Il y a 30 ans, la première Intifada

Le premier soulèvement populaire palestinien d’envergure a pris l’establishment politique et militaire de court. Les acteurs de cette période racontent

Fouille par l’armée de Palestiniens dans la bande de Gaza en 198 (photo credit: GPO)
Fouille par l’armée de Palestiniens dans la bande de Gaza en 198
(photo credit: GPO)
C’était il y a 30 ans. Le mercredi 9 décembre 1987 à six heures du matin éclatait dans le camp de réfugiés palestiniens de Jabalya la première Intifada. Un soulèvement spontané né dans la rue, le premier mouvement de révolte d’envergure au sein d’une population arabe.
Du ministère de la Défense aux cercles du pouvoir politique, tout le monde a été pris au dépourvu. Personne ne savait comment réagir à cette guerre d’un autre genre, un type de conflit auquel Israël n’avait encore jamais été confronté, sorte de guérilla urbaine au service d’une cause nationale. L’Intifada a duré près de six ans et ne s’est achevée que lors de la signature des accords d’Oslo, le 13 septembre 1993, accordant une victoire aux Palestiniens similaire à celle de l’évacuation du Goush Katif dans la bande de Gaza à la fin de la seconde Intifada (entre 2000 et 2005).
La révolte des pierres
La première Intifada s’articule en deux grandes périodes. Au cours des premières années, des dizaines de milliers de Palestiniens manifestent, font usage de violences et lancent des pierres contre les forces de sécurité israéliennes. La deuxième période correspond à une campagne de terrorisme dirigée par le Hamas, une nouvelle faction armée palestinienne fondée par le cheikh Ahmed Yassin dans la Bande de Gaza. S’en suit un climat de méfiance et de haine qui conduit le Premier ministre Yitzhak Rabin à s’interroger sur le bien-fondé des Accords d’Oslo. « Signeriez-vous cet accord avec Yasser Arafat ? » demande-t-il alors à Dan Shomron, son chef d’état-major. Ce à quoi ce dernier répond : « Yitzhak, Tsahal n’a pas de réponse. »
L’Intifada a marqué l’histoire d’Israël et celle de la région. Concrètement, cette « révolte des pierres » a conduit à la signature des accords d’Oslo, puis à une deuxième Intifada en 2000, considérée aujourd’hui par certains analystes comme l’ancêtre des Printemps arabes : en se soulevant, les Palestiniens ont montré aux autres peuples de la région que la rue avait le pouvoir de changer le cours des choses.
En Israël, l’Intifada a créé un électrochoc dans la société avec l’apparition de partis extrémistes des deux côtés du spectre politique. L’armée israélienne a elle aussi été bouleversée par cette guerre d’un nouveau genre. Un fossé s’est créé entre ceux qui prônaient une stratégie à long terme pour gérer le conflit avec les Palestiniens, et les partisans d’opérations immédiates sur le terrain. De manière générale, ce soulèvement de la rue palestinienne a dévoilé certaines faiblesses au sein de Tsahal, un manque de coordination et son incapacité à lutter contre un mouvement populaire. Le prestige de l’armée et celui de ses hauts gradés en a souffert.
Cependant, malgré l’importance de l’événement, l’Intifada n’a suscité aucun réel débat national, ni sur la manière dont elle a été gérée, ni sur les leçons à en tirer, pas plus que les raisons de son déclenchement ou les responsabilités des uns et des autres. Nous avons mené l’enquête et interrogé certains de ceux qui étaient aux commandes sur les plans politique et militaire à l’époque. Des témoignages inédits, trente ans après.
Plusieurs facteurs déclencheurs
Le général Yitzhak Mordechai est considéré comme le militaire ayant été au plus près des événements. Quand le soulèvement a débuté dans la bande de Gaza, il était commandant en chef de la région sud. 18 mois plus tard, il a été nommé commandant en chef central pour succéder à Amram Mitzna. Il est resté à ce poste jusqu’en 1986. C’est Matan Vilna qui l’a remplacé au commandement de la région sud.
« Je connaissais bien la situation à Gaza du fait de mes fonctions précédentes », dit le général Mordechai. « Lorsque j’étais arrivé en poste, j’avais été surpris par le nombre de mosquées récemment construites à Gaza. Et il est vite apparu que l’organisation fondée par le Cheikh Ahmed Yassin sous couvert de mouvement caritatif se transformait en mouvement terroriste. Parallèlement, la colère grondait au sein de la population. Une nouvelle génération de Gazaouis nés après la guerre des Six jours rêvait d’en découdre avec les Israéliens, tandis que leurs aînés étaient soit au chômage, soit humiliés quand ils travaillaient en Israël. De nombreux diplômés étaient contraints d’accepter des emplois sous-qualifiés, ce qui ajoutait au ressentiment enversl’Etat hébreu. »
A l’époque cependant, de nombreux Israéliens se rendaient encore dans la bande de Gaza le samedi pour acheter des produits bon marché, se mêlant sans appréhension à la population locale. Cela, jusqu’à ce que l’Intifada éclate. « Plusieurs épisodes ont conduit à ce soulèvement », relate l’ancien général. « Le premier est l’accord Jibril conclu en 1985 qui a conduit Israël à libérer 1 150 prisonniers sécuritaires en échange de soldats israéliens capturés durant la première guerre du Liban. Deux ans plus tard, début 1987, Ron Tal, un haut gradé de la police israélienne, est tué au volant de sa voiture par des membres du Jihad Islamique tout juste évadés de prison. Le Shin Bet (services de sécurité intérieure) assisté par une unité de l’armée sous le commandement de Moshe Yaalon, parviennent à localiser les assaillants et à les éliminer. Dans la foulée, trois autres militants du Jihad Islamique sont tués. Autant d’événements qui attisent les violences dans la bande de Gaza.
En représailles au meurtre des membres du Jihad islamique, plusieurs attaques terroristes ont lieu. En novembre de la même année, un terroriste réussit au moyen d’un planeur à pénétrer dans une base de l’armée à la frontière libanaise, et tue six soldats. Forts de ces attaques, les Palestiniens commencent à narguer les militaires israéliens ; ils ont gagné en confiance et se sentent prêts à passer à la vitesse supérieure en affrontant directement l’armée. Le 6 décembre, Shlomo Sakal, un commerçant israélien, meurt poignardé dans un marché à Gaza ; trois autres israéliens sont blessés.
Le lendemain, un accident de la route entre une voiture palestinienne transportant huit personnes et un camion israélien fait quatre morts parmi les Palestiniens. Trois d’entre eux sont originaires du camp de réfugiés de Jabalya. Les rumeurs qui circulent attribuent alors cet accident à une vengeance des Israéliens, après la mort de Shlomo Sakal à Gaza. L’incident met le feu aux poudres dans les camps de réfugiés. Quelques heures plus tard, à l’aube, une manifestation est organisée par les Palestiniens. Une unité de 50 soldats de Tsahal est appelée en renfort pour rétablir l’ordre, mais des échauffourées entre forces de l’ordre et manifestants éclatent, au cours desquelles un jeune Palestinien qui jetait des pierres est tué. La goutte d’eau de trop côté palestinien.
Un autre facteur longtemps ignoré a sûrement joué dans le déclenchement de l’Intifada. Il s’agit de l’avortement des toutes premières négociations entre Israéliens et Palestiniens. David Ish Shalom, ancien activiste d’extrême gauche (qui a depuis rejoint les rangs de l’extrême droite) raconte : « En 1987, j’ai publié un ouvrage présentant+ différentes propositions pour conclure un accord de paix entre Israël et les Palestiniens. Pour le rédiger, j’ai eu de nombreux entretiens avec des responsables palestiniens comme Faycal Husseini et Sari Nusseibeh. Tous les deux doutaient des capacités de la gauche israélienne à s’engager vers la paix. En revanche, ils pensaient que le Likoud avait une réelle chance de réussir. J’ai convaincu Moshe Amirav, candidat au poste de directeur du bureau de presse du gouvernement, et très proche du Premier ministre de l’époque Yitzhak Shamir, de se joindre à nos discussions. Il y a participé avec d’autres hommes politiques du Likoud dont Dan Meridor et Ehoud Olmert. »
« Shamir était censé être informé régulièrement par le Shin Beth de l’avancée de nos discussions avec les dirigeants palestiniens, et nous avons présumé qu’il nous donnait le feu vert. Nous avons alors rédigé une sorte de mémorandum entre le Likoud et l’OLP qui devait conduire à la création d’une confédération entre Israël, les Palestiniens et la Jordanie. Mais en août 1987, le jour où Amirav devait signer le mémorandum, Nusseibeh a été attaqué par des hommes masqués et gravement blessé à la tête. L’armée de l’air a ensuite bombardé le camp de réfugiés palestinien de Ein el Hilweh. C’est ainsi que notre plan a échoué et qu’Amirav a été évincé du Likoud pour avoir, selon le parti, trahi ses convictions idéologiques. Trois ans plus tard, j’ai été désigné pour conduire des négociations avec l’OLP, puis j’ai été emprisonné pendant quatre mois, pour avoir eu des contacts avec des Palestiniens. Je pense que la déception et la frustration des Palestiniens après cet accord avorté sont l’un des éléments déclencheurs de l’Intifada. »
Un électrochoc social, politique et militaire
Les responsables israéliens, autant au sein de l’armée que dans les milieux politiques et diplomatiques, n’ont pas su analyser la situation et ont mal interprété tous ces événements. Les journalistes n’ont pas été plus clairvoyants et personne n’a été capable d’anticiper les réactions de la rue palestinienne qui allaient conduire à l’Intifada. Deux ans après son déclenchement, Zeev Schiff, l’ancien correspondant de guerre du journal Haaretz et Ehud Yaari, spécialiste des affaires arabes sur l’ancienne première chaîne de télévision israélienne, publiaient un livre intitulé Intifada.
L’ouvrage débute par une cinglante critique à l’encontre de Yitzhak Rabin, alors ministre de la Défense et accusé par les deux auteurs de ne pas avoir reporté son voyage aux Etats-Unis alors que débutait le soulèvement à Gaza. Selon l’explication officielle, Rabin était attendu à Washington pour signer un contrat d’achat de chasseurs bombardiers F-16. Non seulement il est parti, mais pire encore, racontent les journalistes, il a choisi de rester sur place pour visiter des bases militaires américaines. « On était à un moment crucial : le soulèvement avait déjà pris de l’ampleur mais pouvait encore être jugulé, il y avait encore une possibilité de retour en arrière », soulignent les auteurs. Après la sortie du livre, le prestige de Rabin, accusé de ne pas avoir compris l’Intifada, a fortement chuté. J’ai interrogé Haim Assa, son conseiller stratégique de l’époque. Il nous éclaire sur les raisons de ce voyage américain.
« En 1987, je travaillais comme consultant sur le projet de bouclier antimissiles Arrow. Le président américain Ronald Reagan avait alors annoncé son projet de « guerre des étoiles », aussi baptisé IDS (Initiative de défense stratégique), consistant à bâtir un bouclier dans l’espace capable de détruire en vol les missiles ennemis. Washington était prêt à investir généreusement dans le développement du projet israélien Arrow », explique Haim Assa.
« Longtemps avant le déclenchement de l’Intifada, il avait été décidé dans le plus grand secret, que Rabin se rendrait aux Etats-Unis pour signer l’accord sur le projet Arrow. Vu la confidentialité de ce programme, la raison véritable de son voyage n’a pas été divulguée. Quand le soulèvement a commencé, Rabin a envisagé de reporter son déplacement mais il craignait que cela  ne risque d’annuler purement et simplement le projet. Israël avait besoin du financement des Américains pour construire ces systèmes de défense, à l’origine de nos boucliers antimissiles comme le Dôme de fer », souligne-t-il.
L’Intifada s’est ensuite rapidement propagée de Gaza à la Cisjordanie. Yehuda Meir commandait alors la région de Samarie. Il se souvient : « Les officiers n’ont pas été envoyés dans les territoires. Tsahal n’a dépêché aucun soldat dans ces zones sous tension, et comptait sur la présence de la police des frontières, sur le Shin Bet, la police régulière et d’autres services sécuritaires pour endiguer les émeutes. Mais aucune coopération entre ces différents services n’a été organisée, il n’y avait aucune stratégie sur la manière de contenir la colère de la rue et de réagir aux agressions des jeunes Palestiniens. Les soldats n’avaient pas vraiment le choix et face à l’absence de commandement, ils ont fini par tirer sur les manifestants, faisant de nombreux morts. » Pour les télévisions internationales c’était du pain bénit, et à partir de là, nous avons commencé à perdre la bataille médiatique.
Manque de claivoyance
« Rabin s’est ensuite rendu dans les territoires et nous a demandé ce que nous prévoyions de faire, poursuit Meir ». Alors que nous restions muets, il nous a dit « Brisez-leur les os ». Malheureusement, j’ai pris ses mots au pied de la lettre et nous avons commencé à battre les manifestants pour disperser les rassemblements », admet Yehuda Meir. « Lorsque j’ai été déféré devant la justice lors du premier procès de l’Intifada, ni Rabin ni Shomron ne m’ont soutenu. J’ai été dégradé de mon rang de colonel, évincé de l’armée et privé de ma pension de retraite militaire. »
La décision de renforcer militairement les zones en proie aux soulèvements palestiniens a été prise après le retour de Rabin des Etats-Unis. « Tsahal a été alors dépêchée à Gaza, raconte le général Mordechai. « Nous étions 70 unités combattantes. Chaque semaine, le ministère de la Défense tenait une réunion avec les responsables des différents services de sécurité. Nous élaborions une stratégie pour disperser ces manifestations. Pas un soldat israélien n’a été tué à Gaza jusqu’en 1989. Par la suite, deux ont été capturés en Israël et tués. »
Le colonel à la retraite Yitzhak (Eini) Abadi était gouverneur de Gaza pendant les années 1971 et 1972. Il a étudié l’islam dans un collège religieux à Gaza et était un proche du Cheikh Yassin. Selon lui, Rabin, Shomron, Mordechai et Vilnai n’avaient aucune idée de ce qui se tramait à Gaza. « Dans la deuxième année de l’Intifada, le spécialiste du Moyen-Orient Moshe Gabay m’a demandé de surveiller de près ce qui se passait dans les mosquées, et d’écouter attentivement les sermons du vendredi. Les imans appelaient ainsi leurs fidèles à ne pas utiliser de pistolets ni de couteaux, mais seulement des pierres lors des manifestations.
« En mars 1988 », poursuit Abadi, « des tracts et des affiches placardés dans les mosquées à Gaza, et en Judée-Samarie appelaient la population à jeter des pierres sur les juifs. Ils considéraient les pierres comme l’arme du pauvre et aussi celle de Dieu, capable de lutter contre la puissance des mitraillettes et des blindés. Après avoir écouté les prêches de différents imams, je suis allé voir le plus haut responsable du Shin Bet à Gaza, et lui ai dit d’envoyer des troupes dans les mosquées pour mettre un terme à cette incitation à la violence. Il m’a répondu qu’il n’avait pas suffisamment de forces disponibles sur le terrain. C’est comme cela qu’au cours de la première année d’intifada, le Hamas a étendu son influence non seulement Gaza, mais aussi dans toute la Judée-Samarie. A cette époque, Arafat connaissait un déclin significatif de popularité et n’était plus soutenu que par 14 % de la population.
Le général de brigade Amatzia Chen était commandant de l’unité combattante Shaked au début des années soixante-dix, quand des confrontations ont éclaté entre soldats israéliens et Palestiniens. Une expérience qui lui permet d’affirmer que Tsahal n’avait tiré aucun enseignement de ces précédents mouvements de colère. « Les dirigeants de l’armée auraient dû savoir d’après ce que nous avions expérimenté que concentrer des troupes sur le terrain et créer un effet de surprise étaient des moyens efficaces pour lutter contre une insurrection populaire », souligne-t-il.
« En 1987, seuls quelques centaines de soldats étaient stationnés à Gaza et en Cisjordanie. Face à si peu de répondant, les Arabes en ont profité pour redoubler de violence. Leur confiance s’est renforcée et les affrontements ont gagné en intensité. Finalement, les soldats n’avaient d’autre choix que de tuer des civils quasi quotidiennement, juste pour assurer leur survie», explique encore Amatzia Chen.
Le général de brigade Dov Tamari confirme : « En 1987, les responsables politiques et militaires pensaient que nous étions capables de gérer ce type de violence, mais ils n’avaient pas compris que ce qui se passait, était en fait une répétition d’incidents similaires qui s’étaient déroulés des années auparavant. La chaîne de commandement au sein de Tsahal est grippée, c’est pourquoi des dérapages comme l’affaire du soldat Elor Azaria arrivent encore aujourd’hui. »
Haim Assa a récemment publié un livre dans lequel il traite, parmi d’autres sujets, de l’Intifada et du conflit israélo-palestinien. « Israël doit concevoir une stratégie militaire face au Jihad Islamique et une autre face à la population palestinienne. L’Etat doit modifier sa façon de penser. Le système politique israélien, tout comme Tsahal, souffre d’un manque d’introspection », écrit-il sans détour.
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