La femme du guerrier

95 ans, Ruth Dayan essaie encore de changer le monde

ruth (photo credit: © DR)
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(photo credit: © DR)
L’élégante vieille dame aux cheveux gris vient de terminer sa huitième conversation téléphonique de la journée. Elle organise une visite au zoo-safari de Ramat Gan pour un groupe d’enfants palestiniens.
“J’ai horreur de dire non”, soupire Ruth Dayan. Dans son appartement du nord de Tel-Aviv, elle décroche une neuvième fois le téléphone, afin, cette fois, d’obtenir de l’aide pour une jeune créatrice de vêtements de Holon.
“Beaucoup de gens, Juifs comme Arabes, ne parviennent pas à s’en sortir tout seuls. Ils ont toujours fait partie de ma vie. Ils savent qu’ils peuvent m’appeler à toute heure du jour et de la nuit.”
Ruth Dayan est en elle-même une oeuvre de bienfaisance, toujours occupée à aider les autres, même si, comme c’est souvent le cas, ce sont des parfaits étrangers. “Je ne peux pas m’impliquer dans la politique publique, mais en privé, je fais beaucoup de choses. Je fais tout ce que je peux”, explique-t-elle, avouant qu’elle n’hésite pas à utiliser ses prodigieuses relations pour aider tout un chacun. Et il semble bien qu’elle ait connu tous ceux qui, de près ou de loin, ont joué un rôle dans le pays depuis les années 1930.
Dans ces conditions, ses amis comprennent mal pourquoi, nommée chaque année au cours de la dernière décennie, cette femme qui continue à agir pour changer le monde et qui, à 95 ans, se rend toujours en Judée- Samarie dans le cadre de son action en faveur des artisans, n’a pas encore reçu le Prix d’Israël.
Pour l’art et la paix
Ruth Dayan est la veuve de Moshé Dayan, le légendaire et charismatique personnage qui fut ministre de la Défense et des Affaires étrangères et chef d’étatmajor de Tsahal. Un homme qui a compté parmi les grandes figures du jeune Etat juif et qui est même devenu une icône le 16 juin 1967, en faisant la une du magazine Time avec son célèbre bandeau sur l’oeil, sous le titre : “Comment Israël a gagné la guerre”. Un homme qui était aussi un incorrigible coureur de jupons : au terme de 37 années d’une union mouvementée, Ruth a fini par demander le divorce, en 1931. A cette époque, elle-même est déjà un personnage : on la considère comme la mère de l’artisanat ethnique israélien et c’est à elle que l’on doit “Maskit”. Ce temple de la mode, qui allait devenir une chaîne commercialisant un artisanat de qualité (vêtements et objets), était fait pour permettre au talent d’artistes et d’artisans immigrés de se faire connaître et de gagner leur vie grâce à leur art. Ruth Dayan faisait travailler les femmes artistes des classes défavorisées et leur reversait directement le fruit des ventes. Une stratégie devenue depuis un modèle, tant en Israël qu’à l’étranger.
Aujourd’hui, 45 ans après la guerre des Six-Jours, l’exépouse de celui qui a conquis la Judée-Samarie et placé les Palestiniens sous occupation israélienne s’efforce d’alléger les tensions dues à cette occupation. (A sa mort, en 1981, Moshé Dayan était entré depuis longtemps dans l’arène politique pour prôner un retrait inconditionnel des territoires occupés en 1967.) Ruth poursuit son action pour la paix avec une vigueur qui n’a pas diminué. Ainsi, en décembre dernier, avaitelle organisé une rencontre entre les célèbres militants israéliens pour la paix que sont Shlomo Ben-Ami, Uri Avnery et elle-même, et le professeur palestinien modéré Sari Nusseibeh. Une rencontre cependant torpillée par des Palestiniens opposés à la “normalisation.”
Un Prix d’Israël encore jamais décroché
Yaël Huldai, épouse du maire de Tel-Aviv Ron Huldai, compte parmi les nombreux amis et admirateurs de Ruth Dayan qui proposent chaque année sa candidature pour le Prix d’Israël, décerné aux “personnes qui ont oeuvré toute leur vie et apporté leur contribution à la société et à l’Etat”, mais en vain. “L’apport de Ruth à l’Etat d’Israël est si important, je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle n’a jamais reçu le prix”, déplore-t-elle. “Rares sont ceux qui, dans ce pays, ont donné autant de leur personne à titre totalement bénévole, ce qu’elle a fait durant toute sa vie”, insiste-t-elle.
A l’évidence, Ruth Dayan est elle aussi irritée, ce qui ne l’empêche pas de sourire quand on aborde le sujet. “Je voudrais qu’ils arrêtent de soumettre ma candidature”, affirme-t-elle. “De toute façon, ce prix ne signifie rien. C’est une bande de vieux messieurs qui se prennent au sérieux. Et puis, je ne saurais pas où le mettre, il n’y a plus de place chez moi.”
C’est vrai. Les récompenses et les marques de gratitude qu’elle a reçues pourraient couvrir un mur entier. Parmi elles, plusieurs doctorats decernés à titre honorifique par des universités, dont celles de Haïfa et de Ben Gourion, le titre de citoyenne d’honneur d’Herzliya et celui de “Partenaire de la paix” de Nevé Shalom.
Outre les nombreuses actions humanitaires qu’elle mène au profit des Palestiniens, Ruth Dayan continue à soutenir de grandes causes, comme le dialogue judéoarabe, les droits des Bédouins et, en particulier, l’émancipation des femmes. Elle compte parmi les fondateurs de Variety Israel et des Amis du centre médical de Sheba.
“Tout ce que j’ai accompli, je l’ai fait à titre bénévole. Je ne travaille pour personne”, souligne Ruth, qui vit d’une modeste retraite.
Maskit, toute une idéologie
Ruth accueille ses visiteurs dans son petit appartement de Ramat Aviv, vêtue d’un élégant ensemble vert olive en lin : veste longue et souple sur jupe longue. Des vêtements qui semblent avoir été achetés la veille, et qui ont pourtant 50 ans, révèle-t-elle à ses invités médusés. “Cela vient d’une collection de robes et de manteaux de Maskit que je garde dans mon placard”, explique-t-elle. “Regardez ces finitions !” s’extasiet- elle en montrant le col, les manches et l’ourlet. Le nom de Riki Ben-Ami figure sur l’étiquette. Cette modiste internationalement connue, aujourd’hui décédée, produisait des modèles pour Maskit, comme d’autres grands noms de la mode israélienne.
A vrai dire, le style et la qualité des produits Maskit se remarquent au premier coup d’oeil. “Plus personne ne fabrique des vêtements comme ceux-là de nos jours”, commente Ruth. “Ce sont des matières pures et cela ne se délave pas. Désormais, même les bons modistes font des shmatteraï”, conclut-elle, utilisant un terme yiddish que l’on pourrait traduire par “chiffons”.
“Maskit, c’était toute une idéologie, et pas seulement une marque de mode”, explique Ruth. “Quand j’ai commencé à travailler sur cette idée, en 1949, nous ne pensions pas du tout nous engager dans ce genre de commerce.” Le style caractéristique de Maskit témoigne de la mission qu’elle s’était fixée : utiliser le travail des artisans arabes ou immigrés comme base pour créer quelque chose de nouveau et de vendeur.
La maison des Dayan
En 1949, Moshé Dayan, alors lieutenant-colonel, est nommé général de division en charge de la région Sud. Le couple et ses trois enfants quittent alors leur petit village de Nahalal pour emménager au centre de Jérusalem, dans la fameuse Beit Abkarius Bey. Dès lors, la maison attire tout une société d’hommes politiques, de militaires et de diplomates. “Recevoir était pour nous une oeuvre de relations publiques”, se souvientelle.
Arnie Simon, ancien colonel du Renseignement militaire et longtemps assistant des présidents successifs de l’université Ben Gourion, a rencontré Ruth et Moshé Dayan à cette époque. Il avait alors 19 ans et venait d’immigrer en Israël. Il est vite devenu le premier des nombreux étudiants hébergés chez les Dayan et qui ont fini par former une petite communauté. “Je faisais un peu partie de la famille”, raconte-t-il. “J’aidais au service quand on recevait du monde.”
C’est à cette période que Ruth Dayan débute son travail au sein des communautés de nouveaux immigrants. Affiliée à l’origine au mouvement des moshavim de l’Agence juive, sa première tâche consiste à enseigner l’agriculture aux nouveaux venus.
Toutefois, cultiver la terre se révèle quasi-impossible dans les implantations désertiques, infestées par les rats et privées de ressources en eau. Aussi Ruth doitelle trouver autre chose pour permettre à ces gens de survivre. Elle s’aperçoit bientôt que la plupart ont rapporté de leur pays d’origine une tradition artisanale : la dentelle de Bulgarie, les bijoux en argent du Yémen, les robes de Tripoli, les tapis d’Azerbaïdjan. Ruth comprend alors qu’il importe d’exploiter leur art et de commercialiser ces produits.
L’apogée des années 1970
Arnie Simon accompagne souvent Ruth lors de ses déplacements dans des communautés d’immigrants, où elle organise de petits ateliers familiaux. “L’une de ces tribus juives venait d’une région très isolée du Yemen”, se souvient-il. “Ces gens vivaient dans des tentes, dans des conditions très primitives, dans un camp d’immigrants proche de Rehovot. Les conditions de vie étaient déplorables : le terrain était boueux, le froid et l’humidité régnaient. Les femmes fabriquaient des couvertures sur des métiers à tisser constitués de fils attachés à des bâtons plantés dans la terre. Ruth est parvenue à créer toute une industrie basée sur cette productionlà.”
En 1954, une entreprise gouvernementale nommée “Maskit” voit le jour, avec Ruth Dayan à sa tête. Pour plaire au public, comprend-elle, les produits doivent répondre aux critères modernes du design et de la mode. Elle s’entoure donc de grands créateurs capables de transformer les productions artisanales en articles de mode de qualité propres à la vente. “Maskit a procuré une sorte de foyer aux bons designers, ils venaient spontanément à nous”, se félicite-t-elle.
Ruth étend ensuite son projet aux femmes arabes de Nazareth et des villages arabes environnants. Après la guerre de 1967, elle se rend aussi en Judée-Samarie et dans la bande de Gaza pour chercher d’autres produits artisanaux. Elle découvre des tapis et de la poterie à Gaza, de la broderie et des décorations en perles à Bethléem. Tout cela sera commercialisé par Maskit.
C’est à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que Maskit connaît son apogée. Ses djellabahs et ses caftans apparaissent dans les plus belles vitrines de New York, les objets d’artisanat sont vendus dans les grands magasins à travers tous les Etats-Unis. En 1994 toutefois, le dernier magasin Maskit fermera pour de bon en Israël. Pourtant, la magie de cette marque continue d’attirer les jeunes créateurs et entrepreneurs, qui contactent Ruth Dayan pour obtenir des conseils.
Depuis le début des années 1990, Ruth s’investit dans de multiples projets impliquant des femmes bédouines et palestiniennes, expertes dans la réalisation de bijoux traditionnels et de broderies, qui peuvent désormais vivre de leur art. Au grand désespoir de ses plus proches amis, elle conduit encore sa propre voiture pour gagner chaque semaine le petit village palestinien de Judée- Samarie Kharbata, où elle a fondé un atelier de création artisanale pour les femmes, ainsi que dans le village bédouin de Segev Shalom, dans le Néguev.
L’une des plus belles prouesses de Ruth Dayan a été de favoriser une association entre des femmes bédouines et la célèbre créatrice de mode new-yorkaise Nili Lotan. Celle-ci, qui vient d’épouser le chanteur israélien David Broza, a incorporé dans ses créations des broderies réalisées par ces femmes. On a pu en voir un magnifique exemple dans une publicité où la flamboyante fashionata Paris Hilton arborait une robe Nili Lotan réalisée à partir de tissu bédouin.
Aucun besoin que l’on parle de nous
Ruth Dayan est la fille de Rahel et Zvi Schwartz. Considérés comme appartenant à l’aristocratie de Jérusalem, ses parents avaient pour amis de hauts gradés du gouvernement militaire britannique et des dirigeants arabes. Sa soeur, Reouma, a épousé Ezer Weizman, le septième président de l’Etat d’Israël.
Au cours de notre entretien avec Ruth à Tel-Aviv, son fils Oudi, sculpteur de renom, fait un saut dans l’appartement. Sa ressemblance avec Moshé Dayan est frappante.
Ruth a deux autres enfants : Yaël, romancière, ancienne députée à la Knesset et actuelle maire-adjointe de Tel- Aviv, et Assi, célèbre acteur et réalisateur de cinéma, qui tient la vedette dans la série-télé Betipoul (En thérapie).
Les batailles constantes que ce dernier a menées contre la drogue et l’alcool ont porté beaucoup de tort à sa carrière et il a régulièrement fait la une de la presse à sensation.
En 2009, il a passé toute une année dans l’appartement de sa mère, en résidence surveillée, après avoir été condamné pour l’agression de sa compagne d’alors.
Ruth Dayan répugne à parler de ses enfants. “Ils me donnent tous beaucoup de travail, et chacun d’entre eux est assez grand pour s’exprimer tout seul”, avaitelle ainsi rétorqué à un journaliste de Yediot Haharonot l’été dernier. “Pourquoi devrais-je raconter à tout le monde ce que je pense ? Je n’ai aucun besoin que l’on parle de nous...”