Interview d’Alain Senior, candidat au Grand Rabbinat de France

Qu’attendez-vous du GRF ? Quels sont vos espoirs et vos craintes pour cette fonction ?

Le GRF doit avant tout être un fédérateur. Il est celui qui doit pouvoir rendre à nouveau audible la voix du judaïsme non seulement au sein de la communauté mais d’une manière plus générale au sein de la Nation. Mes espoirs sont fondés sur la communauté juive de France qui est une communauté structurée,  riche de beaucoup de femmes et d'hommes de qualité, investis dans tous les domaines et qui ont un formidable potentiel. Le prochain GRF devra mettre en valeur ce fort potentiel de la communauté nationale. Mes craintes viennent du risque de division de la communauté. Compte-tenu de la situation politique sociale économique qui prévaut actuellement, nous ne pouvons nous permettre même l'éventualité d'un fractionnement de la communauté.

Le GRF est-il le rabbin des Juifs orthodoxes ou doit-il aussi représenter les Haredim, les Loubavitch, les Massortis et les Liberaux ?

Le GRF porte le message de la Torah. Le Rabbin, par vocation doit – c’est aussi sa mission – être d’abord un enseignant, il ne représente, à ce titre, personne. Il exprime la voix de la Torah, et à travers ses prises de position, il s’exprime au nom des Juifs de France. Le Grand Rabbin de France est un enseignant, il a vocation à porter la voix du judaïsme dans les communautés et à l’extérieur des communautés. Mon ambition est de pouvoir rassembler autour de l’Institution que je représenterai, toutes les composantes du judaïsme de France. Il n’est donc évidemment pas question de « représenter » les Juifs de France, bien présomptueux serait celui qui y prétendrait, mais de les servir. Les servir, le cœur et l’esprit ouvert à tous, quel que soit le positionnement religieux. Les servir à partir d’une maison transparente dont la porte sera toujours ouverte à tous.

Quel est le réel pouvoir du GRF ?

Je répondrai à cette question, par une autre question : de quel pouvoir parlons-nous ? Les Rabbins, où qu’ils soient, quelle que soient leurs fonctions, ne sont pas des hommes de pouvoir, du moins ne devraient-ils pas l’être. Le Rabbin est un homme de devoir.

Devoir vis à vis de la Tradition tout d’abord, responsable de porter son message et ainsi de participer à l’amélioration du monde dans son ensemble. Devoir vis à vis de sa communauté ensuite : la protéger si et lorsque nécessaire, la servir à la manière dont Rabbi Akiva servit D. lui-même, « de toutes ses forces et de toute son âme ».Le GRF porte la responsabilité de l’unité du Peuple Juif de France autour des valeurs du Judaïsme et Torah, autour des Institutions qui animent et font vivre la communauté dans la fidélité absolue à notre histoire.

Envisagez-vous de créer un Beth-Din de France ?

Avant de répondre de manière précise à votre question, permettez-moi de m’attarder quelques instants sur la notion de Beth-Din. Dans son acception historique, le Beth Din est un « tribunal rabbinique » dont la vocation est de régler tous litiges commerciaux, sociaux (notamment de voisinage), familiaux (divorces), sociétaux (conversion, éthique). Dans notre pays, la loi de séparation des religions d’avec l’Etat (loi du 9 Juillet 1905) a considérablement réduit le champ d’intervention du Beth Din, sauf dans les cas où celui-ci est désigné et accepté par les parties comme « chambre arbitrale ». Le plus souvent donc, le Beth Din n’intervient plus que dans les domaines de statut familial et de cacherout. Il existe actuellement en France des Bathé Din  consistoriaux à Paris, Bordeaux, Strasbourg, Marseille et Lyon, tous animés et dirigés par de véritables Talmidé H’ah’amim dont la compétence ne fait aucun doute, et dont l’autorité est reconnue par leurs pairs. La création d’un Beth Din de France n’est donc pas une priorité. Il me semble par contre nécessaire de renforcer la cohésion des Baté-Din de fluidifier et d'harmoniser les échanges entre les régions en renforçant le pouvoir des communautés.

Ou une Kasherout BDF comme l’avait tenté le Rav Sitruk ?

Compte tenu de ma précédente réponse, je n'envisage aujourd'hui la création d'une Kasherout BDF.

Comment envisagez-vous le partage des rôles et fonctions entre le Président du Consistoire de France et le GRF ?

La réponse est assez simple, le président préside. Le GRF joue son rôle de Rabbin. Il écoute, étudie, enseigne. Plus sérieusement, il est clair que le président et le GRF doivent former une « équipe ». Pour ma part, Rabbin de communauté depuis près de trente ans, j’ai été amené à travailler de concert et en totale complicité avec tous les présidents des communautés dans lesquelles j’ai exercé. Je n’envisage pas autrement les relations avec le président du Consistoire.

Quel sera l’impact de la fusion entre le Consistoire de France et le Consistoire de Paris ?

Il est difficile de répondre à cette question. Le principe de cette fusion a été acté lors de la dernière réunion du Consistoire et ce par une très large majorité de votants. Nous ne connaissons pas les modalités de cette fusion, mais il semblerait que la première des conséquences de celle-ci sera de créer une synergie entre les différents services et donc de réaliser une économie d’échelle. Pourquoi pas ?Dans tous les cas, dès lors que la décision « politique » de cette fusion sera définitivement prise et entérinée par un vote du Conseil, il nous appartiendra de tout mettre en œuvre pour servir du mieux que nous le pourrons, l’Institution nouvelle.
Quelle sera votre action sur le sort douloureux des Agounot ?
J’ai eu l’occasion de l’écrire sur mon blog, le sort de ces femmes est un problème sur lequel le Rabbinat français travaille depuis des années. Ce problème n’est pas simple, et il est impératif que les solutions proposées soient compatibles avec les exigences de la halakha, et qu’elles ne mettent pas la communauté juive de France au ban des communautés. Il faudra dans des délais très courts réunir autour de ce problème des spécialistes du droit hébraïque (Rabbin, Dayanim), du droit civil (avocats, magistrats), ainsi que les représentantes des mouvements féminins de la communauté afin de régler ce problème. Mais pour être franc, ce problème s’inscrit dans le cadre plus large de la place qu’il convient aujourd’hui de faire à la femme dans la société juive. Nous devrons entamer une très large réflexion sur une question devenue aujourd'hui essentielle.
Que proposez-vous pour la jeunesse juive de France ? 
Nos jeunes ont une vie difficile. Bien plus difficile que la nôtre à leur âge. Ils grandissent sans réelles perspectives, sans réel avenir.  Notre communauté, comme la communauté nationale est frappée des mêmes maux : chômage, crise économique, perte de repères moraux, difficultés de communication, … Et cette situation créée parfois des situations dramatiques : glissement vers la violence urbaine, addiction à l’alcool ou à la drogue, … Nous devons encourager toutes les formes de thérapie individuelle comme collective afin de  réintégrer ces jeunes en rupture sociale d’abord dans la famille, puis dans la communauté et enfin dans la société.
Nous devons également développer la prévention, en formant un corps de professionnels susceptibles d’intervenir dans les écoles, lycées (privés et publics), et association de jeunes. Il conviendra aussi, et nous le mettrons rapidement en œuvre si les Grands électeurs consistoriaux me font confiance, d’organiser  de grands rassemblements nationaux voire internationaux où nos jeunes pourront dans une ambiance festive goûter aux délices de notre tradition et de nos valeurs.Sensible à la spécificité du mouvement étudiant, nous proposerons à ses représentants de s’associer au Grand Rabbinat de France afin de porter une voix juive sur les campus. Il faudra le poursuivre. Enfin, il faudra prendre en compte les expériences réussies menées ici et là en direction de la jeunesse, et notamment celles initiées et gérées par le Consistoire de Paris (H’azac, Chabbat des Jeunes etc..) et les étendre à l’ensemble des communautés juives de France.

L’Alyah connaît un essor …

L’Alyah fait partie du patrimoine génétique des Juifs. Voilà plus de deux mille ans que nous proclamons dans nos prières quotidiennes notre souhait ardent de revenir vers Sion.  Il est à mon sens heureux que notre génération puisse vivre ce retour. Ceci étant, il ne faut pas faire son Alyah pour de « mauvaises raisons ». Bien sûr, le climat délétère dans lequel nous vivons en Europe depuis des décennies et qui a fini par transformer nos lieux de prières, d’éducation, et de rencontre en « bunker », bien sûr la montée d’un antisémitisme violent dont les causes sont aujourd’hui parfaitement identifiées participent à ce mouvement. Mais fondamentalement, l’Alyah doit rester un choix idéologique. Il ne s’agit pas de fuir, mais de construire en toute conscience un autre avenir. Il reste cependant que la mission essentielle du GRF est de s'occuper des Juifs ici, en France.
Comment comptez-vous utiliser Internet et les réseaux sociaux ? Il y a peu ou pas de
cours ou réponses du Consistoire en ligne alors que d’autres sites sont très présents sur
le Web.
Vous avez raison, quoi que l’on puisse en penser quoique l’on puisse faire, Internet est aujourd’hui devenu un incontournable de la vie quotidienne. D’ailleurs, le Consistoire  a mis en place depuis quelques années des outils modernes : site web, applications pour mobiles, lettres électroniques, blogs,  pages Facebook sont d’ores et déjà utilisés pour délivrer les informations. Cela est insuffisant. Il faudra s’entourer des compétences nécessaires pour mettre au point un réseau Intranet destiné aux Rabbins français qui permettra de traiter en toute confidentialité des problèmes auxquels ils sont confrontés dans leurs communautés. Il faudra réfléchir à la réalisation d’un véritable site éducatif consistorial interactif afin de porter jusque dans les lieux les plus isolés la parole de nos excellents rabbins de communauté.
Il faudra aussi mettre au point avec l’aide de spécialistes de la question, imaginer une nouvelle approche d’enseignement pour les Talmudé Thora notamment des communautés isolées de province. Vous le voyez, le chantier est vaste. Il existe de nombreuses institutions juives qui depuis des années travaillent sur ces medias, peut être nous devrions commencer par dresser l’inventaire de l’existant afin de porter d’abord notre concours au développement de celui-ci.

Comptez-vous élargir la liste des produits cachers ?

Il faut tout d’abord préciser quelques points importants. Il faut insister sur le fait qu’un produit bénéficiant d’une surveillance rabbinique, et en l’occurrence les surveillances consistoriales resteront à cet égard des références, offrira toujours une plus grande garantie qu’un produit autorisé. Votre question comporte donc deux volets : les produits surveillés d’une part, pour lesquels nos Bathé Din, ceux auxquels je faisant référence dans l’une de vos précédentes questions,  doivent faire un effort de diversification : il n’est pas gravé dans le marbre que des pans entiers de l’industrie agro-alimentaire (je pense en particulier au marché des produits laitiers, des confiseries) soient sous des surveillances non-consistoriales, voire étrangères (surveillance européennes et/ou israélienne). Ceci étant, il faut être réaliste, cette surveillance a un coût, et même si les autorités de surveillance font de plus en plus d’effort pour faire baisser les taxes consistoriales en encourageant l’augmentation des volumes surveillés, ce coût restera en fin de chaine imputé au consommateur qui continuera à payer le prix de cette spécificité. (Il faut noter à ce sujet que, sans aucun rapport avec le problème qui nous occupe, d’autres filières de production - par exemple la filière Bio - répercutent sur le consommateur final le surcout que la spécificité engendre à la production).Le second volet de votre question est relatif aux produits « autorisés ». Ceux-ci ont pour immense intérêt d’éviter au consommateur soucieux du respect des règles alimentaires, de ne pas consommer de produits interdits. Une plus forte mutualisation des Bathé Din régionaux à laquelle je faisais référence devrait nous permettre d’élaborer un standard commun pour l’ensemble de la communauté juive de France quant aux produits autorisés, et ainsi de multiplier les autorisations.Aux Etats Unis le marché est si vaste que l’enjeu économique justifie l’intérêt des industriels de l’agro-alimentaire aux exigences de la Cacherout. Je crains que le marché français n’ait pas et de loin atteint la taille critique pour intéresser les géants de l’industrie alimentaire. Les efforts à faire restent de notre côté.Enfin, je rajouterai une dernière dimension au problème que vous évoquez, celui des prix. Quelle que soit la volonté et les efforts du Rabbinat, la fixation des prix de détails des produits sous surveillance ne lui appartient pas. Les industriels, grossistes et détaillants fixent dans notre société libérale, les prix en fonction de l’offre et de la demande. Nous ne pouvons donc agir directement sur cet aspect des choses. Je propose toutefois afin d’encourager les consommateurs à faire pression sur les distributeurs, de mettre en place un observatoire des prix du marché cacher, et de publier tous les trimestres une lettre qui en livrera les résultats.Aux consommateurs ensuite de faire leur choix.

La circoncision a été remise en cause récemment. Comment agir pour conserver aux

Juifs de France le droit de la pratiquer librement ?
La recommandation qui avait été faite au Parlement européen d’interdire la pratique de la circoncision, a été rejetée en première lecture. Ainsi, il convient, comme cela a déjà été fait, de continuer à faire œuvre de pédagogie en expliquant les bienfaits prophylactiques de la circoncision ; en démontrant qu’il ne s’agit en aucun cas d’une mutilation à l’instar de l’excision comme on voudrait bien le faire croire  et en prouvant que la technicité ancestrale permet une opération quasi indolore pour le nourrisson. D’après les statistiques près d’un homme sur trois serait circoncis en Europe, c’est dire qu’il s’agit là d’un mauvais débat.Dans tous les cas nous devons intensifier tous les efforts pour préserver la Brith-Mila, qui est, comme vous le savez un geste identitaire essentiel dans notre tradition.
De même, l’abattage rituel est un sujet remis régulièrement sur la table. Comment
comptez-vous convaincre les dirigeants Européens et Français de conserver cette
possibilité aux Juifs de France
?
Le problème de l’abattage rituel n’est dans les motivations de ceux qui souhaitent l’interdire, pas sensiblement différent de celui de la Brith Mila. Il appartiendra au prochain GRF de participer aux efforts qui sont faits au niveau national et européen pour faire entendre une voix juive en la matière. Je suis prêt s’il le faut à rencontrer et à débattre avec les prétendus « défenseurs des droits des animaux » pour leur démontrer l’inanité de leur démarche intellectuelle. Ceci étant, il ne faut pas, pour ce point comme pour de nombreux autres points évoqués dans notre entretien, faire comme si nous partions de zéro. L’Institution consistoriale ne sera pas créée avec les élections du 22 juin prochain. La permanence du Grand Rabbinat de France a été dignement et efficacement assurée par tous les précédents présidents et Grands Rabbins. De surcroit, la mobilisation aux côtés de ces rabbanim et sur de nombreux sujets du président des Consistoires a permis de faire entendre dans les instances nationales et internationales la voix du judaïsme de France. Comme pour la Brith-Mila il faut continuer les combats pour l'abattage rituel.
Enfin, quels sont les vœux que vous formulez pour votre mission si vous êtes élus le 22
juin ?

 

Le premier de ces vœux serait celui de renouer avec le Chalom, avec l’unité de la communauté. Je souhaite ardemment pouvoir réunir autour de leur Grand Rabbin, tous les Juifs de France, ashkénazes comme sépharades, intellectuels comme ouvriers, religieux comme non religieux, hommes et femmes. Je formulerais le vœu de voir s’apaiser puis disparaitre les conflits inter institutionnels ; je souhaiterai que notre jeunesse, si elle ne retrouve pas encore le chemin de nos synagogues, retrouve en tous cas celui de nos communautés.

 

 

Et que souhaitez-vous à la communauté juive de France ?

 

Je lui souhaite de se choisir un Grand Rabbin à sa mesure. Un homme qu’elle pourra aimer autant qu’il l’aimera. Je lui souhaite de retrouver la paix et la sérénité, qui selon le maitres du Talmud le réceptacle de la bénédiction.