Une ombre plane sur Beit Shemesh

Si les violences d’une petite minorité de haredim ont récemment fait la une de la presse, les résidents laïcs et sionistes-religieux de Beit Shemesh ne s’inquiètent pas tant de ces incidents que du risque de voir la communauté ultra-orthodoxe prendre les rênes d’une ville connue jusque-là pour la diversité de sa population et sa tolérance

Nichée dans les collines de Judée, non loin de Jérusalem, Beit Shemesh est une paisible bourgade de 80 000 habitants. Ou, du moins, elle l’était.

L’arrivée récente d’un petit groupe d’extrémistes affiliés aux sikrikim (Sicarii) de Jérusalem, venus emménager dans le quartier ultra-orthodoxe de Ramat Bet, a troublé sa tranquillité et conféré à la ville une notoriété internationale dont elle se serait bien passée. Car les nouveaux venus se sont mis à harceler la population sioniste-religieuse du quartier voisin, Sheinfeld, suscitant une bataille publique autour de l’école orthodoxe pour filles Orot, située sur un terrain que ces extrémistes souhaitaient rattacher à leur quartier.
La plupart des habitants ultra-orthodoxes de Beit Shemesh ne demandent qu’à vivre en bonne intelligence avec leurs voisins, que ceux-ci soient traditionnalistes, sionistes-religieux ou laïcs. C’est du moins l’avis du rabbin d’origine américaine Dov Lipman, bien qu’il soit à couteaux tirés avec deux communautés : des hassidim et des Lituaniens orthodoxes. Ce qu’il leur reproche ? Chercher à prendre le contrôle de la ville.
Dov Lipman appartient au courant du judaïsme orthodoxe américain, plus libéral et plus nationaliste que ces derniers. Depuis des années, il combat l’influence haredite, qu’il estime trop envahissante dans sa ville. Dire qu’il y a un sentiment antireligieux à Beit Shemesh est faux et inexact”, affirme-t-il. “Le problème, ce n’est pas que les ultra-orthodoxes viennent s’installer ici en masse, mais qu’ils se croient tout permis, ce qui est encore plus flagrant depuis que Moshé Aboutboul est maire.”
Nombreux sont ceux qui partagent son avis. Motti Cohen, conseiller municipal non religieux membre du parti Dor Aher, en fait partie. Comme beaucoup de laïcs, il avait lui-même voté pour Moshé Aboutboul, qui représentait pourtant le parti Shas. “Il affirmait vouloir défendre les intérêts de tous les habitants”, se justifie-t-il. “Mais la seule chose qui l’intéresse désormais, c’est de construire des logements pour les haredim. Il essaie de ‘harediser’ la ville. Cela ne nous dérange pas que l’on crée de nouveaux quartiers haredim. Mais ils ne doivent pas devenir plus nombreux que les autres.”
Tolérance à sens unique ou double sens ?

 

Ainsi, à en croire Robert Schloss, nouvel immigrant qui réside dans le quartier bourgeois à majorité anglophone de Ramat Alef, les rabbins des différentes communautés utilisent leurs représentants au conseil municipal pour décider, par exemple, quelles entreprises seront ou non autorisées à s’installer dans la ville. “Vous remarquerez qu’on trouve très peu de vrais restaurants dans les quartiers ultraorthodoxes”, explique-t-il, “mais que les hommes à chapeaux noirs et les femmes à tête couverte sont nombreux dans les snacks des quartiers non ultraorthodoxes.

Pourquoi n’y a-t-il pas de bars, de bons restaurants, de cafés en plein air, de bowlings ou de cinémas dans la ville ?” Robert Schloss, qui se définit lui-même comme un orthodoxe moderne, est formel : “Parce que ceux qui tiennent la ville ne veulent pas de ce genre de distractions dans notre environnement !” Dov Lipman confirme : “A Ramat Alef, qui est un quartier assez mélangé, les rabbins empêchent les gens de s’asseoir dans les échoppes des vendeurs de pizzas. Et si vous avez l’audace de passer outre et que vous vous installez avec votre femme pour manger une pizza à Ramat Bet, vous risquez de gros problèmes ! Mais c’est comme ça !”, conclut-il. “Puisque nous vivons ici, nous acceptons de nous conformer à ce genre de règles...”
Un esprit de tolérance qui ne fonctionne hélas que dans un sens. La communauté haredite, elle, s’oppose fortement aux revendications des habitants plus modernes.
Le rabbin Shmouel Pappenheim, porte-parole officieux du mouvement antisioniste Eda Haredit, affirme que les membres de la communauté qu’il dirige, dans le quartier Kirya Haredit, sont pour la plupart ravis de vivre parmi une population mélangée, même si, soutient-il, la grande majorité des grandes décisions de la coalition municipale sont prises par les non-religieux et les orthodoxes modernes. “Le problème”, explique-t-il, “c’est que les différentes communautés ne se fréquentent pas et qu’elles se méfient les unes les autres.”
Mais parmi les siens, le rabbin Pappenheim passe pour un libéral. Une image qu’il a acquise pour avoir enjoint les hommes de la communauté orthodoxe à travailler. Il a en outre exprimé son soutien au principe du service militaire, mais non au sionisme, qu’il considère comme une idéologie interdite.
Un centre commercial ? Oui. Mais casher !

 

 Moshé Aboutboul, le maire, est au centre d’une grande part de la controverse. Mais il maintient être “l’édile de tout Beit Shemesh” et que, sous son mandat, des constructions destinées à tous les secteurs de la population ont été programmées.

Certes, dit-il, le quartier Ramat Guimel, actuellement en chantier, est destiné aux haredim, mais d’autres constructions sont prévues pour la communauté sioniste-religieuse dans un quartier nommé “Mishkafayim”, qui sera voisin de Ramat Alef. Il mentionne en outre la construction d’un nouveau centre commercial en bordure de la ville, et annonce qu’un projet de logements pour les non-religieux est à l’étude dans le centre, qu’il entend réhabiliter.
Dov Lipman proteste. Selon lui, “on ne compte que quelques centaines de logements en construction ici et là pour les dati’im [religieux]. Contre les 20 000 pour haredim prévus sur les hauteurs de Ramat Beit Shemesh. “A côté de ça, le maire annonce bien sûr 1 300 logements de pinouï ouvinouï dans le vieux Beit Shemesh ; seulement, rien ne dit que ce projet se réalisera ! C’est un écran de fumée. Et même si cela se fait, cela prendra au moins dix ans...”
Le pinouï ouvinouï est la pratique qui consiste à reloger les habitants des immeubles que l’on démolit dans le cadre d’une rénovation de quartier. Il s’agit de réaliser des constructions à plus haute densité sur les mêmes terrains, dans le centreville.
Dov Lipman reproche par ailleurs au maire de caracoler avec la construction du grand centre commercial. “Aurons-nous des cinémas ? Pouvons-nous espérer un bowling ? Non ! On construit un nouveau centre commercial, certes, mais en le faisant répondre aux critères de ‘sainteté’ de la ville ! Et l’on oublie de mentionner au passage que ce même maire a interrompu la construction d’un méga-centre commercial, avec des salles de spectacles et une multitude d’autres distractions !”

 

Une ville en pleine mutation

 

Rafi Goldmeier, lui aussi citoyen de Beit Shemesh et animateur d’un célèbre blog haredi modéré, explique : “La personnalité de la ville a changé depuis sa naissance. Au départ, les nationalistes- religieux formaient l’essentiel de la population, associés à une présence laïque minime, mais active, et une présence haredite en progression.

Au fil des ans, beaucoup de laïcs sont partis et ceux qui sont restés ont fait profil bas. Le secteur haredi, lui, a continué de croître jusqu’à devenir dominant, sinon en nombre, du moins en influence. En même temps, les sionistes-religieux semblent avoir été affaiblis par de nombreux départs vers d’autres villes, où l’herbe était sans doute plus verte. Mais il faut dire que le conflit religieux n’est pas la seule motivation de ces gens : souvent, ils souhaitent se rapprocher de leur lieu de travail ou optimiser leurs chances de trouver un emploi.”
Rafi Goldmeier estime qu’en règle générale, les haredim vivent en bonne intelligence avec leurs voisins sionistes-religieux ou laïcs. Selon lui, le problème réside dans la montée en puissance des éléments les plus extrémistes grâce au soutien de Moshé Aboutboul.
Certains analystes politiques sont convaincus que le conflit lié aux logements finira par dégénérer. Richard Peres, conseiller municipal travailliste, estime que le maire a violé dès le départ les termes de l’accord voté par sa coalition : “Selon cet accord, signé juste après les élections municipales, les nouvelles constructions devaient s’adresser à parts égales aux non-religieux, aux sionistes-religieux et aux haredim. Or il se trouve que là, ce sont les haredim qui ont tout. Il faut absolument ménager une séparation entre ces derniers et les habitants du Vieux Beit Shemesh, sinon, du sang sera versé, c’est sûr”, prévient-il. “Et soyez sûrs que nous utiliserons ce que nous avons appris à l’armée pour nous défendre.”
Certes, le sang ne macule pas encore les trottoirs de Beit Shemesh, mais l’accroissement brutal de la population haredite, notamment, nécessite un minimum d’attention de la part des élus. Car si sa majorité n’aspire qu’à vivre en paix, le petit noyau d’extrémistes qu’elle renferme gagne en influence et est prêt à en découdre pour imposer sa loi.