Anatomie d’un scandale

Pourquoi, malgré l’impressionnante couverture médiatique qui a accompagné durant des années le projet Holyland n’a-t-on rien pu faire pour l’arrêter avant que la police ne s’empare de l’affaire ?

Holyland (photo credit: Marc Israel Sellem)
Holyland
(photo credit: Marc Israel Sellem)
C’est la plus grosse affaire de corruption de l’histoire de l’Etat. C’est aussi, pour beaucoup, le projet immobilier le plus hideux de Jérusalem.
Après deux années d’enquêtes et d’investigations, 13 personnes ont été mises en examen dans le cadre de l’affaire Holyland. À leur tête, l’ex-Premier ministre et ancien maire de Jérusalem. Mais aussi son successeur à la ville et deux membres du conseil municipal, dont un ancien adjoint au maire actuel, associés à des promoteurs, des investisseurs et des hommes d’affaires.
Les auditions de témoins débuteront ces prochaines semaines et tous les détails seront révélés, tandis que l’adjoint au maire Eli Simhayoff (Shas) et l’élu municipal Avraham Feiner (Judaïsme unifié de la Torah) ont présenté leur démission : ils ne peuvent rester en fonctions après leur inculpation par le parquet. Quelques heures plus tôt, Simhayoff avait été licencié par le maire actuel Nir Barkat.
Selon l’acte d’accusation de 112 pages remis par le tribunal de district de Tel-Aviv, les promoteurs auraient versé des dizaines de millions de shekels à des hauts fonctionnaires et à des élus en échange de plusieurs avantages : raccourcissement du délai d’obtention des permis de construire, dérogations au règlement de zonage, réductions d’impôts et augmentation de la surface du terrain constructible.
Pour qui a suivi de près ou de loin l’évolution du projet, il semble clair que le scandale était inévitable. Car tous les ingrédients y étaient : hauts fonctionnaires cupides et aisément corruptibles et hommes d’affaires plus cupides encore, confrontés à des élus siégeant bénévolement au conseil municipal et sans toujours le temps, les capacités ou, pire, le désir de protéger le public de cette soif d’argent.
D’un côté, des promoteurs et des entrepreneurs qui cherchaient à obtenir toujours davantage des autorités et à accroître leurs profits ; de l’autre, l’intérêt du public avec, en l’occurrence, la préservation d’un terrain qui ne cessait de prendre de la valeur dans une ville où les prix fonciers étaient - déjà - très élevés, la protection de l’environnement et la nécessité d’empêcher une utilisation abusive des biens publics.
Pour bien analyser l’affaire Holyland, il faut comprendre comment fonctionne le système et ce qui a permis une telle situation. Qui était responsable ? Qui a fermé les yeux ? Aurait-on pu éviter ça ou, comme certains l’affirment, étaitce la conséquence inévitable du système ? Et pourquoi, malgré l’intérêt qu’y ont pris les médias locaux pendant les phases d’approbation et de construction, n’y a-t-il eu personne pour l’arrêter avant l’intervention de la police ?
Graissage de pattes et séries de pots-de-vin
 Aujourd’hui, le deuxième volet du projet Holyland a été interrompu et son annulation devrait bientôt être prononcé. Le paysage urbain se verra épargner quatre nouvelles tours et une atteinte considérable à la qualité de vie des résidents de Ramat Sharett en termes de circulation, de pollution et de taxes.
Toutefois, personne à Kikar Safra ne se risquerait à affirmer qu’une telle affaire ne pourrait se reproduire. Et c’est précisément à ce problème qu’il convient de s’attaquer aujourd’hui.
À l’origine, le projet Holyland se limitait à la construction d’un grand hôtel de 18 étages sur la colline de Holyland (qui doit son nom à la charmante construction qui la domine). Le permis de construire n’avait été attribué que pour lui, et pour un immeuble résidentiel de douze étages qui lui serait associé par la suite. C’est en 1994, soit un an après l’arrivée d’Ehoud Olmert à la tête de la municipalité, que le projet immobilier lui-même (sans les deux grandes tours) a été soumis pour la première fois pour autorisation.
Durant les phases d’obtention des permis, puis de construction, plus de dix personnes - promoteurs et hommes d’affaires, mais aussi hauts fonctionnaires de la ville et élus municipaux - se sont trouvées impliquées. Toutes ont été mises en examen.
Dès le départ, le propriétaire du terrain Hillel Cherny était conscient que, pour transformer un permis de construire d’hôtel en permis de construire de complexe résidentiel de luxe, il lui faudrait graisser la patte à toute une série de hauts fonctionnaires municipaux, à commencer par l’ingénieur de la ville.
Selon l’enquête de police, il semble que, non content de décrocher une modification du plan d’urbanisme, il ait également obtenu, en un temps record, une autorisation de l’ingénieur de la ville et du comité de planification et de construction pour ajouter des milliers de mètres carrés constructibles au projet original. Cet étonnant pouvoir de persuasion se serait appuyé sur une série de pots-de-vin versés à toutes sortes de gens, depuis la première présentation du projet jusqu’à sa réalisation.
Un bon argument
Reste à savoir comment cela a pu se produire. Comment se fait-il que, durant tout ce temps, aucun signal d’alarme n’ait retenti ? Pourquoi, malgré les nombreux articles de la presse locale, malgré l’action du comité des riverains de Ramat Sharett, qui s’est démené pour dénoncer publiquement la situation, malgré la présence du conseiller juridique de la municipalité, du contrôleur et des élus municipaux de l’opposition, personne n’a pu mettre le holà ou, au moins, réduire l’ampleur du projet ? Il faut savoir que, sans de petites querelles intestines survenues entre certaines parties impliquées, personne n’aurait sans doute jamais rien su de cette gigantesque affaire de corruption.
“Ce genre d’histoire arrive partout et à tout moment”, a affirmé le témoin protégé pendant l’enquête de police. Ce témoin-clé, désigné sous ses initiales, S.D., est un expromoteur immobilier. Voyant qu’il tardait à obtenir certains avantages promis, il a estimé que les choses allaient trop loin et a jeté le pavé dans la mare en dénonçant l’affaire à la police.
Personne ne conteste que dès le début, Cherny et ses associés entendaient transformer le projet d’hôtel Holyland, ou du moins une large partie de ce projet, en un complexe immobilier. Ils avaient conscience qu’un grand projet immobilier de luxe se révélerait bien plus rentable qu’un hôtel. Avec les armes de persuasion adéquates - quelques millions de shekels bien placés - ils ne doutaient pas de parvenir à convaincre les hauts fonctionnaires détenteurs de l’autorité de procéder à ces changements. Et à en croire l’acte d’accusation, ils ne se trompaient pas.
Officiellement, la raison invoquée à la fin des années 1990 devant les responsables du cadastre et le comité de construction pour ce réaménagement du territoire par l’adjoint au maire Ouri Lupolianski était que le projet d’hôtel n’était pas viable. Avec la deuxième Intifada qui a éclaté juste après, l’argument est devenu convaincant : le nombre de touristes qui osaient s’aventurer à Jérusalem en cette période de violences s’était réduit comme peau de chagrin.
“C’était un bon argument, d’accord”, reconnaît un employé du service d’attribution des permis de construire à la municipalité. “Mais il n’expliquait pas pourquoi la superficie à construire s’est tout à coup accrue de façon phénoménale !”
“C’est trop gros, trop vaste, et tout se passe trop bien...”
L’ingénieur de la ville incarnait le premier obstacle auquel auraient dû se heurter les initiateurs du projet. C’était lui qui détenait l’autorité pour approuver tout changement en matière d’aménagement du territoire (même s’il fallait ensuite l’approbation du conseil municipal). Selon l’acte d’accusation, il se trouve que cet ingénieur, Ouri Chitrit, nommé à la ville sur l’initiative d’Ehoud Olmert, avait à la banque Hapoalim une dette de 2,5 millions de shekels qu’il n’était pas en mesure d’honorer. Des arrangements auraient ainsi été conclus entre S.D. et Chitrit pour remédier à ce problème. Et le fait que le vice-président de la banque de l’époque, Dan Dankner, possède une part dans la société créée par Cherny et son associé Avigdor Kelner pour le projet Holyland a facilité les choses. La première étape était accomplie.
À ce stade précoce, certains riverains de Ramat Sharett ont pourtant eu vent de l’ampleur colossale du projet. C’est Rivka Shaked, à l’époque vice-directrice générale de la commission du Service civil, qui a réagi la première en mobilisant le comité d’action des riverains. Le professeur Shlomo Hasson, géographe et éminent chercheur en urbanisme à l’Institut Florsheim, en a bientôt pris la tête.
En 1998, Rivka Shaked, interviewée par un journaliste surun tout autre sujet, glissait à son interlocuteur : “Vous savez, la presse devrait vraiment faire quelque chose contre le fameux projet Holyland. C’est trop gros, trop vaste, et tout se passe trop bien face au comité d’aménagement du territoire. Cela me paraît très suspect...”
La presse locale a bel et bien publié de nombreux articles sur le sujet, mais se focalisait surtout sur l’opposition des riverains de Ramat Sharett au projet.
Aucun journaliste ne s’est intéressé de près à ce qui se passait à la municipalité durant toutes ces années. Shaked est décédée peu de temps après et n’a pas pu voir l’immensité du projet ni le scandale qui a fini par éclater. Mais elle avait raison : tout cela était trop gros, et les obstacles administratifs habituels s’effaçaient trop rapidement.
“Ce seul aspect, la rapidité avec laquelle les autorisations ont été obtenues et les travaux ont débuté, aurait dû alerter le public. C’est à peine croyable, mais la catastrophe était à prévoir dès le départ et pourtant, personne n’a levé la main pour poser les questions les plus élémentaires”, explique le maire adjoint Pepe Allalou, qui occupait la présidence du comité municipal de contrôle pendant une partie de cette période.
Le silence des instances de surveillance
À vrai dire, Allalou avait posé pour sa part certaines de ces questions importantes. “Au début des années 1990”, raconte-t-il, “c’est-à-dire bien avant la naissance du projet Holyland, j’avais fait remarquer qu’il était problématique que le président du comité de planification et de construction [Lupolianski] préside aussi une organisation caritative subventionnée par des donations [Yad Sarah].”
Au cours de l’enquête, on a découvert - entre autres - que Cherny avait versé 3 millions de shekels à Lupolianski pour Yad Sarah, un acte de générosité qui lui a ouvert de nombreuses portes. Toutefois, il convient de souligner que Lupolianski est jusqu’à présent le seul suspect qui n’ait pas été accusé de profit personnel, car tout l’argent qu’il a reçu est allé directement à Yad Sarah, une organisation d’aide aux personnes âgées et aux handicapés.
Pour Allalou, le problème tient surtout au fait que le contrôle des décisions municipales est effectué par des gens qui ne possèdent ni les compétences ni les outils nécessaires. “À mon avis, cette tâche est trop difficile pour l’administration municipale”, conclut-il. “Ni le contrôleur de la municipalité ni le conseiller juridique de la ville ni le comité de contrôle n’ont les capacités nécessaires pour détecter les fraudes. De nos jours, les moyens sont très sophistiqués. Regardez l’enquête de police : elle a fait intervenir des centaines d’experts en bâtiment, en gestion commerciale, en fiscalité, pour pouvoir établir quelles infractions ont été commises. Cela dépasse de loin nos capacités.”
Tout le monde ne partage pas cet avis. Yossi Tal-Gan, directeur général de la municipalité à l’époque de Teddy Kollek, ne comprend pas le silence des instances de surveillance que sont le conseiller juridique municipal et le contrôleur de la ville. “On ne peut pas demander à des membres du conseil municipal, même à ceux qui ont voté contre le projet - et il y en a eu un certain nombre - de suivre l’affaire et de mener leur enquête. Ce n’est pas leur travail et ils ne possèdent pas les compétences pour le faire. C’est la tâche du conseiller juridique et du contrôleur.”
“Nous n’avons toujours pas appris à lutter contre la corruption”
Tal-Gan, qui a démissionné après l’élection d’Olmert à la mairie, en 1993, ajoute que les problèmes ont commencé quand politiques et professionnels du bâtiment ont uni leurs forces. “Dès l’instant où l’ingénieur de la ville et le président du comité d’urbanisation et de construction autorisent un projet, il devient difficile de prouver que celui-ci pose un problème. Car ces deux personnes sont au sommet de la pyramide. Si elles donnent leur feu vert, comment les arrêter sans les outils que sont le contrôle technique et la vérification juridique ?” Néanmoins, Tal-Gan se montre relativement optimiste pour l’avenir. “Après les révélations de la presse, qui n’a omis aucun détail, après la honte publique et les inculpations, je serais surpris que ce genre d’affaire se reproduise. Mais, bien sûr, il faut rester vigilants.”Tal-Gal redoute les conséquences de l’inculpation des suspects et met en garde contre des restrictions excessives. “Après tout, nous voulons tous développer notre ville et construire. Il ne faudrait pas aller vers l’autre extrême.”
Pour Anat Hoffman, présidente du centre d’Action religieuse d’Israël et membre du conseil municipal depuis 14 ans, l’affaire Holyland est le pire scandale jamais connu. Mais elle ne serait pas surprise d’apprendre que d’autres scandales de la même ampleur se déroulent encore aujourd’hui. “À la municipalité de New York, on découvre des affaires de ce genre tous les mois”, expliquet- elle. “C’est la preuve qu’on emploie là-bas les meilleures méthodes contre la corruption. Si, depuis l’affaire Holyland, aucun autre scandale similaire n’a été porté à l’attention du public, c’est à mon avis parce que nous n’avons toujours pas appris à lutter contre la corruption.”
Tout travail mérite salaire
Anat Hoffman estime donc que le système de contrôle de la municipalité - conseiller juridique et contrôleur - n’a pas été à la hauteur dans l’affaire Holyland. Cela dit, c’est au mode de fonctionnement du conseil municipal qu’elle impute la principale responsabilité. “On ne peut pas demander à des gens qui ne sont pas payés, qui représentent leurs électeurs à titre bénévole, d’être en permanence sur le pont, de tout superviser et de suivre les dossiers. C’est impossible.”
Une tentative d’amender la loi pour introduire la rémunération de tous les conseillers municipaux a été faite durant le deuxième mandat d’Olmert à la mairie de Jérusalem (1998-2003) par Rony Aloni, élu du parti Meretz. Cependant, il ne s’est pas trouvé assez de députés pour le soutenir. “Tant que, dans les conseils municipaux, et pas seulement à Jérusalem, il y aura des élus très riches ou des hommes d’affaires qui espèrent obtenir de leur position des avantages qui compensent le salaire qu’ils ne reçoivent pas, la menace de corruption restera présente. Quand on ne paie pas quelqu’un pour son travail, on s’expose à le voir céder aux tentatives répétées d’individus sans scrupules de le soudoyer : on ne peut rien y faire, c’est humain. Pour améliorer le système, il importe de rémunérer les conseillers municipaux”, plaide Anat Hoffman.
Outre cela, outre la consultation d’experts extérieurs pour examiner les dossiers, et outre le soin qu’il faut prendre à éviter des corrélations trop étroites entre les affaires de la ville et les organisations caritatives, on pourrait aussi demander au comité de district du ministère de l’Intérieur pour l’urbanisation et de construction - dont le rôle consiste à vérifier les projets étudiés par les comités locaux et à leur accorder ou non son approbation - d’intensifier ses contrôles.
“Après tout”, dit Tal-Gan, “ce comité-là dispose d’outils de contrôle plus sophistiqués. Cela peut certainement aider !”
 Joanna Paraszczuk a contribué à la rédaction de cet article