En noir et blanc

Focus sur les photographes de Jérusalem et la façon dont ils ont saisi la Ville d’or dans leur objectif dans la première moitié du XXe siècle

Photo de la première moitié du XXè siècle (photo credit: DR)
Photo de la première moitié du XXè siècle
(photo credit: DR)
En 1859, un jeune garçon nommé Garabed Krikorian quitte sa Turquie natale et part étudier la prêtrise au Séminaire arménien de Jérusalem. Là, il tombe amoureux d’une infirmière qui travaille à Talitha Kumi, l’orphelinat local. Cette liaison l’ayant contraint à abandonner sa vocation, Krikorian décide de se consacrer à sa seconde passion : la photographie. Dans l’atelier fondé par Yessayi Garabedian, le patriarche de l’Eglise arménienne de Jérusalem, il acquiert rapidement les connaissances nécessaires pour exceller dans son nouveau domaine de prédilection. En 1885, Krikorian ouvre le premier studio de photographie de Jérusalem, sur la rue Jaffa.
Si à cette époque, l’Eglise arménienne a perdu un séminariste prometteur, la photographie locale s’est elle enrichie d’un artiste émérite. Non seulement Krikorian a couvert tous les événements publics majeurs, tels que la visite du Kaiser allemand en 1898 (pour sa publicité, il se donnait d’ailleurs le titre de « photographe de la cour royale de Prusse »), mais il a également enseigné le métier à de nombreux futurs grands photographes de la Ville sainte. L’un de ses étudiants, Khalil Raad, d’origine libanaise, ouvrira même un studio en face de celui de son professeur, déclenchant ainsi une rivalité intense entre les deux hommes, qui ne se calmera qu’au mariage du fils de Krikorian avec la nièce de Raad, une union surnommée bien à propos « Les noces de paix ».
Des témoins de leur époque
Ce ne sont là que deux exemples des nombreuses histoires à découvrir dans l’exposition Hatsalamim : des femmes et des hommes, photographes de Jérusalem de 1900 à 1950, au musée de la Tour de David. « La plupart des 300 photographes, alors en activité, étaient d’origine étrangère. Je voulais concentrer l’exposition autour des photographes locaux qui connaissaient les lieux et partageaient le quotidien des gens ordinaires qu’ils y côtoyaient », explique le commissaire de l’exposition, le Dr Shimon Lev.
Les changements historiques qui ont marqué cette époque ont donné matière à des clichés qui interpellent. C’est la période charnière entre la fin de l’Empire ottoman et l’émergence du Mandat britannique, la montée du Mouvement sioniste, la révolte arabe, et la création de l’Etat d’Israël. Tout cela a profondément marqué la population du cru, ainsi que le travail des photographes capturant ces événements historiques dans leur objectif. L’exposition parvient à illustrer de façon équilibrée les sphères publique et privée au cours de cette époque tumultueuse. De nombreux documents témoignent des événements importants, tels que les combats qui ont fait rage pour la conquête de Jérusalem, d’autres montrent les nouveaux bâtiments érigés dans la ville en pleine mutation. Et puis, il y a les portraits d’individus anonymes pour la plupart, à l’exception de quelques célébrités.
Une série de clichés du personnel de l’hôtel American Colony, datant de 1920, retient l’attention des visiteurs. Il se trouve qu’un grand nombre de photographes locaux ont travaillé pour l’établissement, qui a ouvert ses archives particulièrement riches permettant de découvrir le travail de ces artistes. Les photos sont posées, comme c’était le cas en général à l’époque. En effet, l’une des contraintes techniques du moment imposait encore de parvenir à prendre une photo sans que les personnages ne bougent. A l’inverse, sur un cliché plus tardif, des soldats se lancent des boules de neige. La photo est moins figée. Le personnage principal, au centre de l’image, n’est autre que l’ancien ministre de la Défense Moshé Dayan. C’était avant qu’il ne perde son œil à la frontière libanaise, lors d’une mission contre les forces de Vichy.
Jérusalem, du fantasme au réalisme
Jérusalem a catalysé l’attention des photographes dès l’émergence de cet art, inventé dans la première moitié du XIXe siècle. Les raisons en sont évidentes : la Ville sainte appartient à l’imaginaire collectif de millions, voire de milliards de personnes, dont la plupart n’ont jamais visité la « Cité de Dieu ». Ainsi, l’avènement de la photographie a été l’outil idéal pour donner à voir la ville dans le monde entier.
Dans un premier temps, les sujets de prédilection des photographes se concentrent autour des lieux saints et historiques – le mont du Temple, l’église du Saint-Sépulcre, le Dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa. Même lorsque les habitants locaux sont photographiés, ils ont tendance à être représentés comme des Orientaux romantiques avec une touche vestimentaire « biblique ». Peu à peu, des clichés plus réalistes font leur apparition avec l’émergence de photographes locaux, comme Elia Kahvedjian. Ce chrétien, né en Arménie, a dû fuir sa terre natale pour éviter le massacre de son peuple par les Turcs. Vendu comme esclave, le jeune garçon se retrouve bientôt dans l’orphelinat américain de Nazareth, où il devient apprenti chez un professeur de photographie. En 1935, il ouvre le premier magasin de photographie dans le quartier chrétien de la Vieille Ville de Jérusalem. Elia Photo Service, au service aussi bien des Juifs que des Arabes, existe encore aujourd’hui ; c’est son petit-fils qui fait tourner la boutique. Dans le magasin sont exposés certains des fameux clichés de son grand-père.
Cette transmission de la profession de père en fils n’est pas une exception. Tsaddok Bassan a été l’un des premiers juifs né à Jérusalem à devenir photographe. Issu d’une famille bien connue de disciples du Gaon de Vilna, Bassan s’est spécialisé dans la prise de vue de rabbins, de yeshivot, de soupes populaires et d’orphelinats, qui n’étaient pas exactement les sujets de prédilection des photographes de l’époque, davantage intéressés par l’éclosion du sionisme dans la région. « Bien que Bassan soit légitimement reconnu pour son travail, je crois qu’il mériterait une exposition qui lui serait entièrement consacrée », reconnaît Lev. « Beaucoup de ses contemporains ont pointé leurs objectifs sur Tel-Aviv – la première ville juive sioniste – et les implantations agricoles. Ils ne voyaient dans Jérusalem qu’un symbole de l’ancien Yishouv. Bassan, lui, prenait des photos de ce que l’on appelle aujourd’hui la communauté harédite. Ses clichés sont caractérisés par la façon méticuleuse dont il a fait poser ses sujets, et l’utilisation originale de la lumière naturelle qui baignait ses compositions de facture classique. »
Photographes de tous horizons
A cette époque, les Arabes et les Juifs fréquentent indifféremment leurs studios de photographie respectifs, surtout lorsqu’il s’agit de faire faire leurs portraits. De même, certains juifs sont devenus photographes officiels au cours de la période mandataire. Zvi Orushkes (Oron) était si attaché aux Britanniques qu’il a refusé un emploi dans la presse et les institutions juives. Néanmoins, il a fait quelques clichés de cette période et composé une série d’œuvres uniques.
La période est aussi importante en raison de l’évolution des techniques photographiques, passant de l’utilisation de plaques de verre pour des impressions à l’argentique au film celluloïd. Chaque technique offrant davantage de liberté et de flexibilité. Dans les années 1930, les juifs allemands arrivent en Palestine avec le Neue Sehen (nouvelle vision), caractérisé par des lignes épurées et des compositions presque surréalistes. Comme celles d’Alfred Bernheim, dont le travail semble avoir été influencé par le cinéma. Un autre réfugié allemand, Tim Gidal, a fait connaître le futur célèbre Leica à la photographie locale.
Le Dr Shimon Lev explique que la communauté arabe a été plus lente à réaliser le potentiel que représentait la photographie à des fins propagandistes. Ce n’est qu’après les émeutes arabes de 1936, qu’elle est devenue plus compétente dans l’utilisation de cet outil. Ali Zaarour (1902-1972) a probablement été le premier photographe arabo-musulman à exercer dans la ville. Dans un style très journalistique, il a représenté la guerre de 1948 du point de vue arabe. Il était aussi le photographe personnel du roi Abdallah de Jordanie, immortalisant même son assassinat. Chalil Rissas, le fils d’un autre photographe arabe chrétien, a également fait des clichés de guerre. Il avait recours à des photographies posées lorsque le besoin s’en faisait sentir, comme dans celui des combattants arabes sur les remparts de la Vieille Ville en 1948.
L’exposition permet aussi de découvrir les œuvres d’un certain nombre de femmes photographes indépendantes, dont Aliza Holtz et Rivka Karp, toutes deux spécialisées dans les portraits, et Lou Landauer, qui a également enseigné à l’école d’art Betsalel, sans toutefois parvenir à y mettre en place un département de photographie, en raison d’un manque de moyens et d’équipement. Comme beaucoup d’autres photographes exposés, elle a été forcée de jeter la plupart de ses plaques de verre, laissant seulement quelques-unes de ses œuvres à la postérité. Une exposition dont la richesse vaut le détour.
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