’armée turque, qui ne cessait d’augmenter en nombre, les femmes juives ont donc dû moudre de plus en plus de farine. Un travail épuisant. Une année, à la veille de Pessah, alors qu’elles venaient de nettoyer à fond leur meule et de la cachériser, les Turcs les ont forcées à moudre encore de la farine pour eux. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase : les femmes décidèrent de partir en Eretz Israël. Elles se rebellèrent contre l’autorité turque et encouragèrent leurs maris à faire l’aliya. »
Certains livres de collection de Simchi sont vieux de deux siècles. La plupart, écrits à la main, ont été copiés par des scribes, qui étaient aussi des érudits. Dans sa collection, on trouve une Hagada, un livre de Slihot, un autre pour Hoshana Raba et une Haftara. La première imprimerie n’a vu le jour au Yémen que vers la fin du XIXe siècle, à une époque où l’Europe en avait déjà depuis des siècles.
« Les livres étaient des objets rares. Dans les écoles, les élèves étaient parfois 10 ou 15 à suivre sur le même livre. Voilà pourquoi les Juifs du Yémen savent lire dans toutes les directions et à une distance d’un ou deux mètres », explique-t-il.
Beaucoup de touristes et d’enfants des écoles viennent visiter la Cour yéménite. Le vendredi, sur le marché yéménite, on peut manger sur place ou emporter des produits typiques. Ce sont des jeunes de Kochav Yaacov et des villages voisins qui tiennent les stands.