Vivre et aimer dans l'ombre de la terreur

Sara-Tehiya et Ariel, Inbar et Ouri, Netta et les autres. Depuis 14 ans, OneFamily se tient aux côtés des survivants d’attaques terroristes

Mariage de Sarah -Tehiyah Litman et Ariel Biegel (photo credit: FLASH90)
Mariage de Sarah -Tehiyah Litman et Ariel Biegel
(photo credit: FLASH90)
La dernière conversation de Sarah-Tehiya avec son père a pris fin par un baiser et une bénédiction : « Je veux que tu sois heureuse. Ta mère et moi t’aimerons toujours. » Quelques heures avant sa mort, vendredi 13 novembre, le rav Yaakov Litman dansait encore avec ses élèves de l’école primaire de Kiryat Arba, là où la famille est installée. « Cela le symbolise complètement, c’était quelqu’un de très joyeux », a confié cette semaine au Jerusalem Post, cette jeune femme de 21 ans, qui aimait tant son père.
C’était quelques jours à peine avant son mariage avec Ariel Biegel. Sara-Tehiya avait prévu de passer le Chabbat à la maison avec ses amies, pendant que ses parents et ses cinq frères et sœurs prenaient la route du domicile de la famille d’Ariel à Meitar, près de Beersheva. Mais ils n’y parviendront jamais. Sur le chemin, leur véhicule est pris pour cible par des Palestiniens armés qui tuent Yaakov Litman et son fils aîné, Netanel, 18 ans.
Suite au drame, le jeune couple a repoussé la cérémonie de mariage au terme de la période de deuil et invité le public israélien à célébrer ses noces avec lui, dans l’enceinte du Palais international des congrès de Jérusalem (Binianei Haouma). « Ils avaient tous été avec nous quand nous avons pris le deuil et avons pleuré, alors nous avons pensé qu’ils devaient être avec nous pour la célébration », explique la jeune femme. Et de fait, ils étaient des milliers d’anonymes venus se masser autour du bâtiment qui n’ont pas pu entrer dans la salle. Pour quelques instants, Sarah-Tehiya et Ariel sont sortis danser avec eux.
Sarah-Tehiya et Ariel
Le lundi suivant, entre deux célébrations de cheva brakhot, le jeune couple a pris le temps de s’arrêter dans le petit immeuble de trois étages de Jérusalem qui abrite l’organisation OneFamily, dédiée aux familles endeuillées et victimes du terrorisme. Sarah-Tehiya et Ariel font partie des 2 700 foyers auxquels l’organisation dispense aide financière et soutien psychologique.
La fondatrice et directrice de OneFamily, Chantal Belzberg, raconte comment elle a monté l’association, en 2001. La bat-mitsva de sa fille Michal devait se dérouler peu après l’attentat-suicide de la pizzeria Sbarro, au centre-ville de Jérusalem. Quinze personnes avaient été tuées et 130 blessées. Il semblait alors inopportun pour la famille Belzberg de se lancer dans de grandes réjouissances. Ils ont annulé la belle soirée prévue, se sont réunis en petit comité et fait don de l’argent non utilisé pour les victimes du terrorisme. Mais les Belzberg s’aperçoivent alors que ces familles meurtries ont besoin de beaucoup plus qu’une aide financière. De donateurs, ils deviennent présidents d’association, raconte Chantal, qui consacre, depuis, sa vie à la cause.
Pour accueillir Sarah-Tehiya et Ariel, le personnel de OneFamily a accroché des ballons sur les murs et une petite pancarte où il est écrit « Félicitations ». L’organisme leur a déjà prodigué de quoi organiser leur mariage en grand et se loger à Gueva Binyamin.
Mais pour Sarah-Tehiya et Ariel, ce soudain statut de célébrités n’est pas facile à vivre, et le jeune couple rêve de revenir à l’anonymat. Par moments, Sarah-Tehiya s’imagine en train de faire un cauchemar dont elle va se réveiller pour découvrir que son père et son frère sont encore en vie et que quelques jours la séparent encore de son mariage. Ce fatidique vendredi après-midi, note-t-elle, elle était tellement submergée par le bonheur qu’elle n’a jamais envisagé un instant l’éventualité d’une attaque terroriste. Mais sa bulle de joie a éclaté avec les flashs d’informations montrant des images de la scène de l’attentat et d’un véhicule ressemblant fortement à celui de sa famille. Suivis par la visite de psychologues de Kiryat Arba. On lui annonce alors l’accident, mais pas les décès.
« Ma sœur a appelé pour dire qu’ils étaient au Centre médical Soroka à Beersheva, hormis mon père et mon frère qui avaient perdu beaucoup de sang. Elle ne savait pas où ils étaient. » Sarah-Tehiya se rend immédiatement auprès des siens à l’hôpital. Là, elle apprend la double perte.
Netanel rêvait d’être médecin depuis l’âge de trois ans. Il n’avait de cesse que de pratiquer des opérations chirurgicales imaginaires, confie Sarah-Tehiya. Au lycée, il s’était porté volontaire au sein des services d’urgence de Magen David Adom et projetait d’intégrer un programme médical quand il rentrerait à l’armée, après son bac. « Il était très responsable et assumait parfaitement son rôle de grand frère », poursuit Ariel. Lors du mariage, le jeune couple a placé une photo de lui et de son père Yaacov à la table familiale. Et lors de la cérémonie, un peu de terre du lieu de l’attaque a été déposée sur le front d’Ariel. Une pratique généralement réservée pour commémorer la destruction du Temple de Jérusalem, il y a 2 000 ans, explique le jeune marié. Mais ils ont trouvé approprié de marquer de la sorte la perte personnelle que leur famille venait de subir.
Inbar et Ouri
Mindee Levinger, coordinatrice pour OneFamily est l’une des 40 personnes qui composent le personnel de la structure. C’est au cours des semaines qui suivent une attaque que son association entre dans la vie des victimes du terrorisme pour se tenir à leurs côtés et les aider à rassembler les morceaux de leurs existences brisées. Pour le reste de la population israélienne, la vie reprend, mais pour les endeuillés, elle ne sera jamais la même, explique-t-elle. Chantal Belzberg décrit le personnel de l’association comme des « amis professionnels ». Ils regardent la situation dans une perspective holistique et évaluent les besoins de la famille, qu’il s’agisse de payer des factures, trouver des solutions de gardes d’enfants ou l’assister dans ses démarches pour faire reconnaître ses droits auprès du système médical ou de l’assurance santé.
La période actuelle est particulièrement difficile, confie Mindee Levinger. Ces dernières semaines, elle accompagne Inbar Azrak. Il y a quatre mois, des Palestiniens ont incendié sa voiture, dans le quartier de Beit Hanina à Jérusalem-Est. Depuis sa vie a basculé. Agée de 28 ans, cette habitante de l’implantation Kida en Samarie compare l’attaque dont elle a été victime à un profond trou noir dans lequel elle est tombée et dont elle tente de sortir, chaque jour, lentement. « C’est comme si quelqu’un avait pris mon ancienne existence et l’avait jetée à la poubelle », confie-t-elle.
Inbar et son mari Ouri rentraient chez eux après un séjour de deux jours à Jérusalem sans leurs trois enfants, Yishai, 5 ans, Tal, 4 ans, et Shahar, 2 ans. « Dieu merci, ils n’étaient pas avec nous », murmure Inbar en pensant que la situation aurait pu être bien pire encore. Leur journée s’était admirablement bien déroulée, raconte-t-elle. Shopping, restaurant et film au complexe Cinema City. Puis le couple avait pris la route vers 19 h 30. En ce mois d’août, il faisait encore jour. Ouri conduisait et Inbar était assise à côté de lui, sur le siège avant. Ils se sont arrêtés à un carrefour aux environs de Beit Hanina. A leur droite, un camion garé, à moitié sur le trottoir. « Le feu est passé au vert, puis il y a eu une explosion et la voiture a pris feu », raconte-t-elle. Depuis, elle a visionné les images des caméras de sécurité : trois Palestiniens étaient cachés derrière le camion, et un quatrième faisait le guet. Ils ont lancé trois cocktails Molotov par la fenêtre avant de la voiture, du côté où elle était assise.
L’espace de quelques secondes, tout était noir. Elle ne pouvait rien voir, seulement entendre et sentir. « Sors vite », lui a crié Ouri tout en sautant du véhicule. La portière d’Inbar était déjà léchée par les flammes. « Je pouvais sentir le feu sur mes jambes. » Il lui a fallu rassembler ses forces pour s’élancer à travers les flammes. « Je me suis dit que je devrais rouler sur le sol pour éteindre le feu. » Alors qu’elle s’apprêtait à s’extraire, elle est retenue par sa ceinture de sécurité. Le temps de la détacher, « puis j’ai sauté et roulé. » Ensuite, elle se revoit gisant par terre, la joue plaquée au sol. Ouri piétinait sa jupe pour éteindre le reste des flammes. Sa première pensée a alors été : « Je suis en vie ». Un soulagement de courte durée. « J’ai ressenti une violente douleur. Je me suis assise et j’ai hurlé comme un animal », rapporte-t-elle.
Ouri et Inbar ne pouvaient pas appeler à l’aide parce que leurs téléphones étaient dans la voiture. Ils étaient entourés de Palestiniens. Certains restaient bouche bée, d’autres prenaient des clichés sur leurs portables. Ouri a pu tenir en respect la foule qui s’amassait grâce à son arme. Pour réussir à supporter la douleur, Inbar se disait que la situation n’était que temporaire et que bientôt elle serait dans une ambulance. « Dans un an, ce sera un lointain souvenir », se persuadait-elle en récitant les psaumes. Ils ont été sauvés par un couple juif, Denis et Nadia, qui se sont arrêtés pour les aider. Ils ont appelé une ambulance, puis l’ont soulevée pour l’éloigner de la voiture, peu avant qu’elle n’explose, quelques instants plus tard. Sous le souffle de l’explosion, le véhicule s’est retrouvé projeté à l’endroit où Inbar était assise quelques secondes plus tôt. Puis l’ambulance est arrivée et Inbar a pu recevoir de la morphine pour calmer la douleur.
Puis il y a eu les cinq semaines passées à l’hôpital, « plus traumatisantes que l’attaque », note Inbar. Elle avait des brûlures sur les bras et les jambes qu’elle devait laver deux fois par jour pour éviter tout risque d’infection. Au début, la douleur était tellement intenable que les médecins ont dû l’anesthésier.
Alors qu’elle raconte, Mindee Levinger est assise à côté d’elle et lui tient la main. Celle qui a perdu son frère aîné lors la guerre du Liban dans les années 1980, revient sur sa rencontre avec la famille Azrak, à l’hôpital. Ses premières conversations, elle les a eues pour la plupart avec Ouri pendant qu’Inbar était en séances de physiothérapie, endormie, ou inconsciente sous l’effet de la douleur. Pour Ouri, voir sa femme presque brûler vive a été une expérience particulièrement traumatisante. Il ne cessait de répéter que tout allait bien, se souvient Levinger. « Puis un jour, je lui ai dit : “Ouri, tout ne va pas bien. Vous devez réaliser ce que vous avez vécu. Je veux que vous pleuriez, je veux que vous ressentiez.” J’ai été très dure avec lui », admet-elle. Et de préciser : « Il ne savait pas si sa femme allait survivre quand elle est arrivée à l’hôpital. »
En cas d’attentat, la victime n’est pas la seule à être touchée, le traumatisme s’étend à toute la famille. Les parents d’Inbar ont mis leurs vies « sur pause » pendant cinq semaines. Ils n’ont pas bougé de l’hôpital. « Sa mère est une femme très forte. Elle a pris sa fille à part et lui a dit : “Arrête de pleurnicher sur ton sort. Et bats toi.” »
Pour Inbar, le plus difficile a été l’impact de ses blessures sur son rôle de mère. « Je faisais tout pour mes enfants, maintenant j’ai besoin d’aide. » Elle leur a expliqué que « pour l’instant, maman ne peut pas faire ça ». Yishai et Tal ont tout compris, même les détails de l’attaque, affirme-t-elle. Une fois, elle a entendu Tal menacer quelqu’un en disant : « Je vais te lancer un cocktail Molotov. » Une autre fois, c’est à sa poupée que la fillette en train de jouer à la maman a déclaré : « Maman ne peut pas se lever, elle a mal ».
Netta Schwartz
Cela fait maintenant douze ans que Netta Schwartz a recours aux services de l’association. Cette jeune femme de 30 ans, aujourd’hui mariée à Eran et mère d’une petite fille de deux mois, Shira, a été blessée dans l’attentat suicide du café Hillel, rue Emek Refaim à Jérusalem. Un attentat au cours duquel sept personnes ont été tuées et plus de 50 blessées. Des souvenirs douloureux soudainement ravivés ces dernières semaines, quand Ziv Mizrahi, 18 ans, a été poignardé à mort par un terroriste palestinien. Son oncle, Alon, était le gardien du café Hillel le jour de l’attentat. Il a péri en essayant de sauver la vie de Netta, et de celles et ceux assis à l’intérieur du café, en sautant sur le terroriste : une vaine tentative pour empêcher l’explosion. « La mort de son neveu m’a tuée, c’est si difficile », murmure la jeune femme.
C’était une nuit d’automne, se souvient-elle. A 18 ans à peine, elle avait déjà obtenu son baccalauréat et se demandait quoi faire avant d’intégrer l’armée. Elle et son amie Shimrit étaient à l’extérieur du café, en train de faire leurs adieux à une troisième amie qui partait pour les Etats-Unis. On était en pleine Intifada et sa mère l’avait suppliée de ne pas sortir. Netta avait balayé ses craintes, incapable de croire que quelque chose de mal pouvait lui arriver si près de la maison. Elle et Shimrit s’approchaient du café tout en riant, quand soudain une voiture roulant en sens inverse a attiré l’attention de Netta. Un terroriste en est sorti. Alon a immédiatement compris ce qui se passait. Il a crié aux deux jeunes filles de s’enfuir ; elles ont à peine eu le temps d’atteindre la confiserie située à proximité. L’explosion les a projetées au sol.
Une fois la fumée dissipée, Netta a réalisé qu’elle se trouvait à l’intérieur du magasin. A ce moment-là, elle ne ressentait rien. Elle se souvient avoir entendu Shimrit lui dire qu’elles étaient blessées. « De quoi parles-tu ? Nous n’avons rien », lui a rétorqué Netta. Mais à la vue du sang autour d’elle, elle a soudain compris que son corps était criblé d’éclats d’obus. Le côté gauche de son visage été entaillé. Transportée en urgence au bloc opératoire, elle est restée inconsciente pendant trois jours. A son réveil, toute sa famille était réunie à l’hôpital. A la vue de son frère, un officier de police, en train de pleurer, elle s’était dit qu’elle devait être gravement blessée. Pendant plusieurs jours, elle a refusé de se regarder dans un miroir ou d’examiner son corps. C’est seulement quand elle a pris une douche pour la première fois, en fauteuil roulant, et qu’elle a constaté toutes les plaies sur ses membres, qu’elle a commencé à trembler et à pleurer. « Je suis handicapée », a-t-elle dit à sa mère, « quelle genre de vie puis-je avoir ? » Ses parents ont arrêté de travailler pour rester près d’elle. C’est à ce moment qu’un membre de OneFamily est arrivé à l’hôpital avec un tigre en peluche, et n’a pas cessé d’accompagner la famille depuis. A l’époque, Netta ne pouvait pas ingurgiter d’aliments solides. Sachant cela, Chantal Belzberg est venue avec un café glacé, la première fois qu’elle lui a rendu visite.
Un par un, les amis de Netta ont disparu. Mais l’équipe de OneFamily est restée. « Ils étaient tout pour nous », note la jeune femme. Entre autres choses, l’association leur a prodigué les conseils dont ils avaient besoin, a pris en charge les transports de Netta au centre de réadaptation et a envoyé son frère cadet en voyage en Italie, avec d’autres enfants de familles touchées par le terrorisme. En outre, elle a apporté une aide financière de 500 dollars par mois pendant plusieurs années pour couvrir le coût de ses traitements de médecine alternative.
Au terme de plusieurs interventions chirurgicales et après des années de rééducation, il était presque impossible de remarquer les cicatrices. Il semblait également que Netta allait mieux sur le plan psychologique. Elle avait suivi des cours de l’Universita Petouha (université ouverte), était tombée amoureuse d’Eran, qu’elle avait épousé. Mais les flash-back de l’attaque ne l’ont jamais réellement quittée. La grossesse et la naissance de sa fille ont provoqué chez elle des troubles d’anxiété si sévères qu’il lui est impossible de rester seule. Eran a dû quitter son emploi pour rester avec elle. « Je souhaite que mes enfants ne connaissent jamais la peur que j’ai vécue », pointe-t-elle.
Qu’est-ce qui rend OneFamily si chère au cœur de milliers de victimes du terrorisme ? Pour Chantal Belzberg, le simple fait de savoir qu’ils peuvent se tourner vers l’association dès qu’ils en ont besoin leur donne un sentiment de confiance en l’avenir et les encourage à poursuivre leur rééducation. OneFamily n’est pas limitée par les règles gouvernementales qui imposent une solution uniforme pour tous. Bien au contraire. Chaque famille bénéficie d’un programme sur mesure établi en fonction des circonstances particulières.
La fondatrice tient à préciser que la communauté OneFamily prend soin de ceux qui, par un sacrifice ultime, ont payé le prix fort pour le peuple juif et l’Etat d’Israël. « En retour, ils n’attendent qu’une seule chose – que leurs proches assassinés ne soient pas oubliés, et qu’eux, les survivants, restent dans la mémoire collective, estimés pour le fardeau énorme qu’ils portent à jamais. OneFamily remplit ces deux besoins, en fédérant les juifs du monde entier avec les victimes d’Israël. Les deux parties gagnent énormément de ce sentiment d’unité juive. »
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