L’âme juive dans l’enfer du goulag

Le témoignage émouvant de Yosef Mendelevitch, dissident soviétique

L’ancien refuznik Yosef Mendelevich accueilli à l’aéroport Ben-Gourion par le ministre David Levy (à gauche). (photo credit: GPO)
L’ancien refuznik Yosef Mendelevich accueilli à l’aéroport Ben-Gourion par le ministre David Levy (à gauche).
(photo credit: GPO)
Le 15 juin 1970, seize citoyens soviétiques, dont deux juifs, sont en route vers un aéroport près de Leningrad. Leur objectif : détourner un petit avion et s’envoler vers la Suède. Le déroulement de la mission a été minutieusement préparé par quelques refuzniks, des juifs interdits de sortir d’Union soviétique. Au sein de l’équipe, Eduard Kuznetsov, qui a déjà passé sept années en prison pour avoir publié et écrit un magazine contre le régime, et son épouse Sylva ; Mark Dymshits, ancien pilote, et Yosef Mendelevich, jeune dissident de 22 ans, seul homme pratiquant du groupe.
Malheureusement, l’opération échoue. Le KGB a eu connaissance du projet, et ses agents appréhendent les membres de la bande sur la route de l’aéroport. Tous sont accusés de haute trahison. Dymshits et Kuznetsov sont condamnés à mort. Mendelevich écope de 15 ans d’emprisonnement, les peines de Sylva et des autres sont comprises entre 10 et 15 ans.
Si les auteurs de ce projet n’ont pas réussi à s’enfuir d’URSS, ils ont réveillé les consciences sur le sort des prisonniers politiques soviétiques et sur la sévérité des condamnations. Manifestations, rassemblements et défilés sont organisés de par le monde pour faire pression sur les autorités soviétiques et alléger les sentences. Finalement, Moscou cède et commue les peines de mort de Kuznetsov et Dymshits en
15 années de prison.
Aujourd’hui, plus de 40 ans après les faits, je suis assis avec Yosef Mendelevich à Kazan, capitale du Tartastan, à 800 kilomètres à l’est de Moscou. Titulaire d’un master en histoire juive du Touro College de Jérusalem, Yosef a obtenu son diplôme de rabbin en 1989. Sa maigre silhouette, sa longue barbe poivre et sel et ses cheveux ébouriffés sous sa kippa le font paraître plus âgé que ses 69 ans. Mais ses yeux et son sourire malicieux réussissent à adoucir son visage en lui donnant un air plus juvénile. Je suis admiratif du parcours de ce juif religieux qui a réussi pendant 12 ans à observer les règles du judaïsme en prison, au camp de travail et au goulag.
La prise de conscience
La famille Mendelevich fuit la Lettonie en 1941 après l’invasion nazie, et se réfugie au Kazakhstan. Elle rentre chez elle peu après la guerre, et c’est à Riga que Yosef voit le jour en 1947. Ses parents sont des communistes convaincus, et malgré quelques signes d’appartenance au judaïsme dont l’usage de la langue yiddish à la maison, la famille n’est pas religieuse. Pour le jeune Yosef, son judaïsme se limite à aider sa mère à préparer des plats traditionnels pour les grandes fêtes : des kneidlers à Pessah, des latkes à Hanoucca et des oreilles d’Aman à Pourim. A Riga, il n’y a pas d’école juive ; Yosef et ses deux sœurs suivent un cursus scolaire soviétique.
En 1957, le père de Yosef est arrêté, soupçonné de corruption et condamné à cinq ans de prison. Après son arrestation, il perd sa foi dans le communisme et dans le système soviétique et commence à envisager la possibilité d’émigrer en Israël.
A 16 ans, Yosef commence à travailler dans une entreprise locale pour soutenir financièrement sa famille. Pendant son temps libre, il participe aux activités d’un mouvement de jeunesse où il entre en contact avec d’autres jeunes juifs.
Un jour l’un d’entre eux lui annonce qu’il n’ira pas travailler le lendemain. « Pourquoi ? », lui demande Yosef. « Parce que demain, c’est la nouvelle année juive et nous ne devons pas travailler ce jour-là. Nous devons aller à la synagogue », lui répond son camarade. « Mais le Nouvel An est en janvier », lui rétorque Yosef un brin amusé, et surpris d’apprendre que les juifs ont leur propre calendrier. L’idée d’aller dans un lieu de culte l’étonne. « Une synagogue, c’est un endroit pour les vieux et nous sommes des hommes modernes. Qu’irions-nous y faire ? », se dit-il. Mais une fois la surprise passée, la curiosité prend le dessus et Yosef commence à s’intéresser au judaïsme. Sa première célébration de Yom Kippour, il s’en souvient encore avec émotion : « Ce fut ma première véritable rencontre avec le judaïsme et les fêtes juives », raconte-t-il.
Depuis, son intérêt pour la religion ne cesse de croître. Mais au fur et à mesure de sa prise de conscience, il se confronte à l’antisémitisme ambiant. A l’époque en URSS, l’affirmation d’une identité autre que celle du citoyen soviétique est sévèrement réprimée.
Le chemin vers son identité
Mais il en faut davantage pour faire peur au jeune homme. Malgré les risques, il continue à affirmer son identité juive et se prend également de passion pour Israël et le sionisme. Son intérêt pour la Terre sainte est nourri par un de ses proches, qui, ayant émigré en Israël, lui envoie des cartes postales de Kfar Guiladi où il vient de s’installer. Sans comprendre un mot d’hébreu, Yosef Mendelevich écoute sans relâche Kol Israël et commence à suivre avec assiduité les activités sionistes de son cousin Mendel Gordin, devenu son mentor et son guide. En 1966, Mendelevich passe à l’action et crée un groupe clandestin d’étude de la langue hébraïque.
Comme de nombreux autres juifs soviétiques, il est enthousiasmé par la victoire israélienne lors de la guerre des Six Jours, et dévore le livre Exodus de Leon Uris, qui passe clandestinement de mains en mains dans une traduction russe interdite (samizdat). Le succès militaire de 1967 conforte les juifs soviétiques qui deviennent plus nombreux à défier les règles en vigueur et à pratiquer leur religion. C’est à cette époque que Mendelevich devient orthodoxe.
Le massacre de Rumboli
La plongée dans la religion du jeune homme s’explique aussi par l’histoire des souffrances du peuple juif. Yosef vit comme une révélation les cérémonies du souvenir du meurtre des juifs de Riga dans la forêt de Rumboli. Un bain de sang survenu entre le 30 novembre et le 8 décembre 1941, deux mois après le massacre de Babi Yar en Ukraine, où plus de 33 000 juifs avaient été tués. En écoutant le kaddish sur le lieu où 25 000 juifs ont péri tués par les nazis, il a une « illumination ». Il décide alors de suivre à la lettre les préceptes de la loi juive, à savoir s’abstenir de manger de la nourriture non cachère, ne plus travailler le chabbat et respecter les fêtes et les jours de jeûne.
Dès lors, la vie de Mendelevich est jalonnée de séjours en prison. En 1970, après sa tentative d’évasion vers la Suède, il passe un Yom Kippour en cellule à Leningrad, refusant de s’alimenter malgré les pressions de ses gardiens. Puis il est transféré vers l’institution psychiatrique de Serebski à Moscou, où il subit des interrogatoires musclés de médecins du KGB. A son retour en prison après toutes ces souffrances, il se souvient avoir eu le sentiment, selon la liturgie de Yom Kippour, « d’être désormais inscrit dans le Livre de la vie ».
Quand la guerre de Kippour éclate en 1973, Mendelevich se trouve alors au camp de travail 17 dans la république soviétique de Mordovie connue pour ses nombreux goulags. Il est emprisonné avec Mark Dymshits, le pilote de l’opération de Leningrad. Pour humilier les détenus juifs, les gardiens prennent un malin plaisir à diffuser de fausses informations indiquant avoir vu des tanks israéliens brûler dans le désert et des soldats s’enfuir pour sauver leur peau. Le moral est au plus bas chez les détenus qui n’ont d’autres sources que les dires de leurs geôliers. La réalité est en fait tout autre, et alors qu’Ariel Sharon traverse triomphalement le canal de Suez, il est rapporté dans la Pravda que les forces armées israéliennes ont été anéanties sur le front égyptien. « C’est seulement plus tard, à la lecture des journaux, que nous avons compris que les combats se poursuivaient et que les informations sur une déroute de l’armée israélienne étaient fausses », se souvient Yosef Mendelevich.
Compagnons d’infortune
En 1978, de retour dans l’Oural, Mendelevich refuse de travailler le chabbat et est condamné à trois années de prison dans des conditions très difficiles. Il est alors transféré à Vladimir, une ville proche de Moscou. Dans la cellule voisine de la sienne se trouve le célèbre dissident Anatoly Sharansky, qu’il n’avait jamais rencontré personnellement, mais qu’il connaissait de réputation. Dans l’impossibilité de communiquer, les deux hommes mettent au point un système ingénieux via la tuyauterie des toilettes. Avec des vieux chiffons ils absorbent l’eau des cuvettes, ce qui leur permet d’échanger des paroles par les tuyaux de plomberie qui relient leurs cellules.
En 1980, nouveau transfert pour Mendelevich. Lors des Jeux olympiques de Moscou, les autorités soviétiques, sous le feu des critiques pour leur politique de répression à l’égard des opposants, jugent bon d’éloigner tous les prisonniers détenus près de la capitale russe, pour éviter une éventuelle proximité avec des représentants des droits de l’homme. Le régime soviétique décide de transférer les prisonniers de Vladimir à l’est du pays, dans la ville de Tchistopol près de Kazan (Tatarstan), au bord de la Volga. Sharansky et Mendelevich s’y retrouvent et adoptent le même système de communication via la tuyauterie. Les deux hommes deviennent très proches. Une fois libéré, Sharansky, fidèle à son ancien compagnon d’infortune, milite pour obtenir la libération de Mendelevich.
Le premier Kippour d’un homme libre
En 1980, après trois années passées à Tchistopol, Mendelevich est une nouvelle fois conduit à la prison 36 près de Perm (Sibérie), un goulag dans les montagnes de l’Oural. Les humiliations y sont monnaie courante. La veille de Yom Kippour, les gardiens inspectent sa cellule et confisquent son livre de prière, sa kippa, ses cartes postales d’Israël et ses romans en hébreu, mais Mendelevich réussit à garder sa Bible et quelques textes. Il saisit ensuite le département des droits de l’homme aux Nations unies à cause de cette discrimination, et entame une grève de la faim qu’il poursuit pendant 56 jours. Ses biens lui sont rendus à Hanoucca. En 1981, à la fête de Pourim, Yosef Mendelevich est déchu de sa citoyenneté soviétique et expulsé d’URSS.
Son premier Yom Kippour en tant qu’homme libre, Mendelevich le célèbre en Israël à la yeshiva du Rav Kook à Jérusalem, où il se rend chaque année depuis pour la fête du Grand Pardon. Par pure coïncidence, le siège de l’organisation Shomer ahi anokhi (Gardien de nos frères), créée par Avital Sharansky, qui a parcouru le monde pour plaider la cause de son mari dissident, est adjacente au centre. C’est là que Yosef Mendelevich rencontre sa future femme qui y travaille en tant que bénévole. Mais c’est une autre histoire...  
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