Dans les caves d’Elie Wiesel

La petite ville de Sighet en Roumanie est en passe de devenir un lieu de pèlerinage. Elle abrite la maison qui a vu grandir le prix Nobel de la paix, transformée aujourd’hui en musée de la Shoah

Elie Wiesel (photo credit: Wikimedia Commons)
Elie Wiesel
(photo credit: Wikimedia Commons)

 

«Sous mes yeux, toujours, se trouve la photo de la maison où je suis né. La porte qui mène au jardin. La cuisine. Je veux entrer, mais j’ai peur. Je veux contempler la maison, même de loin. Avec tout ce que j’ai vécu, il est pour moi essentiel de me rappeler cet endroit. » – Elie Wiesel

Sighet, Roumanie, 1944. Deux jours avant Pessah, la nuit où il est arrêté avec sa famille, avant d’être enfermé dans le ghetto et plus tard déporté à Auschwitz, Elie Wiesel, 15 ans, creuse un trou dans le jardin de la maison familiale. Il enterre la montre en or, cadeau de son grand-père bien-aimé.
Vingt ans plus tard, survivant de la Shoah, Wiesel retourne à Sighet, seul, et sous le couvert de l’obscurité, se glisse dans le jardin pour voir si la montre est toujours à sa place.
Dimanche, il y a une quinzaine de jours, depuis la maison de Sighet où il a vu le jour en 1928, j’interviewe le célèbre écrivain par Skype, alors qu’il se trouve lui-même à New York.
Il sourit, le menton posé sur la main. Je lui demande où il a enterré la fameuse montre.
Il rit. « Quand je suis revenu à Sighet, au bout de vingt ans, j’ai trouvé ma montre en or sous un arbre, à l’endroit où je l’avais enterrée, et je l’ai remise en place » répond-il. « Je ne veux pas que quelqu’un la trouve. »
Pour Joël Rappel, spécialiste de Wiesel, l’histoire en dit long.
« C’est un symbole », explique Rappel. « Tout comme la montre, le temps s’est arrêté. » Mais bien qu’elle soit restée enfouie, son souvenir vit dans nos mémoires en raison de l’histoire de l’écrivain.
Les parents d’Elie Wiesel, Shlomo Wiesel et Sarah Fieg, ainsi que sa jeune sœur Tsipora, ont trouvé la mort dans les camps d’extermination nazis. Seules Béatrice et Hilda, ses deux sœurs aînées, et lui-même ont survécu.
Quelque dix mille Juifs de Sighet, près de la moitié de la population de la ville, ont été entassés dans les wagons à bestiaux et envoyés à Auschwitz, du 16 au 22 mai 1944. Mille à deux mille d’entre eux en sont revenus. Quelques-uns sont retournés dans leur ville natale après la guerre, mais la majorité s’est dispersée à travers le monde.

Une maison chargée d’histoire

Cette année, lors du week-end du 16 au 19 mai, plus de cent « Sighetiens » se sont réunis dans cette ville frontalière de Transylvanie, pour la commémoration du 70e anniversaire des déportations juives sous le gouvernement hongrois. Quelques survivants, mais aussi des Juifs de la deuxième et troisième génération, dont des cousins israéliens d’Elie Wiesel. Ils sont arrivés d’Israël, des Etats-Unis, du Royaume-Uni, d’Amérique latine et d’Afrique du Sud.

Lors d’une cérémonie particulièrement émouvante à la mairie de Sighet, dans la matinée du 18 mai, en présence du maire Ovidiu Nemes, ils ont allumé des bougies pour leurs proches, qui ont péri pendant la Shoah, et pleuré en racontant leurs histoires.
Cet après-midi, ils se sont joints aux habitants de la ville pour participer à l’inauguration du centre éducatif de la Cave de la Shoah, dans le jardin de la maison de Wiesel, que l’écrivain a lui-même inauguré comme musée de la Shoah en 2002.
Au total, plus d’un demi-million de Juifs de la Transylvanie du Nord ont péri des affres du régime nazi. Le centre de formation contient des photos et des documents d’archives dédiés aux victimes locales.
« Le centre éducatif évoque le sort terrible des Juifs de cette région, et veille à ce que leur histoire ne soit pas oubliée », déclare Haim Chesler, fondateur de Limmud FSU et président du Comité du souvenir de la Claims Conférence. « L’année prochaine, j’espère qu’Elie Wiesel pourra faire le déplacement avec sa famille pour se rendre compte par lui-même. »
C’est Chesler qui a lancé l’idée du centre de formation. Son excavation et sa rénovation ont pris près de deux ans, sous la supervision d’Elie Itshaki, un colonel à la retraite de Tsahal et représentant de l’Agence juive. Itshaki a grandi en Transylvanie et perdu presque toute sa famille pendant la Shoah, dont deux frères, Moshe Iszak, quatre ans, et Hershel Iszak, trois ans.
« Creuser cette cave et la restaurer a demandé un énorme et rude travail », déclare-t-il. « Mais ça valait le coup. Cela signifie beaucoup pour moi et pour les autres survivants ».

Ranimer le souvenir de ces Juifs

Le financement de la Cave de la Shoah associe le gouvernement roumain, la ville de Sighet, la Conférence sur les réclamations matérielles juives contre l’Allemagne, l’Institut national Elie Wiesel pour l’étude de la Shoah en Roumanie, le musée américain du Mémorial de la Shoah, la Fédération juive roumaine, la Fondation Caritatea et le Limmud FSU.

Parmi les personnes présentes lors de son inauguration : le ministre roumain des Affaires religieuses, Viktor Opaschi, la vice-ministre de l’Education, Irinia Cajal, le vice-président de la Claims Conférence, Ben Helfgott, le chef de la communauté juive de Sighet, Harry Marcus, le Grand Rabbin de Roumanie, Rafael Sheffer, le chantre Yosef Adler, et la directrice de l’Institut Elie Wiesel en Roumanie, Eliesabet Ungurianu. Le rabbin s’est exprimé en roumain et en hébreu, Helfgott en yiddish et en anglais, et le chantre a récité le Kaddish.
« C’est l’un des moments les plus émouvants de ma vie », a déclaré le maire, via un traducteur. « La Shoah est le crime le plus cruel de l’histoire humaine. J’ai fait la promesse aux Juifs de Sighet de faire de la ville le lieu de pèlerinage le plus important de Transylvanie. Nous nous efforçons tout le temps de ranimer le souvenir de ces Juifs qui faisaient autrefois partie de notre ville. A vous tous qui avez eu un jour de la famille à Sighet, bienvenue chez vous ! »
« J’ai non seulement assisté ce matin à un merveilleux service commémoratif, mais cela m’a aussi profondément touché », a quant à lui rapporté Helfgott, 84 ans, survivant polonais installé aujourd’hui en Grande-Bretagne. « Ceux qui s’occupent d’éducation et de la mémoire de la Shoah ont un rôle très important, parce que nous ne devons jamais oublier ce qui s’est passé. Je ne connais pas d’autre ville qui ait organisé une cérémonie du souvenir aussi émouvante. »
Cela ne s’est pas arrêté avec nous

Hermann Kahan, né en 1926, est un ami d’enfance d’Elie Wiesel. Il a récité un Kidoush du Shabbat sur le vin, rempli d’émotion, « tout comme le Rebbe avant la Shoah ».

Kahan et une de ses sœurs ont survécu aux camps de concentration nazis et se sont installés en Norvège, mais sa mère et une autre sœur ont été assassinées dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Son père est mort tragiquement 10 jours après avoir été libéré.
« Je regrette beaucoup qu’Elie ne soit pas ici avec nous aujourd’hui. Il se sentirait comme moi en ce moment », affirme Kahan, homme d’affaires à la retraite et dirigeant de la communauté juive d’Oslo. « Parce que nous avons survécu à la Shoah, la continuité est quelque chose de très important pour nous. Le fait d’avoir des enfants et des petits-enfants nous rend particulièrement heureux. Parce que cela ne s’est pas arrêté avec nous. Voir la deuxième et la troisième génération ici est si émouvant. Je crois que c’est à cela que ressemble le Paradis, alors je suis aux anges. »
Kahan, qui a grandi comme un hassid, n’a pas perdu la foi en Dieu, malgré les tortures infligées par les nazis. Il reste toutefois convaincu que l’Etat d’Israël est le seul garant qui empêche la Shoah de se reproduire.
« Quand je me suis marié avec une merveilleuse femme juive, je lui ai dit qu’il était très important pour nous d’élever nos enfants dans le respect du sionisme. Nous avons eu cinq enfants, dont quatre vivent aujourd’hui en Israël, ils m’ont donné 17 petits-enfants et 18 arrière-petits-enfants », se réjouit-il. En 2013, il a été fait commandeur de l’Ordre de Saint Olav, la plus haute distinction norvégienne, en reconnaissance de ses efforts pour promouvoir la tolérance et la compréhension. Il a été invité au palais royal, lors de la récente visite du président Shimon Peres à Oslo.
« J’ai eu une enfance heureuse, jusqu’à l’âge de 17 ans », se souvient Kahan. « Toute la journée était consacrée à l’étude, au heder d’abord, et après l’âge de 12 ans, dans une yeshiva de la région. Tous les hassidim passaient le Shabbat avec le Rebbe. J’ai étudié avec Elie Wiesel et avec David Halivni (devenu plus tard un talmudiste de renom). Nous avons tous été déportés à Auschwitz, et nous nous sommes retrouvés plusieurs années après la fin de la guerre. »

« Sighet ne m’a jamais quitté »

Au cours de l’interview par Skype, Wiesel estime pour sa part que le monde n’a pas encore suffisamment tiré les leçons de la Shoah.

« Sighet ne m’a jamais quitté », affirme-t-il. Il note que ses parents conservaient le vin dans la cave de leur maison. « Le Shabbat à Sighet : je n’ai jamais rien vécu de tel depuis, sauf peut-être le Shabbat à Jérusalem. J’espère pouvoir venir l’an prochain. »
Elie Wiesel est sans doute le plus célèbre survivant de la Shoah au monde. Il est également l’auteur de 57 livres. Le plus connu, La Nuit, est inspiré de ses horribles souffrances dans les camps d’Auschwitz, Buna et Buchenwald.
Lorsqu’il reçoit le prix Nobel de la paix en 1986, le Comité norvégien le qualifie de « messager de l’humanité ». Son combat personnel pour concilier « son expérience de l’humiliation totale et du mépris ultime pour l’humanité affiché dans les camps de la mort de Hitler », ainsi que ses « efforts concrets pour la cause de la paix », livrent au monde un message puissant « de paix, de pardon et de dignité humaine », déclare le comité Nobel.
Avec sa femme, Marion, il crée la Fondation Elie Wiesel pour l’humanité, peu après avoir reçu le prix Nobel, « pour combattre l’indifférence, l’intolérance et l’injustice à travers des colloques internationaux et des programmes pour les jeunes qui favorisent l’acceptation, la compréhension et l’égalité ». Il a consacré sa vie à la lutte contre les préjugés et le racisme, ainsi que la violation des droits de l’homme dans le monde.
« A vous tous, à l’occasion de l’inauguration de la nouvelle Cave de la Shoah, chez moi, dans ma maison, dans ma petite ville de Sighet des Carpates, j’aurais tellement souhaité pouvoir être avec vous aujourd’hui », a-t-il déclaré, de sa voix douce et profonde. « La maison où j’ai grandi est maintenant un musée, mais pour moi, elle sera toujours ce lieu unique et spécial, qui suscite les plus chaleureux souvenirs jusqu’à ce que l’obscurité du royaume de la nuit nous ait submergés. »

Quand le sens reste enfoui

La maison Elie Wiesel est aujourd’hui un lieu de pèlerinage pour des milliers de visiteurs attirés par son nom célèbre. La ville prépare également une visite guidée « sur les traces d’Élie Wiesel ».

Bien qu’on lui attribue le mérite d’avoir su transmettre de façon poignante les souvenirs et les messages de la Shoah à des millions de personnes dans le monde à travers ses livres, conférences et fondations, lui-même estime que les horreurs nazies ne pourront jamais être traduites par les mots. Il n’aime pas particulièrement le mot « Holocauste », car il ne reflète pas suffisamment le génocide de six millions de Juifs, entre autres, par le régime de Hitler et de ses collaborateurs locaux. Soixante-dix ans plus tard, il croit que le véritable sens historique de la Shoah, comme sa montre en or, reste enfoui dans le passé.
Comme l’a déclaré un des survivants, nul ne sait combien d’Elie Wiesel ont été perdus pendant la Shoah. Mais leurs souvenirs vivent à travers ceux qui racontent et enseignent leurs histoires, à travers les monuments commémoratifs, les musées et les centres d’éducation, comme celui de Sighet.
« Pour le survivant qui choisit de témoigner, c’est une évidence : son devoir est de rendre compte pour les morts et pour les vivants », écrit Elie Wiesel dans La Nuit. « Il n’a pas le droit de priver les générations futures d’un passé qui appartient à notre mémoire collective. L’oubli serait non seulement un danger, mais aussi une offense. Oublier les morts reviendrait à les tuer une seconde fois. »
Alors que le groupe de journalistes israéliens couvrant l’événement quitte la maison Wiesel à Sighet, nous nous trouvons nez à nez avec un habitant du coin, misérablement vêtu, devant le portail, le doigt pointé vers les stylos dans nos poches. Comme je tendais la main pour lui donner l’un des miens, je n’ai pu m’empêcher de remarquer la vieille montre en or sur son poignet gauche.