Jeux de (super)puissances

La soif de pétrole chinoise pourrait-elle créer de nouveaux espoirs de paix au Proche-Orient ?

JFR14 521 (photo credit: Reuters)
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L’année du Serpent a bien débuté pour la Chine. Fin février, laRépublique populaire dépassait les Etats- Unis et devenait le 1er pays commerçantau monde.
En 2012, son import-export a en effet atteint 3,87 trillions de dollars alorsque les Etats-Unis en sont, eux, à 3,82 trillions.
L’économie américaine reste deux fois plus importante que la chinoise. Mais lesécarts tendent à se resserrer. Dans cette folle course, la soif d’énergiechinoise est sans limite. Et là encore, si les Etats-Unis demeurent toujours leplus grand consommateur et importateur d’énergie au monde, la Chine rattrapeson retard.
Or, si grâce aux nouveaux développements technologiques et à la découverted’énormes réserves de pétrole et de gaz de schiste sur le territoire américain,les Américains progressent vers une indépendance énergétique, les Chinois, eux,sont, au contraire de plus en plus dépendants du Proche-Orient.
Au cours des 20 prochaines années, la consommation chinoise devrait dépassercelle des Etats-Unis. Selon les experts, ce basculement crée un intérêt communentre la superpuissance établie et la superpuissance émergente pour favoriserla stabilité régionale du Proche-Orient. Tour d’horizon. 
Une opportunitéhistorique ?
Shraga Biran est un avocat et un entrepreneur basé à Tel- Aviv quidirige aujourd’hui l’Institut pour les réformes structurelles, un think tankpromouvant les réformes politiques fondées sur les progrès technologiques,économiques et sociaux. Selon lui, les changements dans le marché internationalde l’énergie occasionnent des opportunités historiques de premier plan. « LesEtats-Unis deviennent énergétiquement indépendants, réalisant leur rêve desécurité dans ce domaine, tandis que la Chine a pris leur place pour ce qui estde la dépendance face au Proche- Orient. 60 % de sa consommation provient de larégion », pointe Biran.
« Mieux : les deux superpuissances coordonnent l’exploitation des nouvellestechnologies pétrolières fournies par les géants américains qui étaient jadisles principaux fournisseurs des Etats-Unis et s’occupent aujourd’hui de laChine. Le destin du Proche-Orient dépend désormais de l’intérêt renouvelé desAméricains pour la région et de son nouveau partenaire chinois dans le champ del’énergie ».
Pour Biran, il s’agit, ni plus ni moins, d’une « révolution historique etpolitique » au Proche-Orient. « C’est une opportunité qui ne doit pas êtremanquée, une opportunité pour faire la paix dans la région grâce à unalignement d’intérêts qui n’existait pas par le passé entre ces deuxpuissances, les Etats-Unis et la Chine ». Un alignement qui dérive d’uneinterdépendance entre les deux pays, explique encore l’avocat, causée à la foispar la domination militaire américaine dans la région et la protection, vitalepour la Chine, des routes maritimes pour le transport du pétrole.
Et de rappeler que la Chine est le second partenaire commercial des Etats-Unis,Etats-Unis auxquels les Chinois accordent un crédit d’environ 1, 2 trillions dedollars.
Mettre un terme au monopole de l’OPEP « Il y a seulement quelques années,personne n’y aurait cru », analyse Biran. « Ce basculement des exports enpétrole de l’Occident vers l’Orient a pris tout le monde de court, mais s’estconduit pacifiquement. Il y a plusieurs années, l’instinct américain aurait étéde bloquer l’accès de la Chine aux matières premières en Asie centrale, enAfrique et au Proche-Orient. Mais les Etats-Unis ont apparemment retenu laleçon depuis les années 1930. Washington a tout intérêt à voir la Chine croîtreéconomiquement car cette croissance bénéficie à tout le monde, y compris auxEtats- Unis. Les deux puissances reconnaissent toutes les deux cette interdépendanceéconomique et la nécessité d’une politique conjointe afin de sécuriser l’accèsaux sources d’énergies ».
Comment l’Etat hébreu peut-il donc profiter de ces changements à venir préditspar Biran ? Réponse en plusieurs points : « Jusqu’à la révolution du nouveaupétrole, les économies occidentales dépendaient entièrement des matièrespremières au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Une donnée qui a permis leurextorsion directe par des Etats intégristes ou une extorsion indirecte par desfacteurs intégristes qui faisaient pression sur leurs Etats afin de créer unedépendance. Cette époque arrive à son terme. Résultat : les pouvoirsintégristes sont sur le déclin ».
Biran pense également que ces changements dans le marché de l’énergie mettrontun terme au monopole de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole)sur les prix du pétrole. « L’OPEP est sur le point de s’effondrer et ils lesavent. Tout le pouvoir politique que le monde arabe a engrangé depuis 1973 vaexploser. De quoi chambouler des enjeux qui dépassent le Proche-Orient et deloin. Ces bouleversements vont créer un marché de l’essence plus sophistiqué etune compétition entre le nouveau pétrole et l’ancien. Ces nouvelles règles dujeu vont être établies en fonction des intérêts économiques des Etats-Unis etde la Chine. Et Israël ferait bien de se préparer à tout cela ».
« Voyez où en est l’Europe aujourd’hui ! » 
Sur le plan économique, continueBiran, Israël et l’Autorité palestinienne ont d’énormes avantages à retirer deces métamorphoses géopolitiques. Les deux entités sont en effet situées aucoeur d’un carrefour de transports de pétrole et de gaz. Et Biran de soulignerla position géostratégique de l’Etat hébreu entre la Méditerranée et la merRouge : des pipelines pourraient transporter du pétrole issu de champspétroliers détenus par la Chine en Asie centrale jusqu’en Turquie. De là, lamatière première arriverait par camions-citernes en Israël, passerait par lepipeline Ashkelon-Eilat jusqu’à la mer Rouge, puis, à nouveau en camions-citernes,jusqu’en Chine. Un parcours qui offrirait une alternative viable au canal deSuez.
A ceux que ces projets feraient sourire, Biran réplique : « La Chine détient degigantesques pouvoirs et peut créer des changements qui semblent imaginairesaujourd’hui. Mais cette coopération entre les deux superpuissances au Proche-Orient peut ressembler à l’interdépendance économique européenne d’après laseconde guerre mondiale. Le plan Marshall américain a obligé des Etats ennemisà coopérer. Il y a eu des partenariats sur la gestion de l’eau, des transports,de la logistique de base etc. Et voyez où en est l’Europe aujourd’hui ! ».
L’expert rappelle surtout que la Chine est déjà bien plus impliquée dans larégion que par le passé. Après la seconde guerre du Liban en 2006, uncontingent d’ingénieurs et de personnel médical chinois a rejoint la Forceintérimaire des Nations unies au Liban (FINUL). Plus récemment, l’Empire duMilieu a proposé son propre plan pour mettre un terme à la crise syrienne. En parallèle,ses échanges commerciaux avec le Proche-Orient ont grimpé en flèche. Lesimports de la région vers la Chine, pour ne prendre que cet exemple, ont étémultipliés par 5 entre 2000 et 2008. Tous les experts ne sont cependant pasd’accord avec Biran.
La Chine aussi a besoin de paix
« La Chine doit davantage influencer lesréalités politiques du Proche-Orient, ou d’ailleurs » estime le professeurJunhua Zhang, politologue à l’université Jia-tong de Shanghai, qui s’estrécemment rendu à l’université Hébraïque de Jérusalem. « La politique chinoisea été trop vague jusqu’à présent et il faut que cela change. Un discours auxcontours peu précis ne contribuera pas à la stabilité au Proche-Orient, or laChine a besoin de stabilité au Proche-Orient pour le pétrole et pour le marchééconomique », insiste l’expert.
Et d’expliquer que la politique étrangère chinoise est dans un état detransition. Alors que le pays est en passe de devenir une superpuissance etqu’il lui est crucial d’élargir ses marchés économiques afin de maintenir sontaux de croissance, la survie du parti communiste force les pouvoirs chinois àadopter une politique étrangère plus active. Une réelle implication auProche-Orient dépend néanmoins, avertit le professeur, du front politiqueintérieur. « C’est seulement lorsque le nouveau pouvoir aura pris ses marquesqu’il pourra se permettre d’être plus actif à l’étranger », note-t-il dans uneallusion au renouvellement du Comité permanent du parti communiste chinois,survenu en novembre 2012.
La Chine a également besoin de maintenir la paix avec ses voisins. Plusieursquestions sont à l’ordre du jour : le conflit avec le Japon sur les îles de lamer de Chine orientale, potentiellement riche en pétrole et en gaz ; lestensions en mer de Chine méridionale et, évidemment, la question de laréunification avec Taïwan. « Je pense que cela arrivera sans doute dans les 3ou 4 prochaines années. Le pouvoir est en train de se familiariser avec cesquestions et il faut du temps pour modifier les vues existantes. Mais le besoinde pétrole poussera la Chine à s’impliquer davantage au Proche-Orient », préditZhang. Le politologue explique également qu’en matière de conflitisraélo-palestinien, les vues chinoises sont pragmatiques et focalisées surl’économie. Une particularité qui permettra peut-être aux diplomates du pays deréussir là où l’Occident et son emphase sur les solutions politiques ontéchoué. Et de suggérer que le modèle de la zone économique employé avec succèspar l’Empire du Milieu pour promouvoir la création d’emploi et la croissancepourrait également faire ses preuves au Proche-Orient.
Et si Pékin devenait un créateur d’emplois au Proche-Orient ? 
« Le miracleéconomique chinois repose précisément sur la focalisation du pays sur lesquestions économiques », commente-t-il. « Alors pourquoi ne pas appliquer lemême modèle à d’autres régions ? Des différences existent bien entendu, mais ilpourrait y avoir une autre approche au problème israélo-palestinien. Le taux dechômage à Gaza avoisine les 40 % et il est de 23 % en Judée et Samarie. Si laChine pouvait devenir un créateur d’emplois pour les Palestiniens, celaaiderait également les Israéliens. A terme, cela contribuerait au processus depaix ».
Mais Zhang prévient néanmoins que cette implication ne fera pas dans un avenirimmédiat. Le professeur est encore plus sceptique à propos d’une coopérationentre les Etats-Unis et la Chine à ce sujet. « Les Etats-Unis sont moinsdépendants du Proche-Orient que la Chine. Pendant longtemps, Pékin s’est reposésur Washington vu que les Américains conservaient une présence militaire etmaintenaient le calme dans la région. Aujourd’hui, on peut penser que lesEtats-Unis diminueront cette présence. Ce qui n’est pas bon pour la Chine, quisera à son tour forcée de faire quelque chose ».
Des doutes que partage Bradley Bosserman, analyste américain affilié au thinktank américain de centre gauche NDN New Policy Institute, basé à Washington.Selon lui, de nombreuses divergences peuvent émerger entre les Etats- Unis etla Chine sur des questions régionales, notamment comme l’Iran et la Syrie. « LaChine n’a jamais semblé vouloir s’investir sur le plan diplomatique, mêmelorsqu’elle possède des intérêts économiques dans une région ».
Et de continuer : « Voilà plus de 50 ans que la Chine a une politique denon-ingérence. Résultat : Pékin a investi dans des gouvernements corrompus quiétaient bien contents d’éviter les complexes réformes économiques et politiquessouvent exigées par les Etats-Unis et l’Europe.
En Afrique notamment, la Chine a constamment préféré le profit à court termequ’une politique de réconciliation, de bonne gouvernance et de soulagement dela pauvreté, qui aurait posé les bases d’une vraie stabilité. C’est sans doutece modèle, et nul autre, que les Chinois voudront exporter au Proche-Orient ».
Scepticisme contre conviction
Itzhak Shichor, professeur de sciences politiquesà l’université Hébraïque, spécialisé dans les relations internationales liéesaux énergies, est d’accord pour estimer que les deux puissances ont intérêt àcoopérer pour maintenir la stabilité au Proche-Orient. Pour Shichor, l’objectifdes Chinois est « d’être amis avec tout le monde, maintenir la stabilité,permettre un bon flux de pétrole et d’exportations chinoises, et éviter, autantque faire se peut, les conflits régionaux et les confrontations ».
Mais le professeur doute que Pékin soit véritablement capable de faire conclureun accord aux deux parties « Je suis un peu sceptique. J’ai du mal à imaginerune telle initiative et surtout je ne pas vois pas le rapport entre le pétroleet le conflit israélo-palestinien, car ce dernier plonge ses racines dans denombreux autres sujets. Je ne pense pas que ces données provoqueront un grandchangement ».
Un scepticisme qui n’ébranle pas la conviction de Biran. « Des intérêts communspeuvent faire des miracles. Aujourd’hui, ce que j’avance peut sembler utopique.Mais cela peut advenir ».
Biran, un avocat d’origine polonaise qui s’est enrichi à la force du poignet eta récemment signé un livre How to change the world one idea at a time (Commentchanger le monde, une idée à la fois, non traduit) conclut par ces mots : «J’en sais quelque chose, une opportunité peut apparaître puis disparaître en unrien de temps ».