Jours de rage

C’est une vidéo qui a mis le feu aux poudres et fait descendre les Ethiopiens dans les rues de Jérusalem, puis de Tel-Aviv. Mais leurs rancœurs sont bien plus anciennes

Manifestation à Jérusalem (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Manifestation à Jérusalem
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Les images qui ont circulé la semaine dernière sur les réseaux sociaux font froid dans le dos. Elles montrent l’agression de Damas Pakada, 21 ans, par deux officiers de police, sans raison apparente. Une scène violente. D’autant plus que le jeune Ethiopien portait l’uniforme de Tsahal : sa loyauté envers l’Etat ne l’aura donc pas protégé de la rage policière, outrageuse et injustifiée. Et pourtant, selon des chiffres de 2011, 86 % des hommes éthiopiens s’engagent sous les drapeaux israéliens, contre 74 % pour la moyenne nationale, selon le centre de recherche et d’informations de la Knesset.
La police d’Israël a immédiatement tenté de calmer le jeu en publiant un communiqué condamnant l’incident. Les deux officiers concernés ont été suspendus de leurs fonctions, et une enquête a été ouverte. Pour autant, plus d’un millier de manifestants – des jeunes d’origine éthiopienne nés en Israël pour la plupart – se sont rassemblés devant le quartier-général de la police à Jérusalem, jeudi 30 avril en fin d’après-midi. Puis dimanche à Tel-Aviv. Il ne fait aucun doute que l’objet de la colère des protestataires n’était autre que la brutalité de la police à l’encontre de leur communauté. Pakada n’était pas le premier Ethiopien roué de coups par les forces de l’ordre.
Mais les manifestations vont vite révéler un malaise bien plus profond, que l’ensemble des Israéliens – éthiopiens ou non – associent à un racisme basé sur la couleur de la peau. Pour 85 % des Israéliens, il existe bel et bien une discrimination « conséquente » ou « modérée » contre les élèves éthiopiens au sein du système scolaire, selon une étude de Hakol Hinoukh (Tout est éducation), une association basée à l’université de Haïfa qui dispense des conseils juridiques aux parents dont les enfants sont victimes de racisme à l’école.
Une autre enquête de 2012 est plus choquante encore. Conduite par l’institut de sondage Geocartographica, elle révèle qu’à peine moins de la moitié des Israéliens non immigrants accepteraient de scolariser leurs enfants dans des classes accueillant des élèves éthiopiens. Et seul un quart d’entre eux serait prêt à avoir des voisins éthiopiens, ou à marier leurs enfants avec un membre de cette communauté. Pour autant, ils sont 82 % à reconnaître que la société israélienne doit œuvrer pour aider à l’intégration des Juifs d’Ethiopie.
Israël, pays raciste ?
Une communauté qui souffre dans les dédales d’une aliya bien trop souvent chaotique. La précarité la frappe quatre fois plus que l’ensemble de la population, même quand deux ou plusieurs membres de la famille travaillent. Et les plus jeunes, plus nombreux à quitter le système scolaire, sont très largement sous-représentés à l’université. Au contraire de la prison. Alors qu’ils ne représentent qu’un cinquantième de la population, un cinquième des Ethiopiens qui servent à l’armée sont incarcérés dans le cadre de leur service militaire. Et alors que les jeunes d’origine éthiopienne ne représentent que 3 % des moins de 18 ans, ils constituent 20 % des détenus de la prison pour mineurs d’Ofek, selon les services pénitentiaires. Des chiffres pour le moins troublants. Sont-ils pour autant le reflet d’une discrimination volontaire ? Difficile à dire.
Il est vrai qu’Israël n’est pas une société arc-en-ciel qui célèbre ses différences. Près de sept décennies après sa création, les clivages continuent de subsister. Les tensions sont vives entre Séfarades et immigrants de l’ex-Union soviétique. Et presque tous les groupes juifs se font l’écho de généralisations à l’encontre des Arabes du pays. Quant aux Ethiopiens, ils souffrent du tribalisme de la société israélienne.
Depuis quelques années, le gouvernement traîne les pieds pour faire venir en Israël les quelque 4 000 à 5 000 Ethiopiens restant en Afrique, dont beaucoup ont de la famille en Terre promise. En raison de la couleur de leur peau ? Là encore, difficile à dire, mais une chose est sûre : on imagine mal d’éventuels candidats russes à l’aliya traités de la sorte.
Il serait toutefois faux d’affirmer que les leaders politiques n’ont jamais abordé le rejet dont sont victimes les Ethiopiens. Mais il leur faut faire bien plus encore. Car rien ne peut excuser cette brutalité policière qui s’abat aussi parfois sur d’autres pans de la société, des harédim aux Arabes, en passant par les activistes d’extrême gauche.
« Je pense qu’Israël peut mieux faire », tonne Fentahum Assifa-Dewit, directeur exécutif de Tebeka, un organisme qui se bat pour l’égalité et la justice à l’égard des Ethiopiens israéliens, « que Dieu nous préserve de ce qui se passe à Baltimore ». Mais il reste confiant. Selon lui, si la situation est prise au sérieux par les forces de l’ordre et le gouvernement, les choses devraient pouvoir s’arranger. Car après tout, la colère des manifestants éthiopiens qui ont pris d’assaut les rues de Jérusalem et de Tel-Aviv, ne fait qu’exprimer l’immense frustration et le manque de reconnaissance dont ils se sentent victimes. Reste au public et aux autorités à ne pas se contenter de contempler leur peine, mais de chercher à y remédier.
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