Le Vel’ d’Hiv, antichambre de la mort

Il y a 70 ans, des milliers de Juifs ont été parqués au Vélodrome d’Hiver. Retour sur ces heures sombres de l’histoire de France.

femmes juives (photo credit: (© Bundesarchiv, Bild 183-N0619-506 / CC-BY-SA))
femmes juives
(photo credit: (© Bundesarchiv, Bild 183-N0619-506 / CC-BY-SA))

13 152 Juifsraflés. Un “échec” pour les autorités françaises qui s’étaient engagées àlivrer près de 24 000 Juifs au régime nazi. Une tragédie pour ces Juifs quicroyaient en la protection de la France. Les 16 et 17 juillet 1942, desmilliers de personnes ont été arrachées à leur habitation, qu’elles nereverraient jamais pour l’immense majorité d’entre elles.

Ceux qui auront eu la malchance de voir la police frapper à leur porte n’ont eudroit qu’à quelques vêtements, dont des draps, et des vivres pour deuxjournées. Le tout était à récupérer en quelques minutes avant de prendre sesenfants sous le bras et de monter dans un bus affrété par la préfecture depolice de Paris. Pour les célibataires ou les couples sans enfants, le voyageétait sans escale : direction le camp provisoire de Drancy. Pour les famillescependant, un lieu de séjour parisien avait été prévu : le Vélodrome d’Hiver,là où se déroulaient les mythiques courses cyclistes de l’époque.

Qui étaient les victimes ? Des Juifs, bien entendu, mais des Juifs que lepouvoir nommait “apatrides”. En réalité, beaucoup d’anciens immigrants d’Europecentrale, qui avaient fui l’antisémitisme instauré avec vigueur par le IIIeReich d’Adolf Hitler. Mais pour des questions d’objectifs chiffrés à atteindre,les enfants, bien que nés français, ainsi que nombre d’adultes naturalisés, ontété déchus de leur nationalité française sur la simple base de leurs originesnon françaises et de leur judéité. C’était là une volonté du maréchal Pétain,qui ne voyait pas d’objection à l’arrestation de Juifs, mais à qui l’idée delivrer des Français aux nazis était tout de même un peu déplaisante. C’estainsi que des personnes vivant en France depuis plusieurs décennies et quiavaient parfois servi dans la Grande Guerre se sont retrouvées parquées au Vel’d’Hiv’. Comme un gage de bonne volonté de la France à l’Allemagne.

Une collaboration sans faille 

Une des grandes particularités de cette rafle :cette fois-ci, ce n’étaient pas les nazis qui toquaient aux portes. Maisplusieurs milliers de Français qui se sont chargés de la sale besogne à laplace de la Gestapo.

Représentants de l’ordre, policiers et inspecteurs, ou de miliciens d’extrêmedroite, heureux de pouvoir mener à bien l’agenda antisémite d’Hitler. La France avait déjà montré beaucoup d’ardeur à la tâche en mettant en placel’une après l’autre ses lois antijuives. Copiées sur les ordonnances allemandesmises en place dans les zones occupées, elles égalaient ces dernières en termesde sévérité. Au programme : le port de l’étoile jaune, en vigueur dès le 7 juin1942, et qui facilitait grandement la tâche des persécuteurs en zone occupée.Et depuis le 8 juillet 1942, toute vie publique était rendue presque impossibleaux Juifs par une nouvelle ordonnance. Il leur était désormais interdit de se rendre dans les cafés, restaurants,cinémas, parcs de jeux... 

La Rafle des 16 et 17 juillet 1942 n’a pas été mise en place par les Allemandsqui auraient donné des ordres à la police française. Son organisation relevait notamment du travail de René Bousquet, alorsfraîchement nommé à la tête des services de police du régime vichyste. Bousquetavait pu négocier avec les Allemands une relative autonomie de la policefrançaise sous l’occupation, en promettant en retour une collaboration sansfaille, notamment concernant la déportation des Juifs.

Depuis la conférence de Wannsee en janvier 1942, qui avait réuni les chefs desplus grandes institutions du IIIe Reich, la Solution finale, autrement ditl’éradication du peuple juif, avait été formellement décidée. Objectif pour lesAllemands : déporter le plus possible de Juifs d’Europe vers les camps de lamort, Auschwitz en tête. L’opération “Vent Printanier”, doux euphémisme, désignait la mise en place dedéportations massives de Juifs à l’échelle européenne.
En France, la rafle du Vel’ d’Hiv’ ne concernait que les Juifs de Paris oualentour - mais il ne faut pas oublier que de nombreuses autres rafles ont eulieu à la même période, même dans ce que l’on appelait “la zone libre” (sud dela France dirigé par Vichy). C’est l’unique situation lors de la Seconde Guerre mondiale où des Juifs ont étéarrêtés depuis un territoire où ne se trouvait aucun allemand. Et la rafle duVel’ d’Hiv’ sera aussi la plus importante, en nombre de personnes, desarrestations de masse qui ont visé les Juifs en France.
Hommes, femmes, enfants, vieillards 

C’est avec le SS Carl Oberg, alors chef dela police allemande en France, et le SS Theodor Dannecker que René Bousquet etson délégué Jean Leguay organisent la rafledu Vel’ d’Hiv’. Leur tâche estfacilitée par le fichier Tulard, du nom du sous-directeur du service desétrangers et des affaires juives à la préfecture de police de Paris, de 1940 à43.

Ce fichier, constitué en 1940 suite au début de l’occupation allemande et auvote du “Statut des Juifs” par le régime de Vichy, répertoriait avec minutieles personnes juives vivant en France, classées par nationalité, profession,lieu d’habitation.
Une aubaine pour Bousquet dans sa préparation de la rafle des 16 et 17 juillet1942 : il disposait de fiches claires mentionnant tous les membres des famillesjuives, ainsi que leur adresse exacte. De quoi permettre la plus grandeefficacité aux miliciens ou policiers, chargés de rafler les personnes fichées.
Autre particularité de cette rafle : frapper fort, sans considérationsocio-professionnelle, d’âge, ou de sexe. Hommes, femmes, enfants et vieillardsétaient concernés de la même façon. La police ne s’est d’ailleurs pas arrêtée àtoquer aux portes des appartements parisiens où résidaient des Juifs : hospiceset asiles seront aussi concernés, car un handicapé mental ou un vieillardrestaient juifs avant toute chose. L’absence de distinction était une nouveauté: auparavant, seuls les hommes étaient raflés, pour être envoyés dans des campsde travail. Beaucoup de familles juives ne pouvaient donc soupçonner qu’unetelle rafle puisse être mise en place, et n’avaient pas pris de dispositionspréalables pour cacher les enfants. Elles croyaient en la France, patrie desLumières et des Droits de l’Homme. Ne disait-on pas, à une époque, “heureuxcomme un Juif en France”, comme l’a souligné Christophe Bigot, ambassadeur deFrance en Israël ? 

Quand la France “va trop loin” 

Parmi les prisonniers du Vel’d’Hiv’ : 4 051 enfants et 5 802 femmes. “Pour tenir le chiffre, par zèle, cesresponsables [français] ont fait embarquer les enfants, ce qui ne figurait pasdans l’ordonnance nazie”, écrit Maurice Rajsfus, rescapé du Vel’ d’Hiv’. Pourles pouvoirs publics français, il s’agissait là d’une question simplementlogistique : en plus d’augmenter le nombre de Juifs à livrer à l’Allemagne, arrêterdes familles entières permettait d’éviter de déborder les services sociaux enleur confiant des milliers d’enfants.

Pour de nombreux Français, le sort des enfants arrêtés et déportés sera unchoc. La rafle du Vel’ d’Hiv’ constitue un tournant dans les persécutionscontre les Juifs en France, et va donc susciter un élan de solidarité, expliquel’historien Jacques Sémelin. L’arrestation d’enfants est alors un élémentnouveau qui “révolte l’opinion”, suscite l’émotion, et donne le sentiment à lapopulation que l’on “va trop loin”.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, 11 600 enfants juifs français seronttués suite à leur déportation. 86 % des enfants juifs français survécurent àl’occupation, cachés pour la plupart par des Français non juifs, que ce soitdes particuliers ou des institutions caritatives, souvent religieuses.
Et quelque 10 000 personnes, particulièrement des enfants, ont pu échapper à larafle du Vel’ d’Hiv’ grâce à l’aide de nombreux Parisiens.
“De nombreux policiers avaient fait fuiter l’information la veille de larafle”, explique Charles Trémil, 77 ans, dont la famille figure parmi lesvictimes. Et l’historien Lucien Lazare considère qu’en plus des 2700 Françaisdéjà inscrits comme Justes parmi les Nations à Yad Vashem, entre cinq et dixmille Français supplémentaires mériteraient ce titre.
Du Vel’ d’Hiv’ aux camps de la mort 

Parqués au Vel’ d’Hiv’, les Juifs raflés nepouvaient imaginer les conditions qui leur étaient réservées sur place.Enfermés dans un espace clos au plafond de verre, en plein mois de juillet.Toutes les fenêtres scellées pour éviter les évasions. Pas d’accès à l’eaumalgré la chaleur torride qui régnait dans le bâtiment. Une odeur insupportablepuisque les toilettes de l’établissement étaient soit scellées (car disposantd’une fenêtre) soit bouchées. Les milliers de prisonniers n’avaient d’autreschoix que de se soulager dans l’enceinte du Vélodrome.

Ceux qui tentaient de s’évader s’exposaient à être abattus sur le champ. Seulsdeux médecins et quelques infirmières était disponibles pour les 8 160internés.
Cette ordalie en cachait une autre : après le Vel’ d’Hiv’, les prisonniersjuifs seront conduits dans les camps français de Beaune la Rolande etPithiviers, dans le Loiret. La sécurité était assurée par des représentants del’ordre français : la preuve de l’ampleur de la coopération de Vichy avec lesnazis.
Après plusieurs semaines, les familles seront séparées : les hommes sont lespremiers à embarquer dans les trains vers les camps de concentration. Puis viendrale tour des femmes, et des enfants de moins de 12 ans. Motif : le manque detrains disponibles, et l’incertitude de Berlin quant au sort à réserver auxenfants juifs occidentaux.
Finalement les nazis décideront, que tout comme les enfants polonais ou allemands,ils pouvaient être emmenés vers leur mort.
Les trains à bétail mobilisés pour transporter les raflés du Vel’ d’Hiv’avaient une unique destination : “l’abattoir à Juifs d’Auschwitz-Birkenau”,pour reprendre le terme de Serge Klarsfeld. Des 13 000 personnes parties, seuls25 adultes reviendront vivants une fois la guerre terminée. Aucun des enfantsdu Vel’ d’Hiv’ n’a survécu.
Insoutenable Histoire, difficile mémoire 

Le travail historique concernant cestristes événements est fait depuis longtemps, même s’il reste toujours deszones d’ombre. Mais le travail mémoriel, celui qui revient aux dirigeants et àla population, bien plus douloureux et difficile, reste en cours. Conséquencepeut-être de l’insistance gaulliste sur la “France résistante” et de la hontemitterrandienne (François Mitterrand avait par le passé été pétainiste), lespouvoirs publics, et ceux qui les représentent ont traîné des pieds pouraborder la question de ce qu’avait fait la France pendant l’occupation.

Il a fallu attendre 53 ans pour qu’un président de la République Françaisereconnaisse la responsabilité de la France dans la persécution des Juifs. C’estJacques Chirac, dans un discours historique, le 16 juillet 1995, qui va enfinfaire un pas vers l’acceptation, au nom de la France, de ces “heures noires[qui] souillent à jamais notre histoire”.
Les années 1990 marquent alors un tournant pour le travail de mémoire desFrançais.
On se souvient de l’inculpation de René Bousquet, organisateur de la rafle duVel’ d’Hiv’, malheureusement assassiné avant que soit prononcé le verdict, oudu procès Maurice Papon, qui se solde en 1998 par la condamnation del’intéressé pour crimes contre l’humanité. Aujourd’hui, la parole s’est encoreplus déliée grâce à l’infatigable volonté de témoigner de la part des rescapés,comme Joseph Weismann et Maurice Rajsfus, et grâce aussi à des livres ou filmsqui permettent de faire connaître cette histoire au grand public. Parmi euxnotamment Elle s’appelait Sarah et La Rafle, tous deux sortis en 2010, quitraitent directement des événements des 16 et 17 juillet 1942.
Petit à petit, la France s’ouvre à son passé.
Le 16 juillet, en souvenir de la rafle du Vel’ d’Hiv’, a été déclaré journéenationale à la mémoire des victimes de persécutions commises par l’EtatFrançais. Chaque année à cette date, des commémorations officielles ont lieu enprésence du président de la République. En 2005, les archives de la préfecturede police de Paris ont été ouvertes, ce qui permet de mieux comprendrel’implication de l’Etat dans le génocide des Juifs qui vivaient sur leterritoire français. A partir du 16 juillet de cette année, et pour la premièrefois, la police expose celles de ses archives spécifiquement liées à la rafledu Vel’ d’Hiv’. Parmi les documents présentés : la liste des Juifs arrêtés, deleurs biens saisis, des notes des RG sur l’état d’esprit de la population...
Tout tend à montrer que malgré beaucoup de retard, la France accepte d’acceptersa part de responsabilité. Mais 70 ans après la rafle du Vel’ d’Hiv’, etquelques mois seulement après les événements de Toulouse, elle doit - plus quejamais - se concentrer sur son travail de mémoire, seule garantie quel’Histoire ne se répétera pas. Alors qu’un récent sondage montre que deux tiersdes jeunes Français ne connaissent pas l’existence de la rafle du Vel’ d’Hiv’,souvenons-nous des mots d’Elie Wiesel, prix Nobel de la Paix : “Si nousoublions, nous sommes coupables. Nous sommes complices.”

****************************************************************

70 ans plustard, sans prescription

Sept décenniesaprès la rafle du Vel’ d’Hiv’, ils étaient nombreux à se souvenir. Discours émouvants et invités prestigieux pour la célébration d’un tristeanniversaire

Une cérémonie du souvenir était organisée ce lundi 16 juillet à Yad Vashem,en mémoire des 70 ans de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Une commémoration en deuxparties. Premier recueillement dans la Crypte du Souvenir, ce bâtiment sombrequi arbore une flamme perpétuelle en son centre et le nom des camps deconcentration sur son sol. La flamme a été ravivée par l’ambassadeur de Franceen Israël, Son Excellence Christophe Bigot, et Robert Spira, représentant enIsraël des Fils et Filles des déportés juifs de France. Pour l’occasion, desgerbes de fleurs avaient été déposées devant l’inscription “Drancy” sur le solde la crypte.

Des membres des associations Aloumim (en la présence de son président d’honneurSchlomo Balsam) et des Fils et Filles de Déportés juifs de France ont lu àhaute voix les noms de leurs proches victimes de la rafle du Vel’ d’Hiv’.
Après une courte prière, la commémoration s’est déplacée à l’auditorium oùplusieurs intervenants de marque se sont succédé. Parmi le public,essentiellement composé d’Israéliens d’origine francophone : de nombreuxrescapés et enfants cachés pendant la Seconde Guerre mondiale. Leur volonté deperpétuer la mémoire est palpable : survivants de la Shoah, mais aussi leursenfants et petits-enfants se sont succédé à la tribune. Tous étreints par lamême volonté : parler pour empêcher l’oubli. Extraits des allocutions.
Le Grand Rabbin de Tel-Aviv et président de Yad Vashem, Israël Meir Lau, prendla parole en premier. Rappelant l’affaire Dreyfus et l’impact du “J’accuse”d’Emile Zola, il s’est attristé du faible nombre d’Emile Zola lors de la Shoah.
Rescapé lui-même de Buchenwald, la grande majorité de sa famille n’a passurvécu aux camps de la mort.
Son Excellence Christophe Bigot, très ému, est revenu sur le rôle de la Francedans le génocide des Juifs, et sur le fait que “cette tache indélébile surnotre histoire ne s’est pas effacée”. Il a souligné cependant le courage et labonté des policiers Justes.
Quelques mots de Serge Klarsfeld, lus par un représentant de son association,sont revenus sur le caractère historique de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Puis,viendra le témoignage de Robert Spira (voir page 16), et son souvenir personnelde ce 16 juillet 1942, qui attendrira toute l’assemblée.
Enfin, le chercheur Simcha Epstein s’est attelé à détruire quelques mythes surla collaboration de la France. Il a notamment insisté sur le fait quel’administration et le gouvernement vichystes n’étaient pas foncièrement deshommes d’extrême droite, mais bien des héritiers de la 3e République, issus dusystème. Après tout, c’est aussi une nécessité du devoir de mémoire que de nepas simplifier l’histoire à outrance.
Au sortir de l’auditorium, beaucoup s’approchent des intervenants pour lesremercier d’avoir témoigné. Solennelle mais humaine, la commémoration auradémontré la ténacité des survivants et des générations suivantes, et rappellequ’il n’est jamais trop tard pour raconter l’histoire, en particulier quandelle a revêtu les affres du Mal.