Changement de statut...ou statu quo ?

Les Arabes de Jérusalem-Est, citoyens de nulle part, sont de plus en plus nombreux à demander la nationalité israélienne

arabes israeliens (photo credit: Baz Ratner / Reuters)
arabes israeliens
(photo credit: Baz Ratner / Reuters)

Il y a 45 ans, après la guerre des Six-Jours, les habitants de quartiers etde villages de Jérusalem-Est découvraient que leur vie, mais aussi leur statutjuridique, avaient changé du tout au tout. Ils restaient jordaniens, puisque leroi Hussein continuait à proclamer ses droits sur la Cisjordanie, y compris surJérusalem-Est. Mais aussi palestiniens, représentés, qu’ils l’aient voulu ounon, par l’OLP (créée trois ans avant la guerre de 1967). Ils étaient porteursde deux documents de voyage : l’un jordanien, l’autre israélien, ce dernier lesdéfinissant comme “résidents” israéliens.  Mais, de jure, ils étaient devenus des non-citoyens, sans rien qui puisseprouver leur nationalité.

Le statu quo de Jérusalem-Est, qui conférait aux habitants arabes un statutparticulier, n’avait pas été conçu pour durer si longtemps. Pourtant,aujourd’hui encore, 260 000 Arabes de Jérusalem-Est sont toujours dans ce cas.
L’option de se voir octroyer la nationalité israélienne a toujours été sur latable, du moins en théorie. Il suffisait de passer le seuil du ministère del’Intérieur et demander un passeport israélien pour l’obtenir, mais, dans lapratique, très peu l’ont fait. Une telle démarche était réprouvée par lesdirigeants palestiniens de la ville et par la population elle-même, mal remisedu choc de 1967.
Depuis, deux Intifadas sont passées par là. Durant la décennie qui les aséparées, l’Autorité palestinienne a été créée, puis s’est divisée, avec leHamas dans la bande de Gaza d’un côté, et le Fatah en Judée-Samarie de l’autre.
Quant aux habitants de Jérusalem-Est, ils apprenaient que des accords sur lestatut de la ville étaient signés, puis abrogés. Ils ont élu les députés duparlement palestinien, obtenu le droit de participer aux élections du conseilmunicipal de Jérusalem et vu que tout changeait pour eux, sauf leur statut.Pendant la seconde Intifada, la barrière de sécurité qui entoure la ville aalors souligné le fossé qui existe entre Jérusalem-Est et la Judée-Samarie, etisolé les habitants arabes de la ville.
Mais c’est au cours de la dernière décennie que la question de l’identité n’ajamais été aussi aiguë pour les habitants de Jérusalem-Est. Au programme : lesévénements dramatiques de la seconde Intifada, l’enlisement des négociationsentre Israël et l’AP, les réalités en constante mutation dans la villeelle-même. De quoi inciter les habitants de Jérusalem-Est à se poser unequestion bien précise : peuton rester palestinien tout en vivant derrière labarrière de sécurité, alors que l’on se retrouve malgré soi mêlé à lapolitique, à l’économie et à la culture israéliennes ? Et que se passera-t-ilsi l’on échange son statut de “résident” contre celui de “citoyen” ? 
“Ce n’estpas quelqu’un de bien” 
Des questions qui, apparemment, reviennent de plus enplus souvent, puisque les chiffres récents indiquent une augmentation régulièredu nombre de ces candidatures à la citoyenneté. Reste à déterminer ce que celasignifie exactement pour Jérusalem et pour les résidents de la partie est de laville.
La guerre des Six-Jours a changé la donne en matière de politique, defrontières et d’état d’esprit. Les habitants de Jérusalem-Est se sont alorsretrouvés dans une position étrange : ils vivaient en Israël, travaillaientpour des entreprises israéliennes et faisaient leurs courses dans des magasinsisraéliens. Beaucoup ont appris l’hébreu, mais sur les plans culturel, socialet religieux, leurs liens avec la Jordanie et la Judée-Samarie demeuraient trèsforts.
Dans la société très conservatrice de Jérusalem-Est, où tout le monde connaissaittout le monde, rares étaient ceux qui se figuraient adopter un jour lanationalité israélienne.
“Au début”, résume Fadel Tahboub, dignitaire de Wadi Joz, “nous pensions quel’occupation serait provisoire. Et les Israéliens n’encourageaient pas lesPalestiniens à réclamer la nationalité. Ainsi a-t-on créé un statu quo et,comme nous avions toujours notre passeport jordanien et jouissions de certainsdroits en Israël, nous l’avons accepté comme une solution provisoire. Lesproblèmes ont débuté dans les années 1990, avec les politiques de révocation dela nationalité et les implantations juives à Jérusalem-Est.”
Fadel Tahboub appartient depuis longtemps à la direction palestinienne ; il aété prisonnier politique et a pris part à de nombreux événements etpourparlers. Il désapprouve les Palestiniens qui souhaitent devenir citoyensisraéliens.
“Nous avons tous une partie de notre famille en Jordanie, une autre enJudée-Samarie. Je pense qu’à l’époque, certains hommes d’affaires quivoyageaient beaucoup ont choisi de prendre un passeport israélien, maisaujourd’hui, c’est plutôt rare. Ce n’est pas bien accepté par notre société.
Celui qui le fait ressent cette désapprobation. On ne lui fera aucun mal, maison estimera que ce n’est pas quelqu’un de bien”, explique Fadel Tahboub, quiparle couramment l’hébreu et est souvent invité dans des émissions de latélévision et de la radio israéliennes en langue arabe.
Pourquoi un statut spécial ? 
Yasmine (ce n’est pas son vrai nom) travaille chezun loueur de voitures de Jérusalem-Est. Elle et son mari ont pris lanationalité israélienne il y a deux ans, tout comme de nombreux membres de safamille : “Nous nous sommes dit : pourquoi pas, après tout ? Nous vivons à BeitHanina et envisageons de déménager à Guiva Tsarfatit, où les infrastructuressont bien meilleures. Nous sommes nés à Jérusalem, nous parlons l’hébreu et ilétait naturel que nous devenions citoyens israéliens... Le statu quo n’a plusde raison d’être, l’Etat palestinien ne verra peut-être jamais le jour. Alors,au moins, nous jouissons désormais de tous les droits, y compris le droit devote, de sorte que nous avons notre mot à dire sur la situation en Israël.”
A présent, elle et sa famille peuvent donc choisir de s’installer non seulementdans le quartier de Guiva Tsarfatit, mais aussi à Tel-Aviv ou à Kfar Shmaryahous’ils en ont envie. S’ils avaient déménagé quand ils étaient encore résidentsde Jérusalem-Est, ils auraient sans doute perdu leur carte d’identité.
Si Yasmine n’a pas voulu dévoiler son vrai nom, c’est pour protéger sa vieprivée et non par crainte. Car ni ses voisins ni ses proches n’ont réaginégativement quand elle a acquis la nationalité israélienne. “Bien sûr, il y abeaucoup de fanatiques et d’extrémistes, mais aucun de mes proches n’a critiquéma décision. Certains m’ont dit qu’eux-mêmes ne le feraient pas, mais qu’ils leconseilleraient à leurs enfants”, avance-t-elle.
Muhammad Nasser a 54 ans, il est chauffeur de taxi et vit lui aussi à BeitHanina. L’un de ses fils a bien fait une demande de nationalité israélienne,mais ne l’a pas obtenue. “J’aimerais vraiment qu’il puisse l’avoir”, soupireNasser. “Rien de bon ne nous est arrivé depuis la création de l’AP. Alorsvivons tous dans un même Etat ! Pourquoi faut-il que nous ayons ce statutspécial ? Nous sommes nés dans cette ville, exactement comme quelqu’un quiserait né à Rehavia : nous devons avoir les mêmes droits.”
Un durcissement des conditions 
Au cours des 10 dernières années, le nombre decandidatures a augmenté de façon significative. En 2001, on en comptait 43,révèle Ofer Zalzberg, analyste au Groupe de Crise internationale basé àJérusalem. En 2002, 36, mais en 2009-2010, on en a recensé 800 à 900 par an,chiffres confirmés par le ministère de l’Intérieur. Le nombre total de demandesentre 2001 et 2010 s’est donc élevé à 3 558, dont 1 158 agréées. D’autreschiffres et analyses devraient être publiés par le ministère de l’Intérieur cetété, quand le Groupe de Crise internationale publiera son rapport surJérusalem-Est.
“Il est important de comprendre que le chiffre dont nous parlons concerne lescandidatures, et non les individus”, souligne Zalzberg. “Certaines candidaturessont personnelles, certes, mais d’autres englobent toute une famille, ce quisignifie que le nombre de ceux qui aspirent à recevoir la nationalitéisraélienne est supérieur.”
Rimane Barakat, codirectrice du Centre de Recherche et d’InformationIsraël/Palestine, et elle-même résidente de Jérusalem-Est, ajoute que beaucoupde ses amis ont entamé une procédure pour obtenir la nationalité israélienne etattendent une réponse du ministère de l’Intérieur. “Mais ce n’est pas parce quele nombre de demandes a augmenté que le ministère en accordera davantage. Enfait, le processus s’est ralenti ces dernières années, car on a introduit denouvelles conditions et des critères supplémentaires.
Il faut présenter une multitude de documents pour prouver que l’on habite bienà Jérusalem”, explique-t-elle. Pourquoi ce soudain changement d’état d’esprit à Jérusalem-Est, après tantd’années ? Les experts ne s’accordent pas sur la réponse à cette question,faute d’informations fiables.
Qui sait ce qui se passera demain ? 
Pour Rimane Barakat, ce sont les conditionsde vie très dures et l’incertitude quant à leur statut qui pousse les habitantsde Jérusalem-Est à formuler leur demande.
“Une personne de Jérusalem-Est qui part étudier ou travailler à l’étranger perdsa carte d’identité, sauf si elle a la nationalité israélienne. Et avec cettenationalité, elle peut en outre choisir son lieu de vie, alors qu’avec lestatut de résident, elle ne peut habiter qu’à Jérusalem-Est, où les prix sontélevés et les appartements introuvables.”
Zalzberg ajoute qu’il ne serait pas étonné de découvrir, à la lumière d’unenouvelle enquête, que la plupart des candidats à la nationalité vivent del’autre côté de la barrière de sécurité et craignent que de futures politiquesisraéliennes ne les excluent des limites de la ville.
“Après l’édification de la barrière de séparation, beaucoup d’habitants de KafrAkab ou du camp de réfugiés de Shouafat ont commencé à s’inquiéter pour leuravenir”, explique-t-il. “Tandis que Binyamin Netanyahou répète à qui veutl’entendre que Jérusalem est unifiée et le restera, le maire Nir Barkat, lui,ne cache pas son intention d’exclure ces zones du Grand Jérusalem. Il est donccompréhensible qu’ils se fassent du souci. Aujourd’hui, ils peuvent travailleren Israël, ils bénéficient de soins médicaux et de prestations sociales. Maisqui sait ce qui se passera demain ?” Zalzberg estime donc que, si c’est ledésespoir qui pousse certaines personnes à prendre cette décision, d’autres lefont pour se protéger de désagréments futurs.
Il existe aussi un autre groupe à prendre en considération : celui desPalestiniens de Judée-Samarie qui ont collaboré avec le Shin Bet. Un grandnombre d’entre eux vivent désormais avec leur famille dans des quartiers juifsou arabes de Jérusalem-Est, comme Pizgat Zeev, Beit Hanina ou Beit Safafa, etdemandent leur naturalisation, car ils ont rompu tout lien avec l’AP.
On ignore combien ils sont à avoir demandé et obtenu la nationalité, mais onparle de plusieurs dizaines de familles avec enfants.
Et le projet national palestinien dans tout ça...
Rimane Barakat se demande même si le phénomène n’est pas encore plus importantet se pose la question philosophique de savoir si les habitants deJérusalem-Est ne privilégient pas, désormais, leurs droits individuels sur lesdroits collectifs des Palestiniens. “J’ai l’impression que notre projetnational est mis de côté”, déclare-t-elle. “Les révolutionnaires du Caire, deTunis et autres se battent pour leurs droits individuels. Alors que sepasse-t-il quand une personne doit choisir entre les droits collectifsnationaux et ses droits en tant qu’individu ?” Elle affirme avoir remarqué unchangement dans l’attitude des dirigeants palestiniens sur ce point trèscontroversé.
“Il me semble qu’ils ont donné leur accord tacite. Ils comprennent sans douteque, sans cela, notre terre et nos droits seront perdus.”
Mais une autre question se profile : de quelle manière cette tendanceinfluera-t-elle sur les chances de parvenir à mettre en place une solution àdeux Etats ? Aujourd’hui, les négociations sont au point mort et elles nesemblent pas près de reprendre. Ni les Israéliens ni les Palestiniens nemanifestent d’optimisme à leur sujet. Si bien que le camp des rares défenseursd’une solution à un Etat ne cesse de croître.
Comme le dit le chauffeur de taxi Nasser : “A un moment, il finira bien par sepasser quelque chose. Si nous ne parvenons pas à une Palestine indépendante,nous vivrons tous ensemble dans un seul Etat et il ne pourra plus y avoird’inégalités entre Juifs et Arabes.”
Mais c’est là que s’invitent alors toutes les questions existentielles liées àl’Etat juif. Certes, si les Palestiniens réclament la nationalité israélienne,tout laisse à penser qu’ils auront tendance à renoncer à la création d’un Etatpalestinien indépendant. Mais un tel flux migratoire pourrait aussi poserproblème en termes de démographie. Et menacer les fondements ethniques quiconfèrent à Israël sa spécificité, celle de constituer avant tout un foyernational juif.