Combler le fossé

Un étudiant en aide un autre. A priori, rien de bien étonnant. A moins que le premier soit laïque et le second, un ancien yéshiviste qui connaît à peine l’alphabet latin. Retour sur une initiative militante

Etudiants haredim à l'université (photo credit: DR)
Etudiants haredim à l'université
(photo credit: DR)
A première vue, les trois jeunes hommes assis à la table d’un petit café de Rehavia n’ont rien de particulier. Cependant, ce trio comme on n’en voit qu’à Jérusalem – composé de deux harédim et d’un laïque – fait partie d’un projet de coexistence qui vise à jeter des ponts entre deux communautés, tout en aidant les participants orthodoxes dans leurs études universitaires.
Or Rapoport est le laïque du groupe. A 29 ans, cet étudiant de l’Université hébraïque de Jérusalem est aussi codirecteur de l’organisation à but non lucratif Tziyunei Derech (Points de repères). Et l’un des militants à l’origine de l’initiative connue sous le nom Beliba Homa (Un mur au milieu).
Au cœur du débat public, souvent intense, qui oppose communautés ultraorthodoxes et laïques sur des questions telles que la participation des religieux à l’armée et au monde du travail, Beliba Homa vise à « créer un sens de responsabilité mutuelle ». Ses initiateurs ont mis l’accent en particulier sur le phénomène croissant de ces jeunes ultraorthodoxes qui quittent la yeshiva (ou y consacrent moins de temps) au profit d’une formation professionnelle ou de diplômes universitaires, et se préparent ainsi à intégrer le marché de l’emploi.
Il y a environ trois ans, Or Rapoport – accompagné d’Ofri Raviv, 29 ans lui aussi, directeur de Tziyunei Derech, et du militant Tomer Dror, 28 ans – met ainsi sur pied un projet pour aider ces étudiants orthodoxes à s’acclimater à leur nouvel environnement éducatif. « A l’époque, les députés du parti du Judaïsme unifié de la Torah luttaient pour obtenir des allocations de subsistance de l’Institut national d’assurance (Bitouah Leoumi) pour les avrechim (jeunes étudiants de yeshiva mariés) », se souvient Rapoport. Ce projet de loi avait suscité d’orageuses protestations parmi les étudiants universitaires non orthodoxes dépourvus des mêmes droits. « Les manifestations émaillaient le campus. Un jour, un étudiant est arrivé avec au dos de son vêtement le dessin d’un harédi, comme pour illustrer le fait que l’un était le parasite de l’autre – d’une part celui qui étudie, travaille, fait l’armée, de l’autre, le harédi, qui n’assume pas sa part du fardeau. » Pour Rapaport et Raviv, c’en était trop.
Changer la donne
« Nous savions, bien sûr, que tel était le nœud du problème, mais nous ne voulions pas utiliser ce langage de haine », exprime Rapoport. « Nous nous sommes alors dit que nous devions trouver un moyen d’entreprendre des changements sans utiliser cette terminologie antagonique et politique. »
Avec Tomer Dror, il décide de chercher une alternative. Les deux militants commencent à rencontrer discrètement certains leaders politiques ultraorthodoxes locaux, dont un membre du conseil municipal. Au bout de quelques mois, ils parviennent à gagner leur confiance.
Ils se penchent également sur les statistiques, et les chiffres leur racontent une histoire différente de celle du discours populaire. Ils révèlent un nombre sans cesse croissant de jeunes hommes harédim qui poursuivent des études universitaires.
En mars dernier, l’Institut de Jérusalem pour les études israéliennes a publié un dossier sur l’évolution en cours au sein de la population ultraorthodoxe du pays – en particulier en ce qui concerne son rapport à l’enseignement et l’emploi. Cette étude, dirigée par le professeur Amiram Gonen et le rav Bezalel Cohen, a montré que 7 350 hommes et femmes ultraorthodoxes étaient inscrits dans l’enseignement supérieur pour l’année scolaire 2011-2012. Un nombre qu’ils estiment être passé à 10 000 pour l’année 2014-2015.
En outre, le Bureau central des statistiques a récemment rendu public un rapport faisant état d’une augmentation de 16 % pour l’emploi des hommes ultraorthodoxes à l’échelle nationale (de 40 % à 56 %) ces trois dernières années, et d’une hausse de 15 % pour les femmes ultraorthodoxes (de 55 % à 70 %).
Problème : la moitié des jeunes étudiants harédim décrochent au cours de la première année. « Il nous est vite apparu que le principal problème venait d’un manque de formation [aux matières profanes] », pointe Dror. « Les chiffres étaient là – le taux de décrochage au cours des classes préparatoires et de la première année universitaire atteignait 50 %. C’est là que nous pouvions faire la différence. »
De l’avis de tous, le principal obstacle aux études vient du fait que les jeunes ultraorthodoxes – surtout les hommes – pâtissent d’un manque de connaissances dans les matières de base telles que les mathématiques et l'anglais. Et éprouvent donc des difficultés dans leurs études universitaires. Avant de se retrouver confrontés à un autre frein à l’emploi : même munis d’un diplôme, ils sont victimes de stéréotypes et les employeurs laïques rechignent bien souvent à les embaucher, malgré leur niveau de qualification élevé.
Chidoukh en danger
Yehouda et Hillel – les deux autres convives du petit café de Rehavia – sont parmi les milliers de jeunes harédim en butte à des difficultés pour avoir décidé d’entreprendre des études supérieures.
Yehouda, 30 ans, père de trois enfants, a mis du temps avant de se faire à l’idée d’une formation universitaire. « J’étais marié, père de famille, mais j’avais le sentiment que quelque chose manquait », se souvient-il, ajoutant immédiatement que l’opinion de son épouse a été décisive. « Je ne me serais jamais lancé là-dedans sans le consentement de ma femme, c’était un point crucial, et je crois qu’il en est de même pour tous les étudiants de yeshiva qui prennent cette décision. » Puis il lui a fallu parler à son rabbin, qui n’a rien entrepris pour le décourager.
Le processus a été long, souligne Yehouda. Entamer un cursus universitaire entraîne d’énormes changements dans la vie quotidienne, sans parler de l’apprentissage d’un nouvel environnement : « Tout est différent pour moi, c’est un monde totalement inconnu. » Pour autant, les choses lui ont été plus faciles que pour d’autres yéshivistes : né à Londres dans une famille rabbinique, Yehouda avait étudié les mathématiques et possédait une bonne maîtrise de l’anglais. Pour lui, les principales difficultés ont commencé par la suite : arriver à combiner ses études avec un emploi quotidien de quelques heures, pour contribuer au budget familial, tout en conservant des liens avec la yeshiva (car la majorité des harédim qui optent pour un cursus professionnel ou universitaire consacrent encore quelques heures hebdomadaires à l’étude de la Torah).
« Les gens de l’extérieur ne réalisent pas ce que cette décision implique pour nous », explique Yehouda. Néanmoins, il ajoute : « En dépit de toutes les difficultés, je suis heureux de mon choix. »
Son ami Hillel, jeune fiancé de 25 ans, confirme que la première étape consiste à obtenir l’approbation du conjoint : « Cela faisait un moment que j’aspirais à ce changement, mais je n’aurais jamais pris aucune mesure avant de me fiancer et d’avoir le consentement de celle qui allait partager ma vie. » Une fois l’aval de sa fiancée en poche, Hillel a lui aussi informé son rabbin de yeshiva de son choix, pour obtenir sa bénédiction, puis a commencé à fréquenter la faculté de droit. Pour lui qui ne maîtrisait pas l’anglais et ne possédait que des notions rudimentaires en mathématiques, la tâche n’a pas été facile.
« Voilà pourquoi le consentement du conjoint est si important », pointe-t-il, « car vous devez bénéficier du maximum de soutien à domicile. Sinon, c’est tout simplement impossible. La charge est si lourde. Non seulement les études en elles-mêmes, mais certains d’entre nous ne savent même pas à quoi l’alphabet anglais ressemble. »
Choisir de se marier avant de se lancer dans des études universitaires n’est pas anodin au sein de la communauté ultraorthodoxe : cela permet de ne pas se fermer trop de portes, puisque la décision d’entamer un cursus universitaire laïque peut générer un stigmate social. « Un jeune harédi qui a quitté la yeshiva a beaucoup moins de chances d’obtenir un bon chidoukh », explique Yehouda. « Des amis de la yeshiva sont venus me consulter avant de commencer une formation dans l’enseignement supérieur. Je leur ai toujours conseillé d’attendre, de se fiancer et même de se marier avant de prendre toute décision – c’est comme ça que cela fonctionne dans notre société, nous devons en tenir compte. »
Une hevrouta d’un nouveau genre
Le modèle d’étude de Beliba Homa est calqué sur celui de la yeshiva : une hevrouta en tête-à-tête. Un étudiant non religieux rencontre un étudiant harédi trois heures par semaine – deux heures pour l’aider dans les matières académiques spécifiques, et une heure pour revenir sur les connaissances générales. Objectif : mettre l’accent sur les sujets que ces étudiants ont en commun, et créer ainsi un lien personnel basé sur leur identité juive.
« En faisant cela, non seulement nous aidons les étudiants de yeshiva dans leurs études universitaires pour qu’ils obtiennent ensuite de meilleurs emplois, mais nous permettons aussi d’établir des ponts entre les différentes composantes de notre société », avance Rapoport.
Et le système semble fonctionner : « Les chiffres parlent d’eux-mêmes, le projet semble être un véritable succès. Après un projet-pilote lancé en 2012 à Jérusalem, l’initiative a été étendue à d’autres villes. En 2013, 50 paires d’étudiants – un harédi et un non-harédi – avaient signé pour le projet, pour lequel ils ont consacré chacun un total de 2 000 heures d’études. Selon une enquête d’évaluation qui date de fin 2013, près de 90 % des étudiants harédim inscrits au programme avaient amélioré leurs résultats scolaires. »
Puis en 2014, l’initiative continue sur sa lancée et concerne plus de 60 binômes d’étudiants, tandis que des contacts avec les institutions universitaires ont permis à Beliba Homa d’établir un programme des anciens qui prolonge l’aide fournie aux jeunes ultraorthodoxes même après l’obtention de leur diplôme.
« A l’heure actuelle, plus de 400 étudiants ont déjà pris part au projet, et la liste des candidats ne cesse de s’allonger », précise Rapoport. Et de conclure : « L’été dernier, de solides amitiés se sont développées grâce au programme, à tel point que deux laïques ont choisi leurs partenaires orthodoxes pour être leurs témoins de mariage. La preuve vivante que le changement est possible. »
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