Qui menace le Sinai?

Israël coopère discrètement avec l’Egypte dans la lutte contre les terroristes de l’Etat islamique dans le Sinaï

Attentat visant les touristes dans le Sinai  (photo credit: REUTERS)
Attentat visant les touristes dans le Sinai
(photo credit: REUTERS)
La division 80 de l’armée israélienne est stationnée sur les pentes abruptes des montagnes d’Eilat, à trois kilomètres à l’ouest du port et de la station balnéaire des rives de la mer Rouge.
La division édomite – du nom des anciennes tribus qui vivaient dans la région aux temps bibliques – est chargée de surveiller la plus longue frontière entre Israël, la Jordanie et l’Egypte, qui s’étend en tout sur près de 500 kilomètres.
Les deux pays arabes ont signé des traités de paix avec Israël : l’Egypte en 1979 et la Jordanie en 1994. Ils entretiennent, depuis, des relations diplomatiques complètes, et jouissent d’une coopération militaire et sécuritaire étroite, bien que clandestine.
Cette coordination est en grande partie due au fait que Le Caire et Amman partagent des intérêts communs cruciaux avec Jérusalem. Les trois s’inquiètent de la menace que représentent la montée des groupes islamistes radicaux et militants comme l’Etat islamique (EI), et les différentes factions djihadistes affiliées à al-Qaïda et au Hamas.
Une frontière pacifique
Pourtant, il y a une grande différence entre la prévoyance israélienne et la réalité à laquelle sont confrontées la Jordanie à l’est, et surtout l’Egypte à l’ouest. Bien que le danger posé par l’EI, actuellement en butte à des batailles sanglantes en Syrie et en Irak et dont les yeux sont tournés vers la Jordanie, se profile effectivement à l’horizon, les sources de sécurité israéliennes ne voient jusqu’à présent aucune preuve de sa présence dans le Royaume hachémite. Ainsi, en ce qui concerne Israël, la frontière jordanienne est une véritable « frontière pacifique ».
Ces dernières années, on n’a relevé aucun incident ou tentative d’infiltration terroriste en Israël depuis la Jordanie. Même les activités criminelles, essentiellement le trafic de stupéfiants, sont rares.
La preuve ultime de cette réalité paisible est l’absence actuelle de barrière pour séparer les deux pays. Quand le budget national le permettra, Israël prévoit d’ériger une clôture de sécurité le long de la frontière jordanienne. Mais en vertu des priorités nationales israéliennes – en particulier après les récentes élections qui ont vu les questions sociales et économiques dominer la scène – ce projet ne semble pas près de se réaliser.
Une barrière antiterroriste
La frontière égyptienne, en revanche, est beaucoup moins calme et beaucoup plus inquiétante, malgré un traité de paix vieux de plusieurs décennies.
Il y a deux ans, Israël a terminé la construction d’une longue barrière de 200 km d’Eilat à Gaza. Le coût a dépassé les 2 milliards de shekels ; cette clôture représentant un défi d’ingénierie majeur dans une région faite de profonds canyons et de hautes montagnes.
Le résultat est impressionnant : une clôture de trois à quatre mètres de haut équipée de capteurs électroniques et de caméras.
A l’origine, la barrière a été conçue pour endiguer le flot d’immigrants africains et de demandeurs d’emploi en provenance de l’Erythrée et du Soudan. Avant sa construction, entre 6 000 et 10 000 personnes – parfois des familles entières – se sont infiltrées en Israël via la péninsule du Sinaï. L’an dernier, seulement 12 personnes ont réussi à atteindre ce qui représente à leurs yeux la « terre promise ». En ce sens, la barrière s’est avérée justifiée et efficace.
Mais, ces trois dernières années, ce mur de séparation a également servi à arrêter, ou du moins à réduire, la menace terroriste.
Pendant les quelques mois qui ont séparé le renversement du régime du président égyptien Hosni Moubarak en 2011 (dans le cadre du « Printemps arabe ») et l’installation du régime des Frères musulmans de Mohamed Morsi (aujourd’hui condamné à mort par la justice égyptienne), un groupe terroriste émerge dans le Sinaï, sous le nom d’Ansar Bait al-Maqdis, ou les Partisans de Jérusalem. La cellule s’est récemment rebaptisée Province du Sinaï de l’Etat islamique, après avoir prêté serment d’allégeance à l’EI et à son chef Abou Bakr al-Baghdadi. Le double motif de cette métamorphose : l’idéologie et l’espoir d’une contrepartie financière.
L’Etat islamique, qui s’est séparé du groupe al-Qaïda d’Oussama ben Laden il y a trois ans, a donné une nouvelle dimension à l’islam radical. Au lieu d’adopter l’idée du djihad mondial – c’est-à-dire la guerre sainte sans frontières – il prêche la création d’unités territoriales qui adhéreraient aux idées fondamentalistes du VIIe siècle, principes qui régnaient dans la région à l’époque de la propagation de l’islam de Mahomet. Et l’EI ne se contente pas de prêcher. En 2014, il joint le geste à la parole et se lance dans la mise en œuvre de son idéologie dans les vastes zones conquises en Irak et en Syrie.
L’idée d’unités territoriales islamiques séduit Ansar Bait al-Maqdis, mais, indépendamment de son changement de nom et autres modifications de façade, les objectifs du groupe restent les mêmes. Tout d’abord, ses activités sont axées sur la lutte contre le gouvernement et l’armée égyptiens afin de déstabiliser le régime central, essentiellement pour prendre le contrôle du Sinaï. Son objectif secondaire sera de combattre Israël.
Une poignée de Bédouins sèment la terreur
La péninsule du Sinaï est un immense désert aride de 60 000 kilomètres carrés (plus de deux fois la taille d’Israël, Gaza et Judée-Samarie comprises), qui pendant des siècles a servi de carrefour entre l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Elle s’étend entre la mer Rouge, le canal de Suez et la mer Méditerranée, le long de la frontière israélienne à l’est et de l’Egypte continentale à l’ouest, non loin de l’Arabie Saoudite et de la Jordanie.
Le Sinaï compte aujourd’hui 360 000 habitants, pour la plupart nomades, dont 80 000 Palestiniens et étrangers. Ils vivent en grande majorité en dessous du seuil de pauvreté, dans des conditions déplorables, même par rapport à une économie égyptienne déliquescente. Organisés essentiellement en sociétés tribales, ils gagnent misérablement leur vie en travaillant dans l’industrie du tourisme en déclin et la contrebande de marchandises, de drogues et d’armes, ainsi que dans la traite d’êtres humains.
La Province du Sinaï est un groupe relativement restreint, composé de moins de 1 000 combattants et sympathisants. Les tribus bédouines locales, dont les deux plus importantes, les Tarabin et les Azazma – qui ont des liens familiaux dans le désert du Néguev en Israël – forment le gros de ses forces. Sa présence se limite principalement au nord du Sinaï autour de la ville d’el-Arish, avec de petites cellules au centre de la péninsule.
Malgré ses efforts, le groupe n’a aucune influence sur la partie sud du Sinaï ou la bande de la mer Rouge qui mène à Eilat. Une région dans laquelle se concentre l’essentiel de l’industrie touristique, qui représente une importante source de revenus pour l’économie égyptienne. Aussi le gouvernement du Caire fait-il de son mieux pour obtenir l’appui des tribus locales en leur offrant des emplois. L’objectif est de minimiser la tentation de rejoindre la Province du Sinaï. Jusqu’à présent, cette politique a fait ses preuves.
Avant de prêter allégeance à l’EI, la Province du Sinaï finançait ses projets terroristes par le braquage de banques et de guichets automatiques, le vol de voitures, le commerce d’objets volés et le trafic de stupéfiants. Selon les renseignements occidentaux qui surveillent les faits et gestes du groupe, rien ne semble prouver, jusqu’à présent, que sa fusion avec l’Etat islamique lui ait procuré la manne attendue. A court terme, en tout cas, il semble avoir été contraint de s’appuyer sur ses bonnes vieilles sources de revenus habituelles.
Avec le soutien du Hamas
Malgré sa petite taille, la Province du Sinaï s’est avérée être une force redoutable. Au cours de l’année 2014, ses militants ont tué 350 soldats, policiers, agents de sécurité et responsables gouvernementaux égyptiens.
La tactique du groupe s’améliore constamment : depuis les embuscades à petite échelle et échanges de coups de feu occasionnels, aux attentats à la voiture piégée et attaques de grande envergure relativement bien coordonnées, contre des bases militaires et des postes de police égyptiens.
Certains de ces raids sont non seulement destinés à tuer, mais également à faire main basse sur les armes. En janvier 2015, l’attaque contre le quartier général de la brigade égyptienne d’el-Arish marque une étape importante pour la Province du Sinaï. Une opération bien menée et exécutée de main de maître, coordonnant voitures piégées, tirs de mortier et assaut d’infanterie. L’incident se solde par la mort de 44 soldats et officiers égyptiens et le pillage d’armes de l’armée et de véhicules blindés.
Un choc pour le président Abdel Fattah al-Sissi, qui déclare la guerre contre la Province du Sinaï et promet d’anéantir le groupe et de restaurer la loi et l’ordre dans la région. Le mouvement est soutenu par des djihadistes étrangers venus du Yémen et de la Somalie, affirment les responsables égyptiens. Mais selon les renseignements occidentaux, il n’existe aucune preuve de présence étrangère. « La Province du Sinaï est fondamentalement une organisation locale », affirment-ils.
Le gouvernement de Sissi accuse également le Hamas de soutenir le groupe. Une accusation tout à fait plausible, à en juger par la guerre que mène le président contre les Frères musulmans, dont le Hamas est l’extension gazaouie.
Mais toujours selon les mêmes sources occidentales, si de tels liens ont existé par le passé, ils ont pratiquement cessé à l’heure actuelle. Sauf peut-être avec certains renégats islamistes radicaux de Gaza – ceux-là même que le Hamas tente d’ailleurs d’éliminer.
Quand Israël s’en mêle
Ces derniers mois, l’armée égyptienne a donc intensifié sa campagne et a réussi à infliger de lourdes pertes à la Province du Sinaï. Le succès de l’offensive est en partie dû, indirectement, à des concessions majeures de la part d’Israël.
Sissi lui-même révélait début mars au Washington Post que Jérusalem avait accepté de déployer plus de troupes et d’hélicoptères dans le Sinaï, en particulier dans la région Nord, bien au-delà des limites déterminées par le traité de paix entre les deux pays.
Une concession qui n’a rien de surprenant. L’Etat hébreu a tout intérêt à ce que le calme règne dans la région et que le Sinaï demeure exempt de terrorisme. Et malgré l’amélioration de la coopération sécuritaire entre Le Caire et Jérusalem – tant au niveau militaire que gouvernemental (au cours de l’interview, Sissi a reconnu s’entretenir régulièrement le Premier ministre Benjamin Netanyahou) – Israël ne peut se reposer uniquement sur la détermination égyptienne.
La barrière n’est qu’une des nombreuses mesures mises en places par l’Etat hébreu pour sécuriser sa frontière. Israël a construit des postes fortifiés, gardés par des soldats de Tsahal, qui patrouillent jour et nuit dans la région. Le pire cauchemar de Jérusalem : voir le Sinaï se transformer en rampe de lancement de missiles contre le sud d’Israël.
Ces dernières années, des groupes armés – militants palestiniens, islamistes de la Province du Sinaï ou trafiquants de drogue – ont attaqué des positions et des patrouilles de l’armée israélienne, tuant des soldats et des civils. L’an dernier seulement, 10 roquettes ont été lancées à partir du Sinaï en direction d’Eilat. En 2007, avant l’érection de la barrière de sécurité, un terroriste palestinien a traversé la frontière et s’est fait exploser dans une boulangerie de la station balnéaire, tuant trois Israéliens.
« Notre pire cauchemar », confie un officier supérieur de Tsahal aux journalistes lors d’une visite le long de la barrière frontalière, « est que la Province du Sinaï tente de reproduire l’attaque meurtrière de janvier dernier, mais cette fois-ci contre nos troupes ou à Eilat. Notre mission est d’empêcher cela. Nous sommes sur nos gardes toute l’année, mais en cette période de Pessah, quand des centaines de milliers de touristes israéliens et étrangers viennent à Eilat, nous redoublons de vigilance. »
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite