Les blessures invisibles de la guerre

Aux premières loges de la guerre les militaires sont particulièrement exposés. Mais cette fois les dégâts psychologiques menacent tout un chacun.

Hôpital de Soroka (photo credit: REUTERS)
Hôpital de Soroka
(photo credit: REUTERS)
Les médias internationaux montrent d’un côté les ruines de l’enclave palestinienne et les victimes civiles et de l’autre, une population israélienne protégée par des abris efficaces et le Dôme de fer. Ils donnent à penser que les roquettes tirées par le Hamas sur Israël sont sans conséquences et que la riposte militaire de l’Etat hébreu est disproportionnée. Cette observation simpliste ne tient pas compte du préjudice psychologique réel, susceptible de se manifester en cas d’exposition répétée aux attaques de missiles et aux menaces d’infiltrations terroristes sur le long terme. Exposés à une violence imprévisible qui menace l’intégrité physique des individus – facteur déclencheur classique de problèmes liés au stress en cas de guerre – les Israéliens refusent de céder à la panique et semblent continuer à vivre normalement. Mais tout cela a un prix. Dans la mesure où le Dôme de fer n’est pas infaillible, il est nécessaire de se protéger des retombées des missiles interceptés, de maintenir une vigilance constante pour entendre les sirènes et prendre dans l’urgence les mesures nécessaires pour se mettre à l’abri. La vie quotidienne des citoyens est perturbée, ce qui crée au fil du temps un « Syndrome de Sderot » auquel l’ensemble de la population est exposé.
Sderot, laboratoire d’observation
A l’aune de ce qui a été observé à Sderot, on peut d’ores et déjà se faire une idée assez juste de l’ampleur des séquelles auxquels on doit s’attendre sur l’ensemble de la population, avec ce nouveau conflit, met en garde le Dr Irwin J. Mansdorf, psychologue clinicien et chercheur à l’Institut des Affaires contemporaines au Centre des affaires publiques de Jérusalem, dans une étude qui porte sur les conséquences psychologiques des attaques du Hamas sur la population civile israélienne. « Sderot est peut-être l’endroit le plus sûr d’Israël », affirme Anat Lerner, éducatrice et psychologue qui vit à Ashkelon, mais exerce dans cette localité particulièrement touchée. « Les jardins d’enfants et les écoles sont blindés, les enfants n’ont pas forcément besoin de se réfugier dans des abris, ni d’interrompre leurs activités. Les habitations sont pourvues d’espaces sécurisés facilement accessibles. Il n’y a que 15 secondes pour se mettre aux abris, vous en trouvez donc à chaque coin de rue. Mais tout cela n’empêche pas les séquelles psychologiques », affirme-t-elle.
Pour le Pr Mansdorf, nonobstant les interceptions réussies, une telle exposition est susceptible de causer des symptômes de stress post-traumatique d’importance, avec des symptômes invalidants tels que flashbacks, crises d’anxiété intenses, et leur corollaire de conséquences psychologiques d’ordre personnel, social ou professionnel. Comme l’a exprimé le psychologue comportementaliste B.F. Skinner, une seule exposition au stress peut avoir un effet significatif sur le psychisme et des conséquences sur le comportement. Il suffit d’avoir été attaqué par un chien une seule fois au coin d’une rue pour avoir une peur panique des canins persistante.
A fortiori, donc, une exposition à la violence d’une attaque de missiles peut entraîner des symptômes de stress post-traumatique, et ce même sans avoir été confronté directement à un événement traumatique et si le danger n’est perçu qu’à travers les médias. « Le Dôme de fer nécessite une vigilance et une anticipation constante ainsi que l’obligation de se mettre immédiatement en mode “urgence” afin d’éviter des blessures graves ou la mort, autant de classiques à l’origine de symptômes post-traumatiques liés au stress », souligne le Pr Danny Dom, directeur du Centre israélien pour le traitement des traumatismes psychologiques.
Réguler les émotions
Partout dans les localités du Sud du pays, on vous parle de fatigue. Physique d’abord, parce qu’entre les tirs du Hamas et les avions de combat israéliens qui bombardent les cibles à Gaza, difficile de faire sa nuit. Et psychologique, parce qu’au fil des années, il est de plus en plus difficile de trouver l’énergie nécessaire pour y faire face. « J’ai donné quelques après-midi de congés aux animatrices et aux éducatrices, car j’ai constaté que, quand il y a une alarme, elles se contentent de regrouper les enfants entre eux pour les mettre physiquement à l’abri, mais elles ne leur parlent pas, alors chacun ressent la solitude et la peur est envahissante. Mais je ne peux pas leur en vouloir, elles sont fatiguées. Très fatiguées de ne plus dormir », confie Anat Lerner.
Une fois le syndrome post-traumatique déclaré, les symptômes altèrent directement la vie quotidienne ; hyperréactivité au moindre bruit, incapacité à se déplacer, apparition progressive de tics sévères au point d’être incapable de travailler, conséquences sur l’intimité des couples et incapacité à sortir en public en raison d’une estime de soi déficiente, constate le Pr Mansdorf.
Un jeune soldat a développé une réaction de peur panique aux sirènes d’ambulances en raison de la similitude de sons, provoquant perte de contrôle, stupeur ou évanouissement quand il en entend une. « Les habitants se plaignent de ne plus être capables de prendre une douche, de dormir la nuit ou écouter de la musique, de peur de ne pas entendre une sirène et d’être incapable de se réfugier dans un abri à temps », constate Anat Lerner.
Le Metiv, département clinique de l’ICTP (Israeli Center for Treatment of Psychotrauma, soit le Centre israélien pour le traitement des traumatismes psychologiques) à l’hôpital Herzog de Jérusalem, est une référence nationale en matière de traitement du syndrome de stress post-traumatique. Ce service n’est pas conçu pour faire face aux situations d’urgence. « En cas de guerre par exemple, l’individu passe automatiquement en “mode survie”, grâce à la capacité d’adaptation du cerveau », explique Danny Bom, le directeur de l’établissement. « Les problèmes se révèlent après, chez les individus qui ne parviennent plus à sortir de ce mode de survie pour revenir à la normale. »
Pour pallier à ces difficultés, un programme a spécialement été mis au point pour les soldats. Appelé Peace of Mind (la paix de l’esprit), il a pour objectif de réguler les émotions. « Il n’existait pas de programme pour les aider à retrouver la vie normale après les combats. Personne ne leur vient en aide. Quel est le jeune soldat de 22 ans qui va spontanément oser prendre contact avec nous en disant “j’ai besoin d’aide” ? C’est pourquoi nous allons à leur rencontre », se félicite le professeur.
De l’importance du jeu
Les réactions des enfants sont particulièrement aiguës. « Ils sont très perturbés. Certains font à nouveau pipi au lit, souvent parce qu’ils ont peur d’aller aux toilettes la nuit, ils dorment avec leurs parents, s’agrippent à eux tout le temps », déplore Anat Lerner. D’autres ont des problèmes de comportement, des difficultés d’apprentissage à l’école, un état de nervosité constant, un sommeil perturbé et sursautent au moindre bruit. La solitude et le repli guettent.
Anat Lerner anime HaBayt Hapatouah (la maison ouverte) un lieu d’accueil pour les tout-petits et leurs parents. Elle y a organisé une journée d’activités de détente. Mais une seule femme a répondu à son invitation. « Vous voyez, les autres avaient promis de venir, mais finalement elles sont restées chez elles », fait-elle remarquer déçue, « c’est pour ça que j’organise des visites à domicile avec des bénévoles », ajoute-t-elle en insistant sur l’importance d’aller à la rencontre des enfants, pour jouer avec eux. « Avec des volontaires, on chante, on leur raconte des histoires, des choses toutes simples, l’important c’est de leur changer les idées, vous comprenez, ici la télé est allumée en permanence et il n’est question que de la guerre », se désole-t-elle.
Le programme Namal de l’ICTP est spécialement conçu pour venir en aide aux enfants. « Quand un enfant est en mode de survie. Il y a ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas et en dehors de cela, il n’y a plus de place pour le jeu », explique le professeur Bom, « nous restaurons le bonding avec la mère, l’attachement, et les capacités des enfants à jouer, tout simplement. »
Les bédouins à ciel ouvert
Ibrahim Abudjafa est un psychologue bédouin israélien qui travaille au service des enfants et des parents de la communauté bédouine à Rahat, une localité située au nord de Beersheva. Il intervient à la demande dans les établissements scolaires et les centres d’aide psychologique et travaille avec les ouvrages proposés par l’association Metiv. « Ce livre sert à se connecter avec l’enfant et à connecter l’enfant avec le monde qui l’entoure », explique-t-il.
Quand tu as peur, quand tu es en colère, quand tu es triste, que se passe-t-il dans ton corps ? Qu’est-ce qui te fait du bien, parler avec ton père, ta mère, écouter de la musique, dessiner, lire un livre, jouer avec tes amis ? L’enfant répond avec des dessins. « Cela permet de diagnostiquer le syndrome post-traumatique, éviter le repli, la prostration, le refoulement, voire le déni du stress accumulé. Sinon, l’enfant qui n’arrive plus à réguler ses émotions peut être accablé par des événements insignifiants et les risques de rupture guettent », prévient le Pr Bom.
La population bédouine est particulièrement exposée du fait qu’elle maintient très largement un type d’habitat traditionnel, tentes ou maisons en préfabriqué, ce qui ne leur permet pas de disposer d’abris antimissiles. La peur est donc particulièrement vive. Nombre de Bédouins servent dans Tsahal. A l’angoisse des roquettes s’ajoute la crainte pour les siens. « Dans les centres d’aide psychologique, nous soutenons les familles, parents et enfants, et les aidons à faire face au stress par le dialogue surtout, mais aussi par des exercices de relaxation, de la musique. Il est très important d’aider les parents à savoir identifier un traumatisme chez leurs enfants, le plus rapidement possible. Il peut se manifester de diverses façons : difficultés à dormir, régression du développement, mais aussi par la violence qui peut s’exprimer même chez les tout-petits », observe le psychologue.
Donner la vie entre deux alarmes
Le stress occasionné par ce nouveau conflit se répercute sur les accouchements. « Pendant l’opération Pilier de défense, nous avons observé un nombre deux fois plus élevé de naissances avant terme », fait remarquer le Pr Eyal Sheiner, directeur de la maternité de l’hôpital Soroka à Beersheva. « Il y a eu une alarme, je suis allée aux abris et j’ai perdu les eaux », confie Shirley qui vient d’accoucher cette nuit, 38 jours avant terme. « C’est classique », confirme le Pr Sheiner, « beaucoup de femmes se mettent à perdre les eaux durant une alarme. C’est dû au facteur stress. Une de mes patientes a donné naissance à des prématurés à chaque opération militaire », ajoute-t-il, « Pilier de défense, Plomb durci et Barrière protectrice ».
Pour des raisons de sécurité, tous les prématurés ont été transférés au sous-sol dans un espace sécurisé, car leur état fragile nécessite des soins constants. « Nous avons actuellement un prématuré de 400 grammes dans nos services », confie le Pr Sheiner, qui se réjouit des 2,5 kg de la petite fille de Shirley. « Nous vérifions la viabilité du bébé, l’état de ses poumons, et ensuite Shirley pourra la voir », assure-t-il. « Entre deux alertes », plaisante Shirley visiblement détendue et rassérénée par l’empathie du Pr Sheiner qui n’est pas avare de sourires chaleureux, propos réconfortants et dispose en sus d’une bonne dose d’humour, ce qui a le mérite de déstresser les uns et les autres et contribue grandement à détendre l’atmosphère.
« Vous avez donné naissance à une fille, Shirley, c’est une chance ! Vous ne pourrez l’appeler ni Tzouk ni Eitan », plaisante le professeur ; il fait remarquer qu’à chaque opération militaire un nombre conséquent de bébés en portent les noms, ce qui n’est pas toujours très heureux. « Eitan encore c’est beau, cela veut dire puissant, mais Tzouk franchement, Tzouk, falaise ! » Et tout en donnant une tape amicale sur le ventre un peu bedonnant de l’heureux papa, « alors et vous, vous accouchez quand ? », lance-t-il. Une boutade qui se conclut par des accolades et une franche rigolade entre les deux hommes. Un instant de répit joyeux où la guerre se ferait presque oublier.
La peur d’accoucher
L’hôpital Soroka est doté d’une salle d’accouchement sécurisée, ce qui permet aux femmes de mettre au monde leur enfant dans une relative sérénité. Un département sécurisé est réservé à celles qui doivent rester alitées, après une césarienne par exemple. L’hôpital dispose d’un abri à l’étage, mais la cage d’escalier est aussi volontiers réquisitionnée en cas d’alerte. « C’est sympathique les abris, on s’y retrouve tous, juifs et familles bédouines, l’occasion de faire connaissance », lance le Pr Sheiner mi-figue mi-raisin, saluant avec humour la convivialité et l’originalité de cette promiscuité. « Nous faisons face à la routine avec un volume de patients à traiter comme à l’accoutumée, mais auxquels viennent s’ajouter les urgences de la guerre », explique-t-il. « Six équipes au complet sont sur le pont 24 heures/24 dans quatre salles d’opération sécurisées qui fonctionnent à plein régime », se félicite-t-il.
Une fois dans l’enceinte de l’hôpital, les femmes sont soulagées et se sentent en sécurité. Shanna est de Dimona, une localité située à 20 minutes de voiture de Beersheva. C’est sa deuxième grossesse. Elle a déjà dépassé de deux jours la date prévue de son accouchement. « J’ai peur. Je pense que c’est pour ça que je n’arrive pas à accoucher, je me retiens sans le vouloir », avoue-t-elle. « Le bébé aussi a peur », souligne sa sœur Yoan, persuadée que le bébé ne « veut pas sortir » à cause de l’opération Barrière protectrice.
Yoan est enceinte de sept mois et, depuis que la guerre a éclaté, elle grossit : « J’ai tout le temps besoin de manger c’est plus fort que moi », regrette-t-elle, « ça me rassure ». Les deux femmes font les cent pas dans le hall. « Il faut que tu marches pour qu’il descende », conseille Yoan à sa sœur pliée en deux, qui s’accroche à son bras d’une main, tout en soutenant son ventre de l’autre.
L’idée d’être sur la route les effraie toutes les deux. C’est pourquoi la famille au grand complet fait le sit-in dans le hall de la maternité ; son mari, sa belle-mère, sa sœur et son fils âgé de 20 mois. « Pas question de rentrer à Dimona dans son état, même si il n’y a pas de place à l’hôpital, c’est trop angoissant de se retrouver sur la route avec la menace des alertes. D’ailleurs ce n’est pas bon non plus pour le bébé », décrète Yoan. Shirley aussi l’a constaté : « A chaque alarme, le bébé réagissait immédiatement. Il se mettait à bouger dans tous les sens et j’étais obligée de lui parler et de caresser mon ventre jusqu’à ce qu’il se calme », se souvient-elle.
Vers un baby-boom ?
Mais il n’y a pas que les roquettes qui impactent le psychisme des Israéliens. Selon une étude menée par des Néerlandais les traumatismes sont plus vifs à la troisième génération. Et chaque nouveau conflit réveille les plaies du passé. Nul doute que la guerre sur le terrain mais aussi le déferlement antisémite qui s’abat sur l’Europe atteint au plus profond les Israéliens.
La guerre et la haine ne sont pas faciles à métaboliser. De plus, la nation entière porte le deuil de ses soldats. Comme le souligne Anat Lerner : « Nous sommes peut-être physiquement protégés par Kipat barzel, mais ce sont nos âmes qui sont touchées. Et sans âme, une personne ne peut pas être une personne. »
Une fois que les armes se seront tues, les traumatismes mettront une fois de plus au défi l’extraordinaire capacité de résilience du peuple juif. « Comme après chaque guerre, nous aurons un baby-boom », se réjouit le Pr Eyal Steiner. « On a constaté qu’à chaque fois que les soldats rentrent d’une opération, ils font un enfant à leur femme », lâche-t-il dans un large sourire espiègle. Et la vie de reprendre de plus belle.
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