Turquie/Russie : un rapprochement possible entre ennemis ?

La détente des relations turco-russes : une mauvaise nouvelle pour Washington, Bruxelles et les Kurdes syriens

Erdogan et Poutine, désormais "amis" ? (photo credit: REUTERS)
Erdogan et Poutine, désormais "amis" ?
(photo credit: REUTERS)
Les tsars russes et les sultans ottomans ont le plus souvent été des ennemis jurés, et jusqu’à cette semaine, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ne dérogeaient pas à la règle. Dans un cynique volte-face diplomatique teinté de réalisme politique, les deux chefs d’Etat ont pourtant mis fin, début août, à une crise de dix mois. Une réconciliation qui aura des conséquences non seulement pour leurs pays, mais aussi pour l’ensemble d’un Moyen-Orient ravagé et d’un Occident pour le moins perplexe.
Sortie de crise
24 novembre 2015 : deux chasseurs turcs abattent un avion russe à la frontière turco-syrienne. Moscou réagit vite, mettant en place des sanctions économiques. Erdogan exige les excuses du Kremlin pour avoir violé l’espace aérien turc. Il courbera finalement l’échine. Au mois de juin, c’est lui qui s’excusera timidement par téléphone. Un entretien téléphonique au cours duquel sera initié le processus de réconciliation entre les deux pays. Après avoir proposé d’indemniser les familles des pilotes russes abattus, Erdogan a donc rendu visite à Poutine mardi 9 août, comme un vassal à son suzerain. Il faut dire qu’aucun des deux leaders n’avait vraiment d’autre choix stratégique.
Retour mi-juillet. Dès la nouvelle de la tentative de putsch contre Erdogan, moins d’un mois après le fameux coup de téléphone, le chef du Kremlin appelle le président turc et l’informe de son soutien. Un éclair de génie. Poutine est le premier à témoigner de sa solidarité, alors qu’Erdogan accuse les dirigeants occidentaux de soutenir ses adversaires. En d’autres termes, l’autoritarisme pour lequel l’Occident ne cesse de critiquer le leader turc compte désormais un admirateur du côté de Moscou. Poutine place ses pions, sans prendre de risque.
Le coût de la réconciliation est en effet négligeable pour la Russie. Les excuses d’Erdogan au mois de juin et sa promesse d’indemnisation sont dans les faits une reddition. Poutine a montré ses muscles et le président turc évitera à l’avenir de le froisser. Le bénéfice en revanche est grand, car la Turquie accepte désormais le nouveau statut de la Russie : acteur incontournable au Moyen-Orient.
Sans compter les retombées économiques de ce rapprochement. Avant la crise, la Russie était un important consommateur de produits turcs et un pourvoyeur important de touristes en Anatolie. Pour la Turquie, l’embargo russe sur ses sites touristiques et ses produits agricoles a été un coup dur, mais la menace que la détérioration des rapports faisait peser sur l’industrie était pire encore. La Russie étant le seul fournisseur de gaz du pays.
Mais l’enjeu essentiel de cet accord reste diplomatique et concerne trois dossiers brûlants : les Etats-Unis, l’Europe et la Syrie.
Un ennemi commun à Washington
Pour Ankara, le rapprochement est devenu urgent à la suite du coup d’Etat raté et de la purge qui s’est ensuivie contre l’armée, la justice, le monde académique et les médias. En l’état, la Turquie ne pouvait plus se permettre une inimitié avec un voisin aussi puissant et imprévisible que Poutine.
Autre raison, plus profonde, pour laquelle les deux présidents tombent aujourd’hui dans les bras l’un de l’autre : ils ont un ennemi commun, l’hégémonie américaine. La colère de Poutine prend sa source dans l’attitude de Washington sur les dossiers ukrainien et libyen. Dans sa vision du monde, la Maison-Blanche lui a volé un avant-poste en Afrique du Nord et a soutenu l’Europe dans son entreprise d’arracher l’Ukraine au giron russe. Erdogan, de son côté, est convaincu que les Etats-Unis sont derrière le putsch manqué contre son gouvernement, utilisant pour ce faire son ennemi le plus cher, l’imam exilé Fethullah Gülen.
Ces accusations sont alimentées par une remise en question idéologique de l’actuel ordre mondial. Erdogan et Poutine veulent un nouveau mode de fonctionnement et voient dans l’apparente faiblesse de l’Occident un filon à exploiter.
La fin du modèle occidental
Non, ce n’est pas la lune de miel entre les deux hommes, sous les sunlights des sommets internationaux. Les velléités impérialistes de la Russie restent une épine dans le pied de la Turquie. C’est ce qu’Erdogan laissait entendre lorsqu’il expliquait cette semaine encore qu’il restait concerné par le sort des Tatars de Crimée, une minorité turque et musulmane présente dans la péninsule depuis l’occupation ottomane. Voilà pourquoi en ce qui concerne la guerre sur l’autre rive du Pont-Euxin, Ankara soutient l’Ukraine. Mais malgré certains dossiers qui les séparent, Erdogan et Poutine s’accordent très bien lorsqu’il est question d’autoritarisme. Et ils ne sont pas les seuls. En regardant un peu en arrière, on peut maintenant dire que la démocratie à l’occidentale, proposée comme modèle à la fin de la guerre froide, n’en est plus vraiment un. Depuis le début, des résistances se faisaient sentir. Cela a commencé place Tiananmen en 1989, où la Chine a prouvé qu’elle n’entendait pas suivre le chemin que voulait tracer le dernier leader soviétique Mikhail Gorbatchev. Puis cela s’est étendu à la Russie, où Poutine s’est amusé à défaire les quelques avancées progressistes de son prédécesseur Boris Eltsine. Aujourd’hui, la Turquie donne sa version de la démocratie autoritaire après avoir longtemps été considérée comme le premier pays à majorité musulmane et démocratique.
Loin de l’UE
Dans les faits, le rapprochement russo-turc met au défi non seulement l’idéologie, mais aussi les intérêts du monde occidental. Car la Turquie est au cœur de la crise des migrants en Europe pour des raisons géographiques, diplomatiques et culturelles. Géographiques, son emplacement entre la Syrie et la Grèce l’a transformée en un pont entre le monde arabe et l’Europe. Diplomatiques, Ankara espère utiliser cette crise pour atteindre son but : rejoindre l’Union européenne. Culturelles enfin, car voyant de plus en plus de chrétiens européens rejeter les réfugiés musulmans, une majorité de Turcs s’identifie à ces derniers.
La veille du putsch manqué, Ankara et Bruxelles étaient arrivées à un accord visant à garantir aux citoyens turcs une entrée sans visa sur le territoire européen et des milliards à l’Etat turc en échange de son engagement à bloquer le flux migratoire. Aujourd’hui, à l’heure où la Turquie réduit les libertés et prône un retour de la peine de mort, l’Europe ne peut plus se permettre de ratifier un tel accord. Et la purge en Turquie signifie probablement la fin de ses espoirs d’intégrer un jour l’UE. Poutine a bien compris cette tectonique des plaques actuellement en mouvement dans les hautes sphères du régime Erdogan. Et compte bien exploiter à son profit cette remise à plat des intérêts nationaux turcs. Pour lui, l’Union européenne est une menace depuis qu’elle a tenté d’intégrer l’Ukraine.
Bien conscients des failles existantes au sein de l’UE, d’autant plus béantes depuis le vote britannique en faveur du Brexit, beaucoup estiment que Poutine considère le délitement de l’Union européenne comme son but stratégique ultime. C’est là que la Turquie peut l’aider, en échouant par exemple à bloquer l’afflux de réfugiés sur le sol européen. Plus Bruxelles frustrera Ankara dans ses demandes d’adhésion, et prendra des postures condescendantes sur les questions de liberté et de droits de l’homme, plus la Turquie aidera Poutine dans sa quête.
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