Un dangereux héritage

Un million de mines antipersonnel se trouvent toujours le long des frontières d’Israël. Des organisations israéliennes et internationales s’activent pour déminer le terrain

Michael Heiman (à gauche) et Ronen Shimon devant le champ de mines de Qasr el-Yahud (photo credit: JUDITH SUDILOVSKY)
Michael Heiman (à gauche) et Ronen Shimon devant le champ de mines de Qasr el-Yahud
(photo credit: JUDITH SUDILOVSKY)
Près de l’un des sites chrétiens les plus saints d’Israël, celui où, selon la tradition, Jésus a été baptisé, se tient une ville fantôme. Il s’agit d’un ancien village champignon principalement composé d’églises et d’hôtels pour pèlerins, qui se dresse derrière des barrières de fils de fer, tandis que des panneaux de signalisation jaunes interdisent l’entrée de la zone. Les vitres brisées et les toits effondrés témoignent de l’intensité des combats que se sont livrés ici Israéliens et insurgés arabes. Nous sommes le long de la route qui mène au Jourdain, unique voie d’accès pour les pèlerins.
Site sacré mais miné
Zone militaire frontalière de la Jordanie depuis la fin de la guerre des Six Jours, le secteur a été infesté de mines terrestres, de bombes antichars et d’autres engins explosifs improvisés, aussi bien par l’armée israélienne que par les combattants de l’OLP qui utilisaient la rive jordanienne du Jourdain comme rampe de lancement pour mener leurs attaques contre les implantations israéliennes. A la suite de la signature du traité de paix entre l’Etat juif et le Royaume hachémite en 1994, le site a été ouvert à des groupes de pèlerins lors de fêtes chrétiennes comme l’Epiphanie ou Pâques, avant de devenir accessible à tous à partir de 2011. Le lieu, appelé en arabe Qasr el-Yahud (le château des juifs), est aussi reconnu par les juifs comme le point de passage des Hébreux vers la Terre promise, à l’issue de leurs 40 années de pérégrinations dans le désert.
Mais avant cela, il a bien fallu sécuriser les lieux. La Jordanie a ainsi terminé de déminer la rive est du fleuve en 1999, tandis qu’Israël, à la traîne, n’a entamé le processus que récemment. Pour y parvenir, il a fait appel à The HALO Trust, la plus grande organisation humanitaire mondiale spécialisée dans le déminage, basée en Angleterre. Contactée par l’Autorité nationale israélienne d’action contre les mines (INMAA), cette dernière a rapidement obtenu le soutien de plusieurs acteurs locaux, notamment du ministère israélien de la Défense, de l’Autorité palestinienne ainsi que de huit Eglises chrétiennes. « Le dialogue avec ces différentes instances est constant », explique Ronen Shimoni, directeur du programme The HALO Trust en Israël et dans les Territoires palestiniens, qui a déjà travaillé en Judée-Samarie, déminant plusieurs terrains de Djénine à Hébron en 2014.
« Nous avions en effet besoin de l’accord le plus large possible pour commencer le déminage. » Obtenir ces soutiens n’a pas été chose facile, mais maintenant que les Eglises orthodoxe, copte, éthiopienne, grecque, roumaine, syriaque et russe ainsi que l’ordre franciscain représentant le catholicisme ont approuvé le projet, les choses devraient pouvoir se dérouler sans encombre, souligne Ronen Shimoni. Le terrain, qui a été donné aux Eglises pendant le Mandat britannique, est situé dans la zone C de la Judée-Samarie, sous contrôle civil et militaire israélien depuis les accords d’Oslo. Toutefois, en raison du caractère sensible des lieux aussi bien sur le plan politique que religieux, il était important d’obtenir également le soutien palestinien à l’opération.
Le coût du déminage de la zone, qui devrait durer deux ans, est estimé à 4 millions de dollars. Il doit permettre la reconstruction du site en offrant aux Eglises la possibilité de récupérer leurs propriétés et de les rénover. L’organisation The HALO Trust vient de lancer une campagne de levée de fonds aux Etats-Unis et en Europe auprès des communautés et organisations chrétiennes, pour démarrer les travaux. Si tout se passe bien, ceux-ci devraient commencer d’ici la fin de l’année.
Le ministère israélien de la Défense a fourni des cartes très précises du secteur marquant l’emplacement des mines, ce qui permettra aux démineurs de l’organisation d’opérer dans des conditions optimales. Michael Heiman, responsable à l’INMAA, a quant à lui passé des heures à fouiller les archives militaires et à consulter d’anciens soldats afin d’obtenir des informations utiles au travail de déminage. Selon lui, la zone compte près de 2 600 mines antichars et 1 200 mines antipersonnel. On ne dispose malheureusement d’aucune statistique en ce qui concerne les engins explosifs improvisés. Il faut également prendre en compte le fait que la nature a pu compliquer la situation : les pluies ou les séismes ont sans doute déplacé certains explosifs, les rendant introuvables.
« Savoir ce qui vous attend est important. Ça facilite le processus. 95 % du travail de déminage consiste à chercher des mines dans des endroits où il n’y en a pas. D’où la nécessité des études préliminaires actuelles qui visent à réduire les coûts en nous évitant de fouiller des zones vides. »
Des mines un peu partout
D’après un rapport de 2012, on recense 90 champs de mines en Judée-Samarie : 13 installés par les Jordaniens de 1948 à 1967, et 77 par les Israéliens depuis la guerre des Six Jours. Tous se trouvent aujourd’hui sous contrôle militaire israélien. L’INMAA dirige d’autres projets de déminage dans la région, financés par les gouvernements néerlandais, néo-zélandais, britannique et américain, et travaille main dans la main avec le comité chargé du déminage mis en place par l’Autorité palestinienne en 2012. Israël, qui ne permet théoriquement pas aux Palestiniens de déminer seuls, a autorisé The HALO Trust à nettoyer deux des treize champs de mines que le comité palestinien avait désigné comme prioritaires. « Notre but principal est de continuer à agir en Judée-Samarie en surmontant les obstacles », explique Heiman. « C’est une question de sécurité cruciale et nous faisons de notre mieux. Il faut savoir cependant que le nombre de champs de mines de la région ne représente même pas 1 % de tous ceux que nous devons nettoyer. »
Certaines mines terrestres se trouvent le long des frontières d’Israël, à côté d’installations militaires et même à proximité de zones résidentielles et touristiques, comme les parcs nationaux. On estime à 92 millions de mètres carrés la superficie de territoire israélien parsemée de mines, vestiges des batailles sur le Golan, dans les vallées de la Arava et du Jourdain, mais aussi en Galilée. Pour ceux qui vivent ou travaillent dans ces secteurs, les mines oubliées peuvent être dangereuses voire fatales. Et bien qu’Israël ait pris la précaution d’entourer les champs de mines de barrières munies de panneaux de signalisation, il arrive que la clôture ne tienne plus ou même que les mines se soient déplacées.
La question du déminage n’a pas manqué d’être abordée par les gouvernements successifs, menant au nettoyage de certains terrains par Tsahal. Mais comme souvent, il aura fallu un drame pour parvenir à une réelle prise de conscience du problème. En 2010, deux enfants qui jouaient dans la neige sur le Golan ont été grièvement blessés : Daniel Yuval, 11 ans, a perdu une jambe tandis que sa sœur de 12 ans a été blessée par des éclats. C’est à la suite de cet accident que l’INMAA a vu le jour, une organisation à la fois civile et militaire qui dépend du ministère de la Défense. Au total, 15 Israéliens ont été blessés par l’explosion de mines entre 1999 et 2015, selon le Landmine Monitor, une ONG basée à Genève. Tsahal, de son côté, ne fournit pas de statistiques précises sur les soldats victimes de ces explosions, comptés au nombre des blessés de guerre. Heiman précise néanmoins que les blessés sont peu nombreux en Israël grâce aux clôtures, à la signalisation ainsi qu’aux efficaces campagnes d’information et de prévention.
Un travail de longue haleine
Israël a établi un plan d’action réparti entre 2014 et 2017 qu’Heiman qualifie d’unique au monde. Chaque champ de mines devra ainsi être nettoyé selon l’urgence qu’il représente. En tête de liste : ceux situés à proximité des zones touristiques.
L’INMAA travaille actuellement avec sept compagnies privées et quatre compagnies d’assurances pour préparer le projet. Le plan peut également faire l’objet d’amendements par le conseil d’administration composé de membres des différents secteurs. Parmi eux, le ministère du Tourisme, celui de l’Education, les conseils régionaux ainsi que des représentants de victimes. Le projet actuel devrait rester en l’état pour les trois prochaines années. Des travaux sont déjà prévus sur le Golan l’été prochain, dans la vallée de la Arava durant l’hiver et en Judée-Samarie tout au long de l’année.
Bien qu’Israël donne des informations aux organisations internationales sur les mines antipersonnel situées en secteur civil, le secret est bien gardé concernant les zones sécuritaires les plus sensibles. Des organisations ont ainsi appelé Israël à plus de transparence afin de permettre aux acteurs concernés d’obtenir des données précises. Les chiffres officiels avancés par les autorités font état de 53,5 kilomètres carrés de terrains minés et encore 72,5 kilomètres carrés potentiellement minés, ces 126 kilomètres carrés ne représentant donc que les zones qu’Israël ne considère pas comme essentielles à sa sécurité.
Entre 2011 et 2014, seuls 5,1 kilomètres carrés ont été nettoyés. A ce propos, Heiman explique que si les statistiques des autres pays concernant les zones déminées peuvent paraître plus impressionnantes, c’est également parce que leur méthode de déminage est moins précise que celle d’Israël : on y travaille sur des zones plus vastes et le fait de trouver un petit nombre de mines suffit à déclaré le secteur nettoyé. En Israël, la zone à déminer est d’abord réduite le plus possible afin de garantir la meilleure efficacité.
Bien que l’Etat juif ne soit pas signataire du traité d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel, le pays a pris une part importante dans de nombreux programmes de coopération internationale dédiés à ces questions ; il a aussi été un acteur clé dans la mise au point de techniques innovantes pour aider à un déminage plus efficace. La méthode israélienne est d’ailleurs désormais prise en modèle pour effectuer un déminage sécurisé. Preuve de ce succès, une équipe colombienne est récemment venue se perfectionner dans le pays.
En Israël comme ailleurs, le déminage ne peut être accompli qu’avec un budget conséquent ; le problème est que celui de l’INMAA se limite actuellement à 7,1 millions de dollars (27 millions de shekels). « Nous ne pouvons pas faire grand-chose avec un tel budget qui alloue en moyenne neuf dollars par mètre carré à traiter », affirme Heiman. « Si nous devions compter uniquement sur les subventions du gouvernement, cela nous prendrait 70 ans pour faire tout le travail. »
La plupart des terrains déminés se trouvent dans la Arava et servent aujourd’hui de terrains agricoles. Les hauteurs du Golan et ses pistes de randonnée devraient bientôt être assainies à leur tour. Quant à la vallée du Jourdain, zone disputée pourtant sous contrôle israélien, qui a été longtemps victime des tergiversations du gouvernement, elle aussi devrait enfin finir par concentrer les efforts de déminage. « Nous sommes heureux de voir ce travail commencer. Il est de la plus haute importance », déclare David Elhanyani, président du Conseil régional de la vallée du Jourdain, qui sait aussi que cela prendra du temps.
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