Caroline à Vichy

La matinée du 16 juillet, nous l’avons passée en famille, ma soeur Annie, 15 ans, mon frère Max, 10 ans, moi 5 ans, Caroline, bien sûr, et notre maman, dans l’appartement du 37, rue Grenetta...

caroline (photo credit: Avec son aimable autorisation)
caroline
(photo credit: Avec son aimable autorisation)

Juste après les années d’après-guerre, j’avais 8-9 ans. Souvent,on évoquait la rafle. Aucun doute pour moi, la rafle avait eu lieu un 24février 1943 dans un petit village près de Châteauroux. Ce jour où deuxuniformes français étaient venus m’enlever mon Papa. Je m’en souviens trèsbien, je suis le dernier de ses trois enfants qu’il a embrassés. Pour lui cesera Nixon, Gurs, Drancy. Cela aurait dû être Auschwitz, mais ce futMaidanek...

Vous voulez savoir pourquoi ? Le responsable du convoi 51 du 6 mars 1943, celuide mon Papa, reçoit un télex en provenance d’Eichmann : “Par suited’encombrement à Auschwitz, poursuivez jusqu’à Maidanek.”

Encombrement, encombrement, ce mot dépasse en signification ce qu’un êtrenormal peut accepter.

“Demandez à votre concierge” 

16 juillet 1942, il fait chaud et lourd sur Paris.La matinée du 16 juillet, nous l’avons passée en famille, ma soeur Annie, 15ans, mon frère Max, 10 ans, moi, 5 ans, Caroline, bien sûr, et notre Maman,dans l’appartement du 37, rue Grenetta, dans le 2e arrondissement de Paris.Papa s’était absenté dès le matin, pour son atelier de mécanique, un travailurgent à terminer.

Midi. Coup de sonnette. Ma soeur ouvre : sur le palier, un homme seul, d’unemain, tient son chapeau, de l’autre sa carte de policier.

- Madame Spira ? J’ai un ordre de la préfecture de police qui m’ordonne de vousemmener, vous, votre mari et vos enfants.

- Mais... mon mari est absent.

Le policier ne cherche même pas à vérifier les dires de ma mère. Il reste dansle vestibule, réfléchit un instant, semble presque soulagé.

- Faites revenir votre mari, je reviendrai vous rechercher à 5 heures, d’ici làpréparez quelques affaires pour deux jours.

Par chance, un voisin possède le téléphone.

C’est le patron du café situé juste à côté de l’atelier de mon père qui a pului transmettre le message de ma mère.

5 heures précises, nouveau coup de sonnette. Est-ce le même policier ? Je nepeux le préciser, je me souviens que Maman lui a servi un petit verre deschnaps - Bon maintenant, il faut y aller.

Embarras des Spira. Nous avons bien préparé une petite valise avec des affairesde toilettes, mais que devons-nous faire de Caroline ? Caroline, notre compagnede jeux, notre confidente, celle à qui nous racontons tous nos secrets.Caroline, cette magnifique poule que maman a ramenée de la campagne il y aenviron deux ans et a installée sur notre minuscule balcon en s’imaginant quede temps en temps nous pourrions déguster, denrées rarissimes à l’époque, unoeuf tout neuf... Manque de coq à l’époque dans Paris ? Je ne me souviens pasd’avoir mangé un seul oeuf, mais ce dont je me souviens, c’est de notre amourpour Caroline, normal, deux ans de cohabitation enfant/animal.

- Et notre poule, on peut l’emmener ? Le policier se gratte la tête, Carolinene figure pas sur sa liste.

- En descendant, quand vous remettrez les clés de l’appartement à votreconcierge, demandez-lui gentiment si elle peut garder votre poule.

Madame Laridon accepte bien volontiers et ne semble pas étonnée de nous voiremmenés. Tristesse des petits Spira de se séparer de Caroline, même si ce n’estque pour deux jours, comme nous l’affirme le policier pour nous consoler.

Un petit garçon très mignon

L’orage n’arrive pas à éclater, les rues sontpresque vides, normal pour un lendemain de fête pas comme les autres.

Papa et le policier marchent devant et sont en plein désaccord. Papa estCitroeniste et défend l’avance technique de sa Rosalie à moteur flottant, lepolicier ne jure que par sa Renault, jamais en panne elle ! Derrière eux, commed’habitude, Max et Annie se disputent, moi, je marche doucement en tenant lamain de Maman.

20 minutes plus tard, nous arrivons rue Dussoubs, devant une école maternelle.

L’orage éclate, il pleut à verse quand nous pénétrons en courant dans l’école,sans même remarquer l’autobus garé au coin de la rue.

Notre policier accompagnateur nous abandonne.

- Au revoir les enfants, à bientôt.

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A mes yeux, lepréau me semble immense.

A part nous et les 5 policiers en civils siégeant derrière leur petite table,le préau est vide. Posée sur chaque table, une petite boîte en boisrectangulaire, chaque boîte contient une partie du fichier juif.

Après-guerre quand ma mère me répétait si souvent cette phrase : “En juillet1942, tu nous as sauvé la vie...”, je commence à la croire. Je vais peut-êtrevous étonner mais en 1942, je suis un petit garçon très mignon.

Pourquoi mes parents se dirigent-ils vers la table de gauche ? Pourquoi lepolicier derrière sa table me regarde si fixement ? Maman a toujours pensé quecet homme devait avoir un enfant du même âge que moi. Et lui devait savoir oùl’on conduisait les Juifs et peutêtre même savoir ce que l’on faisait desJuifs.

Rapide coup d’oeil sur les deux autres enfants.

- Votre nom ?

- Spira

- Spira, Spira,Spira...

Une fiche sort de la boîte, nouveau regard sur l’adorable petit garçon, moi. Leton change, il ne parle plus, il gueule, et il gueule très fort ! - Touspareils ! Convoqués à 1 heure, vous arrivez à 6 heures ! Vous croyez que l’on aque ça à faire ? A vous attendre ? Moi je suis là depuis 5 heures du matin ! Lavoix est de plus en plus menaçante...

- Allez, foutez-moi le camp, vite, et la prochaine fois, essayez d’arriver àl’heure ! Quelle humiliation pour mes parents devant leurs enfants.

- Pardon Monsieur, excusez-nous Monsieur...

Un peu honteux, nous nous dirigeons vers la sortie. En silence, les 5 policiersnous regardent partir. L’orage a cessé. En sortant de l’école, nous remarquonsl’autobus qui semble en attente.

Dernier jeu de paumes à six mains

C’est ma soeur Annie qui a poussé le cri :elle vient de reconnaître dans l’autobus sa camarade de classe, sa meilleureamie, Paulette Ravitzki, qui joue une partie de jeux des 7 familles, avec sasoeur Yvette, la petite fiancée de mon frère, et leur petit frère André, monmeilleur copain.

A trois mètres de l’autobus, un gardien de la paix en pèlerine se rouletranquillement une cigarette. Il nous faut taper sur la vitre embuée pour queles trois enfants Ravitzki s’aperçoivent de notre présence.

Ils nous parlent, mais de cette saloperie d’autobus aucun son ne nous parvient.

C’est Max le premier qui va trouver ce moyen de communiquer : la paume de samain contre la vitre du bus se met à jouer les essuie-glaces. A l’intérieur del’autobus, Yvette a compris, sa main se clone sur celle de mon frère, aussitôtnous l’imitons, six paires de mains s’amusent à ce jeu de paumes, maudite glacequi sépare de si bons amis.
Tout a une fin, à la demande de nos parents, nous devons nous séparer despetits Ravitzki.
- Allons, vous irez jouer chez vos amis jeudi prochain, ou bien eux viendront àla maison, je verrai avec leur maman.

Au coin de la rue Réaumur se trouvait un café Dupont : “Chez Dupont tout estbon”.

Les cafés Dupont, comme Vuitton, comme le café de la Paix place de l’Opéra,seront parmi les premiers établissements, avant même l’ordonnance de Vichy, àaccrocher ce petit panneau “Interdit aux juifs”. Lissac, lui, c’était : “Lissacn’est pas Isaac”.
Journée des paradoxes, c’est à la terrasse de ce “Dupont tout est bon” que j’aibu ma dernière grenadine avec toute ma famille réunie. Maintenant il nous fautrentrer à la maison.
- Bonjour Madame Laridon, nous venons récupérer notre poule.

Est-ce notre concierge ou une statue de sel. Son beau-frère, planton à lapréfecture de police, lui avait bien expliqué ce que l’on faisait des Juifs.Elle se retourne, soulève le couvercle de sa “cocotte en fonte’’ : “Prenezlà,elle est à vous”. Caroline, notre poule chérie réduite en petits morceauxbaignant dans sa sauce.

Comment aurions-nous pu la manger. Ce soir-là, trois gros chagrins d’enfantschez les Spira.

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Par précaution,15 jours après la fin tragique de Caroline, nous passons en zone libre.

Laval aime beaucoup les enfants, surtout les enfants juifs. A sa demande, lesenfants juifs iront rejoindre leurs parents.

11 novembre 1942, le convoi de 45 déportés de Drancy vers Auschwitz : 745Juifs, dont 106 enfants de moins de 16 ans. Parmi eux, Paulette Ravitski, 14ans, sa soeur Yvette, 12 ans, leur petit frère André, 8 ans, gazés deux heuresaprès leur arrivée. Ils rejoindront en fumée leurs parents Indel et MiguaRavitzki, dans ce ciel maudit de Pologne resté mystérieusement muet.

Arrêtés le 16 juillet 1942, ils resteront trois jours au Vel’ d'Hiv puis serontdéportés le 20 juillet à Pithiviers. Sarah Kornfeld est séparée de ses enfantsle 2 août puis déportée par le convoi 14. Elles est assassinée le 24 septembre,à l’âge de 38 ans.

Les enfants seront transférés à Drancy le 25 août 1942 et déportés versAuschwitz le 28 août par le convoi 25. Simon 3 ans, Anna 6 ans, Hélène 8 ans.

Sarah BalsamKornfeld était la tante de Shlomo Balsam, aujourd'hui directeur d’Aloumim,l’Association des enfants cachés pendant la Shoah.

Discours prononcé lors de la commémoration des 70 ans du Vel’ d’Hiv’ à YadVashem le 16 juillet 2012.