La grande dame de la mode israélienne

Après quarante ans de carrière, Dorin Frankfurt, styliste réputée, refuse toujours les compromis.

P18 JFR 370 (photo credit: Guli Cohen)
P18 JFR 370
(photo credit: Guli Cohen)

Une despionnières de la création de mode israélienne et styliste chevronnée, DorinFrankfurt est aussi l’une des figures iconoclaste du milieu de la couture. Pourelle, il ne suffit pas que les vêtements soient esthétiques et donnent fièreallure : on doit aussi se sentir à l’aise dedans, ils doivent être agréables àporter. Une position à l’encontre des idées reçues qui ont cours dans le milieuet veulent que les créateurs de mode recherchent le « look » avant tout. PourFrankfurt, il s’agit plutôt de concevoir des vêtements pour des individus,souvent ses amis proches ou des artistes pop.

Autre particularité : elle refuse de limiter la femme à telle couleur ou àtelle longueur juste parce que c’est la tendance du moment. Et ne voit rien àredire au fait que certaines clientes puissent porter la même robe pendant 10ans, tant qu’elles s’efforcent de changer les simples accessoires quil’accompagnent.
« Pour moi, c’est d’abord le confort qui compte. L’esthétique vient ensuite »,insiste-t-elle. Certes, c’est loin d’être là la stratégie de base des créateursde mode, mais Dorin Frankfurt a le sens pratique. Si elle accepte de concevoirune robe de mariée, c’est uniquement après que la future épousée ait promis dela laisser transformer en robe de cocktail pour l’après-mariage.
Dans la gestion de son entreprise, la créatrice fait montre d’une audace peu commune.Contrairement aux pratiques courantes dans le milieu de la mode israélienne,elle refuse de délocaliser la fabrication de ses vêtements à l’étranger : tousles vêtements qu’elle conçoit sont fabriqués en Israël.
Ambiance de boutique familiale

Selon, Dorin Frankfurt, la « grande dame de lacréation de mode israélienne », âgée aujourd’hui de 62 ans, cette campagne,qu’elle mène contre les us et coutumes de l’industrie de la mode, donne à sesvêtements un air typiquement israélien.

« La vie en Israël est sa source d’inspiration », affirme son site Web, mêmes’il est difficile pour la styliste de définir exactement ce qui en fait laspécificité. « La conception et la fabrication de mes vêtements dans mon proprepays est essentielle si je tiens à m’épanouir, parce que le design parle unelangue qui lui est propre », explique-t-elle.
Beaucoup la placent parmi les pionniers de la mode israélienne : cela la faitsourire. « Il a fallu 30 ans pour que les gens me comprennent et commencent àapprécier mon travail », remarque-t-elle.
Dorin Frankfurt dessine toujours assise derrière son bureau, dans un entrepôtau sud de Tel-Aviv, fière que toute la conception et la fabrication de sesvêtements se tiennent dans ce même lieu. Elle peut communiquer personnellementavec chaque employé en moins de dix minutes.
Pour notre interview, elle est vêtue d’un pantalon noir et d’un chemisier, sescheveux noirs tirant sur le gris relevés en un chignon sur la nuque. Elle portedes lunettes noires, à monture d’écaille.
Le loft de Tel-Aviv où elle travaille abrite également son « usine », quicompte plus de 100 employés, dont environ 10 % d’hommes, ainsi que sondépartement des ventes, une salle de yoga, un espace de stockage et un hammam.L’endroit a une ambiance de boutique familiale, bien que Dorin Frankfurtdistribue ses vêtements partout en Israël et même dans le monde.
Chaque matin, elle envoie des voitures – une vers le nord et une vers le sud –avec les produits finis à vendre en magasins. Les véhicules assurent la distributionde nouvelles tenues au moins une fois par semaine à chacun de ses 17 magasins.Frankfurt ne produit pas de vêtements sur commande. « Nous ne fournissons pas àla demande. Je décide ce qu’est la commande. Nous fabriquons des sérieslimitées », explique-t-elle.
A certains moments, son calme et sa confiance en elle-même font place à un tonpressant, quand elle parle des collections qu’elle prépare pour les prochainesannées. Quand je l’ai rencontrée, elle se préparait pour l’été 2013, etfinissait également la conception de l’été 2014 et de l’hiver 2015.Elletravaille sur trois ans à la fois, et, admet-elle, « parfois je m’emmêlevraiment les crayons ».
De fil en aiguille

Entre sa naissance à Petah Tikva en 1951 et ses succèsprofessionnels dans l’univers de la mode, le chemin de Dorin Frankfurt a étélong et jalonné d’incertitudes. Sa mère, Nava, était professeur d’anglais, etson père, Edward, dirigeait le bureau de la TWA en Israël.

Le frère de son père était le Grand Rabbin de Tel-Aviv. Bien que son pèren’était pas pratiquant, les deux hommes étaient restés très proches toute leurvie.
Pendant ses études à Kiryat Matalon et Savyon, Frankfurt a un choix de carrièreprécis en tête. A l’époque, il n’a rien à voir avec la mode. Elle s’intéresseau graphisme et à l’iconographie. Et affiche également un réel penchant pour laphotographie. « Je suis arrivée à la mode parce que je n’étais pas très bonnecomme graphiste », explique-t-elle. « La mode était mon deuxième choix. » Aprèsl’école, elle intègre les rangs de Tsahal et fait son service militaire en1969-1970. Elle intègre les renseignements pour l’armée de l’air, ce quiimpressionne sur son curriculum vitae, d’autant plus qu’elle a été la premièrefemme israélienne à officier dans cette unité. Mais ce ne sont pas des joursheureux pour elle.
« Qu’est-ce que je savais sur les avions et le renseignement ? » rigole-t-elle.« Pour moi, tous les appareils se ressemblent. Le boulot me passaitcomplètement au-dessus de la tête. » Dans le contexte de la guerre d’usureentre Israël et l’Egypte dans les années 1970, elle ne se sent pas préparée àgérer les tensions qui émanent du fait de servir un pays en guerre. « Nousn’étions pas formés pour faire face à des situations aussi stressantes »,souligne-t-elle. « C’était vraiment brutal. » Et c’est justement au cours deces 18 mois de service militaire, quand elle s’ennuie à mourir, que DorinFrankfurt commence à dessiner et se met également à étudier le français.
Après l’armée, elle part étudier le graphisme à l’école Sir John Cass enAngleterre. Elle se rend compte très vite qu’elle n’a aucun don pour ladiscipline. Au bout de deux mois, elle opte pour une école parisienne, où elleétudie le côté pratique de la mode, la couture et la coupe. Pour elle, il ne s’agissaitpourtant pas d’une révélation. Elle n’a pas ressenti « l’appel de la vocation »pour se lancer dans le stylisme. « C’était juste une question de prendre un filet une aiguille et d’apprendre à coudre », se souvient-elle.
Ses études sont difficiles, mais elle gagne de l’assurance, confiante depouvoir en faire son métier. Après trois ans, elle obtient son diplôme.
Couturier des stars

En 1975, Dorin Frankfurt, alors âgée de 24 ans, regagneIsraël. Elle frappe à toutes les portes des créateurs de mode du pays, mais neparvient pas à décrocher un emploi. A chaque fois la réponse est la même : onlui reproche de ne pas avoir les compétences suffisantes.

Sa seule lueur d’espoir lui vient du coup de pouce de Ruth Dayan, l’ex-épousede Moshé Dayan, qui la met en contact avec des designers, mais la plupart dutemps, Frankfurt travaille en indépendante.
Sa perception de la mode féminine, qui remonte à son enfance, ne l’attire passpécialement. Elle trouve que les femmes qui en ont les moyens à l’époque s’habillent« incroyablement bien », mais pour celles qui ont un budget plus modeste (sacible éventuelle), le choix reste vraiment « minime ».
Parmi ses boulots en free-lance, elle dessine les uniformes des hôtesses del’hôtel Hilton de Tel Aviv, ainsi que ceux du personnel du Dolphinarium. Elleréalise également des sweat-shirts pour Delta. Puis, en 1976, elle ouvre unpetit magasin dans la tour Shalom, où elle vend des vêtements conçus etréalisés par ses soins. Elle est tout à fait déterminée à créer une entrepriseentièrement localisée en Israël.
Désireuse de réussir dans le dessin de mode, elle fait des sacrifices. « Jesuis végétarienne et j’ai travaillé dans le cuir », plaisante-t-elle. « Laseule chose que je n’ai pas faite c’est de travailler dans les restaurants. »Sa carrière est trop précaire pour prendre le risque de se concentrer sur unseul type de design de mode. Heureusement pour elle, les célébritésisraéliennes commencent à affluer. Devenue le « couturier des stars »,Frankfurt conçoit des vêtements susceptibles d’être portés tant par des membresde groupes pop israéliens que par les clients occasionnels qui passent le seuilde ses magasins.
Jusqu’à son arrivée, les artistes pop se souciaient plus de leur musique que deleur tenue de scène. Quand elle commence à dessiner les costumes des candidatsisraéliens au concours de l’Eurovision, à la fin des années 1970 et au débutdes années 1980, sa carrière prend son essor.
Une élégance désinvolte

En 1978, Dorin Frankfurt habille la pop star israélienneIzhar Cohen qui remporte le concours de l’Eurovision avec A-Ba-Ni-Bi. Elles’efforce de véhiculer « quelque chose de très israélien » qui rappelle lekibboutz, son soleil, quelque chose qui ferait sourire les gens. Elle fuit lelook glamour.

La chemise de Cohen est « tout en crêpe blanc avec de fines rayures d’or ».
Un an plus tard, Gali Atari porte, elle aussi, une tenue signée Dorin Frankfurtquand elle remporte le concours de l’Eurovision avec sa chanson Alléluia.
Après trois mariages, Frankfurt vit depuis 13 ans avec son partenaire actuel,Miki Kratsman, photographe et directeur du département de la photographie àl’Académie Betsalel des Arts et du Design de Jérusalem.
Avec son troisième mari, le peintre Darius Smith, elle a eu deux jumelles, Caméaet Kianne, âgées de 22 ans aujourd’hui. Sur le mur de son bureau trône unephoto de Kianne qui pose dans une des créations de sa mère.
En quoi ses vêtements se distinguent-ils de ceux des autres stylistesisraéliens ? « Mes modèles sont plutôt décontractés – pas du tout le styleélégance guindée », explique-t-elle. « On peut faire dans les paillettes sanstomber dans le glamour. On peut aussi aller vers le funky sans trop se forcer.Toutes mes créations ont aujourd’hui ce côté élégant et relax. » Les couleursne sont pas d’une grande importance », ajoute-t-elle, « mais le prix l’est.L’idée est de concevoir des vêtements à prix moyen fabriqués en Israël. » DorinFrankfurt semble un peu vague et affiche une certaine humilité lorsqu’elledécrit ses collections. « Mes modèles conjuguent élégance et désinvolture »,note-t-elle. « Leurs lignes sont très pures, dans le fond. Ce sont des piècesde collection, qui ne courent pas après la mode. A leur allure zen se mêlentles accents du Moyen-Orient. « Mes vêtements dégagent un certain calme, unecertaine nonchalance. Sérénité et qualité également. Une partie de leur charmetient à leur griffe très personnelle. On aime ou pas. En tout cas, mescréations sont facilement repérables aux yeux des Israéliens. On les reconnaîtaisément. Elles portent une signature très précise, mais il ne m’appartient pasde dire ce que celle-ci recouvre. »

Son propre truc

Quelle est la sourced’inspiration derrière vos modèles ? « Je tire mes idées de ce parcd’attractions complètement dingue dans lequel j’habite [elle fait allusion àIsraël]. En général, mon inspiration découle de mes origines personnelles. Jesuis ancrée dans le lieu où je vis. » Elle insiste sur le fait qu’elle n’a pasde héros ou de mentors dans le monde de la mode. « Chaque fois que l’on medemande quel est mon créateur préféré, ma réponse est différente »,commente-t-elle.

Mais quelqu’un qui l’a vraiment inspiré dans ses créations, c’est BarouhAgadati, qu’elle qualifie de « premier artiste multimédia en Israël ». Elleadore ses photos, la façon dont sa lumière éclaire ses sujets, et leur lookdans le Tel-Aviv des débuts.
Elle note qu’aux premiers jours de l’Etat, les dirigeants israélienspossédaient un style tout à fait personnel. « Que ce soit une chemise blancheouverte comme Ben Gourion, cela n’a pas d’importance. Ils avaient du style »,souligne-t-elle. « Ils étaient beaucoup plus instruits et éloquents. » MêmeGolda Meir avait son propre style. « Pas forcément ma tasse de thé, maisc’était un vrai look, classique, sérieux, un peu “instit” ». Je n’étais pasd’accord avec sa politique, mais elle avait cette allure austère etpragmatique. Elle était ringarde, mais élégante », explique Frankfurt.
Que pense-t-elle de la mode israélienne – pour hommes et femmes – aujourd’hui ?« Chez les jeunes contemporains, les hommes s’habillent en général mieux queles femmes », note-t-elle, « parce que les hommes sont moins stressés pouraméliorer leur image. » Cependant, Frankfurt pointe les actuels dirigeantsd’Israël du doigt – hommes et femmes toutes tendances confondues – pour leurabsence de style. « C’est incroyable », dit-elle. « Avec tout cet argentpublic, la seule personne qui a la tête de l’emploi et soigne son apparence enconséquence est Shimon Peres. « Quant à la génération actuelle de femmespolitiques israéliennes, elle cite Zehava Gal-On du Meretz qui « a de l’allure». Mais ensuite pleuvent les mauvaises notes. « Shelly Yachimovich,malheureusement, ne sait pas du tout s’habiller », ajoute-elle.
Dans son entreprise familiale de Tel-Aviv, Dorin Frankfurt ne cesse defabriquer les vêtements conçus par soins. Celle qui est désormais un nomimportant parmi les créateurs de mode israéliens continue à faire son proprechemin.