Paroles du sud…

Lendemain de la trêve : donner la parole au sud, fort et vulnérable

miklat (photo credit: Eli Shitrit)
miklat
(photo credit: Eli Shitrit)

Avril 2011 : première roquette interceptée par "Dôme defer", déployé quelques semaines plus tôt sur l’Etat d’Israël. Le missilevisait le sud du pays. Mais le sud, c’est quoi ? Sderot, 3,7 km ;Bror Hayil, 7 km ; Ashkelon, 14,5 km ; Ashdod, 30,7 km ; BeerSheva, 39,7 km. Ces distances séparent les villes israéliennes de Gaza City.Une réalité géographique, lourde de répercussions sur la vie quotidienne.

Les habitants du sud sortent d’une semaine de guerre : unesemaine vécue au rythme de l’opération "Pilier de défense". Pourtant,aux dires de la population, cette hygiène de vie ne date pas d’hier."Depuis 12 ans, nous vivons sous la menace des roquettes, il faut que çacesse de toute urgence", déclarait le 11 novembre dernier David Bouskila,maire de Sdérot. Ces pluies de missiles maintiennent plus d’un million decitoyens dans un état constant de psychose et d’angoisse. Mais malgré lesalertes à répétition, la vie continue, vaille que vaille. Avant la trêve, iln’y avait pas foule dans les rues, mais les écoles accueillaient leurs élèveset les magasins leurs clients. "La routine à Sdérot, ce sont les tirs deroquettes. Je ne vais pas fermer à chaque nouveau round de violences entre Gazaet Israël", raconte Yossi Peretz, 32 ans, patron d’un café dans lecentre-ville. "Bibi, que fais-tu ?" demande le sud à songouvernement.

Mercredi 21 novembre, 20h : la trêve est proclamée après huitjours de combats. Dans les jours qui suivent, les habitants à peine remis livrentleurs impressions, à chaud. Pauline Marchand est directrice du Centre Culturel françaisà Beer Sheva. Résidente d’adoption, elle occupe le poste depuis deux ans etpassera le relais en janvier prochain. D’emblée, la jeune femme fait une remiseau point : "La journée d’avant l’assassinat d’Ahmad Jaabari, il y aeu beaucoup de roquettes tirées sur Beer Sheva. Je travaillais ce jour-là, jesuis descendue plusieurs fois aux abris. Une fois l’annonce de la mort deJaabari diffusée, tout le monde pensait qu’il avait été tué sans prévenir, parsurprise, presque sans raison. Mais non ! La raison, c’est que nous étionsmitraillés depuis samedi 10 novembre." Quand elle évoque la semaineécoulée, Pauline ne peut s’empêcher de remonter plus loin dans le passé :"Je suis arrivée en Israël pour prendre mes fonctions, ça faisait deux ansque la situation du sud était stable. 15 jours après mon arrivée, des tirs deroquettes ont repris. J’habitais avec des Israéliens. Lors de la premièrealerte, on pensait à un entraînement. Puis on a entendu la roquette tomber. Macolocataire s’est mise à pleurer. J’avais l’impression d’être dans un film,mais j’ai compris. Les tirs ont cessé mais sont revenus, de temps à autre. Surdeux ans, ce n’est pas arrivé souvent mais plusieurs fois tout de même. Cecoup-ci, les événements ont pris une ampleur médiatique considérable. A causede cela, peut-être a-t-on pu penser que c’était pire que d’habitude. Mais jen’ai pas trouvé ça différent des autres fois. J’ai eu peur bien sûr, mais pasplus qu’à l’ordinaire. Et par ailleurs, j’ai eu de la chance : je n’ai paseu à subir la semaine entière car j’ai dû partir à l’étranger pendant 3 jours.J’ai vécu la première nuit, du 14 au 15, où ça n’a pas arrêté. Je suis partiele lendemain pour un déplacement professionnel et je suis rentrée lundi 19.Lundi et mardi matin, les tirs étaient nourris. Dans la journée de mardi, ças’est un peu calmé suite aux rumeurs de trêve. Puis le soir, ça a repris. Je metrouvais, à ce moment-là, dans la vieille ville de Beer Sheva, où il n’y a pasde "miklat". Sur le coup, ça fait peur, c’est très éprouvant. L’autrefois où je n’avais pas d’abri à proximité, j’étais en bord de route. J’ai dû m’allongersur le sol, face contre terre et les mains sur la tête. Ça aussi, c’étaitflippant. Je me disais : qu’est-ce que je fous là ?"

Pendant "Pilier de défense", Pauline a eu droit à 3 jours derépit en Europe. Mais dès son retour, la réalité reprend le dessus : "Quandje suis rentrée d’Allemagne, j’étais un peu déconnectée. Regagner le sudn’allait pas de soi. J’ai eu des avis contradictoires. Certains meconseillaient de rester éloignée, d’autres m’assuraient que je ne risquaisrien. J’ai pris ma décision seule : c’était purement matériel, je voulaisrentrer chez moi, changer de vêtements… Et puis tous mes amis sont dans le sud…Que vous le vouliez ou non, la vie vous force à continuer, parfois ! Maisc’est sûr, si je n’avais pas eu de "miklat" à côté de ma maison, jene serais pas revenue. Autre choc : pendant mon séjour à l’étranger, moncolocataire a été appelé par l’armée en tant que réserviste. D’un coup, cetteguerre m’est devenue beaucoup plus personnelle. Quant à mes collèguesisraéliens, ils n’avaient pas envie de partir. Quitter sa maison, s’éloigner deson quotidien, ce n’est pas forcément facile et je comprends qu’on veuillerester envers et contre tout." Pauline touche un point sensible :tous les bâtiments ne sont pas pourvus d’abris. Les constructions modernes ensont dotées, pas les bâtisses anciennes.

En deux ans, Pauline n’a jamais craqué : son statut d’étrangèrela protège. "Je n’ai jamais été confrontée à ça dans ma vie, donc j’ai pugarder un certain recul par rapport à la situation, même si j’étais immergéededans. J’ai peur sur le coup mais je sais passer outre. Car ce n’est pas monpays et je ne suis pas juive. Une chose qui m’a aidée à réaliser l’ampleur queles événements ont pu prendre : ma famille et mes amis m’ont téléphoné deFrance à plusieurs reprises, ils étaient morts d’inquiétude. Ils m’ont parfoisappelée pendant des alertes mais je me suis efforcée de les rassurer, en leurcertifiant que les consignes de sécurité étaient respectées. D’ailleurs, ce quim’a frappée, c’est de voir à quel point les gens ici dédramatisent par l’humour,même noir : c’est incroyable de voir ces gens sourire d’être encore envie ! C’est leur façon à eux de réagir."

Vertus farouchement développées dans ce coin d’Israël : l’instinctde survie et, au-delà, la volonté d’aller de l’avant. Les familles, surtout,n’ont pas le choix. Eli Shitrit, informaticien de 34 ans, a deux fils, âgés de9 et 6 ans. Eli fait partie de ces habitants dont parlent Pauline, ceux qui neveulent pas déserter : "Je suis né à Beer Sheva, j’y ai vécu les 34années de ma vie. J’aime ma ville. Ma famille, mes amis sont ici. Beer Shevaest ma maison." Quand la situation dégénère, Eli décide d’envoyer sa femmeet ses fils dans le nord, à Kiryat Shmona, où vivent des membres de la famille.Une chance que tous les habitants n’ont pas. Eli, lui, reste seul à Beer Sheva.Pour son travail. "La situation a été particulièrement difficile au débutdes affrontements. A tel point que, pour la première fois de ma vie, j’ai dûacheter un lit que j’ai installé dans notre "miklat" pour y fairedormir mes enfants. Ils étaient effrayés. Ils sont jeunes et tout cela estnouveau pour eux. J’ai dû leur expliquer ce qui se passait et leur assurer querien de mal ne leur arriverait. Mais même depuis la trêve, depuis leur retour àla maison, ils continuent de dormir dans l’abri."

Comment un père parvient-il à expliquer la guerre à son enfant ?Eli le reconnaît : "Ce n’est pas évident… Ils sont trop jeunes poursuivre tous les événements à la télévision mais ils veulent savoir.‘Pourquoi ?’, demandent-ils sans cesse. Ce ne sont plus des bébés. J’aiessayé d’expliquer comme j’ai pu, de parler des Palestiniens, de Gaza… J’aiessayé. Je crois qu’ils ont compris. Chaque jour qui passe, depuis la trêve,ils sont de moins en moins apeurés. J’espère que ce soir [vendredi 23novembre], ils dormiront dans leurs chambres. Jusqu’à hier, jeudi, je nevoulais pas les envoyer à l’école. Ils y sont allés ce matin. Ça leur a fait dubien." Le premier souci d’Eli : la sécurité de ses enfants,évidemment. "La dernière fois que la situation a été explosive, c’était ily a 3 ans, pendant ‘Plomb durci’, en 2009. Les enfants étaient petits donc ilsne posaient pas de questions." Quand on l’interroge sur son propre étatd’esprit, Eli semble éprouver de la lassitude : "Tout au long de lasemaine, je n’ai pas eu peur. Car cela fait de nombreuses années que noussommes confrontés à cet état de fait, qui est un frein terrible pour ledéveloppement économique de la région. On ne peut pas travailler dans cesconditions. La guerre affecte profondément nos vies ! Le plus dur, ce sontles alertes, la nuit, toutes les heures… Entendre le vacarme assourdissant queproduisent les explosions de missiles, c’est dur et exténuant…"

Eli éprouve-t-il de la colère ? "Pas de colère, plutôt de ladéception face à mon gouvernement. Le Hamas, je ne me fais pas d’illusion surleur compte. Mais concernant nos dirigeants, je suis désabusé. A mon avis,cette trêve ne va pas durer. On ne peut pas faire confiance au Hamas. Cettetrêve leur est profitable, le temps de rassembler leurs forces et leurs armes,à nouveau. Ils prétendent avoir remporté une victoire ? C’est chaque foisla même chose. Ils veulent apparaître en vainqueur aux yeux de leur peuple.Mais je ne suis pas sûre de savoir où se trouve le vainqueur, s’il y en a un…Je veux la paix, tout le monde veut la paix, j’aimerais que mes enfants n’aientpas l’obligation de se battre dans les rangs de Tsahal. Mais je vis dans unpays en guerre depuis ma naissance et je n’y crois plus… Aussi longtemps quedes organisations terroristes séviront dans la région, nous n’obtiendrons pasla paix. J’aimerais que ce soit possible mais ça n’arrivera jamais."Verdict sans appel : "Pas de paix, ou dans une autre vie, peut-être…",termine Eli, non sans une note d’humour.

Plus proche de la frontière, se situe Bror Hayil, le "kibboutzbrésilien", situé à 7 km de Gaza. Parmi ses habitants, Natan Galkowicz, néau Brésil, est un modèle de combativité. Il vit dans le sud d’Israël depuis 30ans. Natan a perdu sa fille cadette, Dana, tuée par un kassam à Netiv Ha'asaraen 2005. "Avant de venir en Israël, je vivais à Sao Paulo. J’ai choisi devivre ici parce qu’il s’y trouve une communauté brésilienne très active. Etdepuis la mort de ma fille, j’ai décidé de mettre un terme à ma carrièred’ingénieur informatique pour me consacrer à la cuisine. Je lui avais promis delui apprendre des recettes brésiliennes. Elle me répondait en riant que cen’était pas la peine, puisque je serais toujours là pour cuisiner pour elle etses amis. J’ai donc ouvert un restaurant. J’ai pris la bonne décision car jesuis heureux ainsi." Natan fait preuve d’un sacré caractère et ne laissepas abattre : "Perdre un enfant est la pire des souffrances à vivre.Depuis ce jour, je me bats pour informer le monde sur ce qui se passe ici, auProche-Orient. Je travaille en collaboration avec le ministère des Affairesétrangères. Je voyage aux Etats-Unis, au Brésil, en Amérique du sud. Ici, iln’y a pas de vainqueur. Des deux côtés, les peuples souffrent de cette guerre.Et leurs gouvernements sont incapables de communiquer pour parvenir à unaccord. De mon point de vue, chaque camp devrait prendre la situation en mainet poser un ultimatum à ses dirigeants, pour les obliger à enclencher uneréelle discussion. Il y a tellement d’intérêts économiques à maintenir cet étatde guerre permanent… Et il n’y aura aucune solution à portée de main si lespeuples ne prennent pas conscience que c’est à eux et à eux seuls d’agir. Nousdevons parler à nos ‘ennemis’, pas seulement à nos amis."

Natan est un indéfectible engagé, aimant son pays et fidèles à sesorigines. En mémoire de sa fille, il a ouvert au cœur du kibboutz un restaurantdédié à la culture brésilienne. Un endroit convivial et accueillant, pourcontrecarrer la peur qui gagne régulièrement les habitants du sud. "Depuis‘Plomb durci’, le Hamas n’a jamais cessé de nous envoyer des roquettes. Israëln’a jamais réagi, estimant que la situation n’était pas si mauvaise : pasune raison pour mobiliser ses troupes !" Natan n’a pas peur de mourircar c’est le lot des êtres humains : "La seule chose qui m’importe,c’est que tant que je serai vivant, je ferai tout ce qui est en mon pouvoirpour mettre un terme à cette situation insensée. Je veux agir en faveur desgénérations futures. Ce que je souhaite ? Que les gens exercent unepression telle sur le gouvernement que celui-ci se décide à parler à l’autrecamp. Et ce n’est pas facile de discuter, parce que les deux camps sont composésde gens qui pensent de façon totalement différente. Entrer dans Gaza pour tuerdes civils, ce n’est pas la solution. Nous voulons tous une vie normale."

Avoir une vie normale : la revendication des habitants du sud estaussi simple… Et reflète néanmoins la complexité de la situation. Cettecomplexité n’est pas l’affaire d’une zone géographique limitée, c’est l’affairedu pays entier. Le sud appuie là où ça fait mal : Israël aurait-il peur dela paix ? Ou peur d’agir pour la paix ? Sur ce sujet, PaulineMarchand n’a pas de réponse. Reste que son regard sur l’Etat hébreu aévolué : "Avant de venir ici, j’avais l’opinion d’une Européenne debase. Sur place, quand on vit une première alerte, on se dit que les choses nesont pas si évidentes que ça… En travaillant à Beer Sheva, j’ai pu relativiserbeaucoup de choses. A l’Institut, on travaille avec des Bédouins, notamment surun projet qui s’appelle ‘Molière dans le Néguev’. Ce sont de jeunes ados quej’ai interrogés vendredi [23 novembre] matin. Je leur ai demandé ce qu’ilspensaient du conflit. Etant musulmans, je pensais qu’ils défendraient la causepalestinienne. J’ai été surprise par leurs réponses : ils veulent que ças’arrête et vivre normalement. Alors certes, pour Israël, tuer des civilspalestiniens n’est pas la solution. Mais à force d’essuyer des tirs deroquettes, je comprends que la population du sud soit à bout. Ce n’est passeulement la faute d’Israël. Je suis arrivée dans ce pays avec mille questionset j’en repartirai avec mille autres questions. Mon expérience ici m’aurapermis de voir comment les gens vivent réellement. Dans le monde du travail,les méthodes sont assez directes. Parce que les Israéliens ne savent pas dequoi demain sera fait. Donc pas de temps à perdre. Les choses vont beaucoupplus vite, aussi dans la façon dans les gens se parlent. Il y a tout un côtéculturel très fort, né de cette situation dans le sud."

Le sud, une identité à part ? Le danger donnerait-il une rage devivre tenace à ses habitants ? Si l’on en juge par l’état d’esprit deNatan, il reste encore de l’espoir : "Je n’éprouve pas de colèreenvers les meurtriers de ma fille. Parce j’ai l’intime conviction qu’elle etmoi, nous nous battons côte à côte. Elle est constamment dans mes pensées, ellem’accompagne en permanence, elle m’aide chaque jour. Quand je dois prendre laparole devant 200 enfants à San Francisco, je peux la voir en train dem’écouter. Nous formons une équipe de choc ! Et elle m’a indiqué la bonnedirection. Ma mission sur terre, désormais ? Cuisiner et clamer la vérité."