Quand des hommes en noir obscurcissent l’horizon de la Maison du Soleil

Ou comment un incident déclenche un tollé national, nourri par la peur de l’expansion incontrôlée des ultra-orthodoxes, des clivages et de l’intolérance

Les slogans scandés par la foule se font graduellement entendre. Jusqu’à en devenir assourdissants. “Nous n’abandonnerons pas Beit Shemesh”, crient les manifestants, en écho aux réactions des leaders politiques et sociaux ces derniers jours.

La société israélienne, déjà anxieuse face à ce que beaucoup considèrent comme un développement de la coercition religieuse dans la sphère publique par des membres de la communauté haredi (ultra-orthodoxe), est à cran depuis le reportage de la chaîne de télévision 2 consacrée à la jeune Naama Margolis. Une fillette de 8 ans y raconte s’être fait crachée dessus et insultée par des ultra-orthodoxes opposés à la localisation de son école, aux abords de leur quartier.
Suite à la diffusion du programme, les principales figures politiques, depuis le Premier ministre Binyamin Netanyahou jusqu’à la dirigeante de l’opposition Tzipi Livni, en passant par le grand rabbin ashkénaze Yona Metzger, ont pris la parole pour condamner l’extrémisme religieux grandissant.
L’indignation des communautés laïques et sionistes-religieuses s’explique en grande partie par la concomitance de cette affaire avec un autre scandale : la ségrégation dans certaines lignes de bus publics, dits “Mehadrin”.
Nombre de résidents de Beit Shemesh déclarent toutefois que les problèmes des femmes dans la ville sont bien connus, et ne datent pas d’hier.
Le tollé national a pris encore un peu plus d’ampleur après l’agression d’une équipe de télévision par un groupe de haredim en colère, dans le cadre de reportages sur les tensions religieuses à Beit Shemesh.
Le problème s’est tellement envenimé, explique un habitant sioniste-religieuse du quartier mixte de Sheinfeld, voisin de la rue Herzog, où vivent les zélotes les plus extrémistes et violents de la ville, que beaucoup de ses voisins ont commencé à s’armer de gaz poivre en cas d’agression. Un adolescent aurait même entrepris un commerce de bombes lacrymogènes qui peuvent agir à plusieurs mètres de distance.
La position de la communauté haredie face aux violences et à la coercition est difficile à évaluer du fait de sa réticence à engager le débat avec les laïcs ou les médias.
Selon un haredi présent au rassemblement du 27 décembre, aucun rabbin digne de ce nom n’approuverait la violence. La majorité des leaders communautaires la condamnent explicitement dans leurs synagogues. “De combien d’extrémistes parlons nous”, questionne-t-il. “Dix ? Le mouvement n’est pas aussi important qu’on le prétend.”
Le silence de l’establishment orthodoxe

 

Mais la question demeure dans les esprits de nombreux Israéliens laïcs : pourquoi n’y a-t-il pas un front uni d’opposition aux zélotes, au sein de la communauté haredi ? Rabbi Shmouel Pappenheim, hassid du groupuscule intégriste Toldot Aharon et ancien porte-parole de la Eda Haredit antisioniste, croit connaître la réponse.

Interviewé dans son bureau du quartier de la Kirya Haredit, dans le vieux Beit Shemesh, Pappenheim explique que beaucoup de membres de la communauté haredie nient l’étendue du problème. Et donc la légitimité des inquiétudes de leurs voisins. La presse ultraorthodoxe, pense-t-il, s’attarde sur les critiques du à son encontre, mais a tendance à passer rapidement sur les problèmes posés par ses propres franges extrémistes.
Autre facteur en cause : la peur. A Jérusalem et Beit Shemesh, des commerces haredim, telle la librairie de Manny régulièrement vandalisée à Géoula, sont visés par les extrémistes, qui font régner la terreur à l’intérieur de leur communauté avant tout. Selon un membre de la communauté ultra-orthodoxe de Beit Shemesh participant à la manifestation, ce sentiment de peur compte pour beaucoup dans la timidité de la condamnation des violences par l’establishment haredi.
Aux yeux de Pappenheim, si les extrémistes sont tolérés, c’est qu’ils agissent dans une zone grise entre “le permis et l’interdit. Ils jouent un jeu”, dit-il. Et le Rav d’expliquer que les zélotes se saisissent d’une problématique qui fait consensus. Dans le cas présent : l’opposition à l’ouverture d’une école sioniste-religieuse, à proximité de leur “territoire” revendiqué. Mais ils poussent les protestations à un niveau non souhaité par les haredim, dans leur ensemble.
Beaucoup de ces haredim sont toutefois réticents à montrer au grand public leurs divergences, surtout quand il s’agit d’“attaques” contre leur mode de vie. Contrairement à la perception du public, déclare-t-il, la plupart des grands rabbins haredim ont condamné les violences au sein de leurs enclaves.
Sur l’écran de l’ordinateur de Pappenheim : une photo d’un pashkevil, ces affiches murales utilisées comme moyen de communication dans une société sans accès à la télévision et Internet. Le pashkévil en question déplore vigoureusement l’emploi de la violence dans les manifestations.
Il est publié par la Eda Haredit, et qualifie celui qui ferait montre de violence de “meurtrier” potentiel, un “rodef,” selon la qualification du droit juif pour une personne qui tenterait de tuer autrui.
Le grand rabbin du courant Toldot Aharon, déclare Pappenheim, a même exclu certains des membres responsables de violences, et a publiquement annoncé à ses fidèles qu’une telle attitude “mènera à l’expulsion des haredim de la terre d’Israël.”
Néanmoins, même les plus modérés à l’instar de Pappenheim souscrivent encore à l’idée qu’ils doivent s’opposer au développement de la communauté sioniste religieuse sur “leur” territoire. Beaucoup attribuent la responsabilité des violences à cette idée.
Quand l’école divise

 

Etana Hecht, une habitante de Beit Shemesh, décrivait récemment sur son blog la situation dans la ville. “Quand nous avons emménagé, la communauté ultra-orthodoxe de RBS B (Ramat Beit Shemesh B) était nouvelle. Et tout le temps en expansion. Peu à peu les infrastructures de RBS se sont étendues jusqu’à se retrouver directement à la frontière de Sheinfeld. Malheureusement, un groupe auquel on se réfère comme kitzoni (extrémiste) est venu s’y installer de Mea Shearim. Cette bande s’est autoproclamée messagers personnels de Dieu. Leur mission : transmettre des messages à ceux qui ne vivent pas exactement comme Dieu nous l’intime. Ce qu’on en retient c’est leur point de vue biaisé sur la tzniout (décence). Une initiative qui s’est manifestée de nombreuses manières au fil des années : des messages à la bombe colorée sur nos maisons, des courses poursuites avec des adolescentes et adolescents de notre quartier en leur criant dessus, des crachats sur des femmes portant des sandales, et même un lancer d’oeuf sur une des filles de notre voisinage.”

Les problèmes ont commencé avec la construction de l’école Orot Banot, fréquemment touchée par de violentes protestations. Le résultat d’un choix médiocre de la municipalité, selon Etana Hecht.
“Au croisement de Sheinfeld, Nofei Hashemesh et Nofei Aviv, se trouvent une parcelle de terre et deux écoles communes aux trois communautés (religieuses-nationales). Orot Banim, l’école de garçons et Orot Banot, l’école de filles. Les nouveaux bâtiments qui dominent l’école des filles ont pris racine aux abords de RBS B. Un aménagement malheureux de la ville puisque les bâtiments touchent à toutes les frontières de “nos” quartiers”, explique Etana Hecht.
Un point de vue partagé par le rabbin Dov Lipman, à l’origine des protestations de cette semaine à Beit Shemesh. Selon ce chef du Comité pour sauver Beit Shemesh, membre de la communauté orthodoxe, le problème vient du souhait de “harédiser” Beit Shemesh.
Une croisade anti-haredim ?

 

Lipman appartient à une branche ultra-orthodoxe américaine plus modérée, idéologiquement bien plus proche de l’école de pensée des religieux sionistes que decelle qui domine dans la communauté haredi locale. “Alors que les haredim font face à une pénurie de logement”, commente-t-il, “la solution n’est pas de les regrouper tous ensemble à Beit Shemesh.”

Citant le projet de la ville de construire 20 000 logements dans le secteur haredi, Lipman déclare que si les rues sont généralement pacifiées, il y a régulièrement des intimidations discrètes.
Il ne nie pas les activités violentes qui secouent la ville comme l’ont fait les membres de la communauté haredi interviewés dans le cadre de cet article. Il assure cependant que les altercations représentent le symptôme d’un problème plus large : le sentiment des haredim que les espaces autour de leur quartier leur sont dus. Ce qui, selon Lipman, encourage ceux qui voudraient avoir recours à la violence.
“On dit aux haredim qu’il y a une croisade menée contre eux”, explique le rabbin qui voit là la raison à la spirale de violence. Ils entrent dans un cercle vicieux et restent sur la défensive.
Ce qui justifie la présence de haredim non membres des zélotes, mais qui ont pris part au récent lynchage de plusieurs journalistes à Beit Shemesh.
Selon Lipman, “les extrémistes sont incapables de gérer les influences extérieures”, ils rendent donc les coups lorsqu’ils se sentent menacés. Un problème qui se situe moins au niveau de la décence des fillettes qui vont à l’école, plainte fréquente des protestataires, que leur simple présence près des haredim.
Alors que les haredim traditionnels s’opposent à l’école pour des questions territoriales, les extrémistes trouvent problématique de montrer à leurs enfants qu’il existe d’autres sortes de Juifs, à l’extérieur de leur monde.
Questions de territoires

 

D’après Moshé Friedman, un des chefs extrémistes joint par téléphone, le responsable des violences n’est autre que Lipman. “Il amène des petites filles à nos manifestations”, déplore-t-il, accusant le rabbin américain d’exposer les enfants à des débordements verbaux, voire parfois physiques. “Lipman est l’un de ceux qui se sont engagés dans le terrorisme”. Selon lui, des parents inquiets ont amené des chiens à une contre-manifestation pour effrayer les zélotes.

Mais plusieurs sources locales pointent du doigt le rabbin Meir Heller. Son fils, Naftali, a été impliqué dans de multiples incidents violents. En général, Heller officie dans une petite salle d’études, située dans une caravane à plusieurs centaines de mètres de l’école Orot Banot. Le Jerusalem Post a discuté avec plusieurs membres de ce groupe extrémiste qui se nomme lui-même “Sikrikim” d’après Sicarii, un groupe militant juif présent en Judée durant la période romaine.
“Nous avons la Torah, nous avons des rabbins et nous avons la Halakha (la loi juive)”, assène catégoriquement un des membres du groupe. “C’est notre histoire.
Maintenant partez et allez l’écrire.” Un autre participant s’est suffisamment laissé aller pour dire qu’il considérait le problème comme une question de self-défense, car sa communauté se sent coincée et réduite à trop peu d’espace pour s’agrandir. Et de préciser que l’école sioniste religieuse en question a été construite sur un territoire haredi.
Pour le professeur Menahem Friedman, expert de la population ultra-orthodoxe, la déclaration est particulièrement révélatrice. “La sphère publique est l’endroit le plus dangereux pour les haredim, ils se sentent donc le besoin de la contrôler”, remarque-t-il. “Cela est particulièrement vrai au niveau frontalier, entre leurs quartiers et les autres. Parce qu’ils sont en pleine croissance et veulent intégrer d’autres quartiers à leurs propres ghettos. “La lutte se situe toujours au niveau des frontières”, insiste-t-il.
Les inquiétudes liées à l’expansion des haredim ont conduit Lipman à unir ses forces avec Israël Hofshit (Israël libre), organisme voué à la séparation de la religion et de l’Etat d’Israël. Le mouvement qui soutien la communauté laïque a également séduit de nombreux haredim modérés.
Briser le mur d’incompréhension

 

Selon Motti Cohen, conseiller municipal du parti laïc Dor Aher (autre génération), de nombreux résidents laïcs, lui y compris, ont soutenu et voté pour le maire, représentant du Shas. “Nous n’avons aucun problème avec le développement de quartiers ultra-orthodoxes, au contraire. Il faut simplement qu’ils ne deviennent pas dominants.”

Cohen et Lipman ont maintes fois souligné que, hormis les actions des Sikrikim, il n’y a pas de conflit territorial à Beith Shemesh, hors de l’arène politique. Et qu’il y a normalement peu, voire pas, de violence dans les rues.
Natan Slifkin, rabbin local et auteur du controversé blog Rationalisme et Judaïsme, résume la question en déclarant que “la vaste majorité des haredim sont horrifiés et dégoûtés à l’idée de s’en prendre à une jeune fille, ou de cracher sur elle ou quiconque”. Ce sont les agissements d’une frange extrémiste, “détestée par l’ensemble de la population”.
Mais pour autant, il serait simple pour les haredim, dont le maire Aboutboul, d’accorder des interviews télévisées et de protester contre ce comportement. Cela leur permettrait d’éviter le problème plus général, qui est le suivant : à chaque niveau de la société haredi, il y a un certain degré d’intolérance envers les non-haredim, qui n’est jamais dénoncé par les plus modérés de la communauté ultraorthodoxe.
Les rabbins haredim et les résidents de Ramat Beit Shemesh Alef, tels que le Rav Kornfeld et le journal Hadash, sont tout à fait hostiles à une quelconque violence physique ou intimidation verbale à l’encontre de Juifs non orthodoxes. Une position tellement évidente à leurs yeux, qu’ils ne jugent pas nécessaire de l’exprimer.
Et s’ils ne soutiennent pas l’approche des rabbins de Ramat Beit Shemesh Bet, et autres extrémistes, ils ne s’exprimeront pas à leur encontre. La communauté religieuse “ne soutient pas les tentatives d’imposer les moeurs orthodoxes au reste de la ville, ni celles qui consistent à s’opposer aux non- haredim”. Quant aux zélotes modérés, ils refusent à toute condamnation des actes des franges extrémistes, car quelque part, ils considèrent faire partie du “même camp”.