Les selihot dans le ghetto de Hilla

Avraham Shama se souvient des offices de son enfance en Irak, marqués par le dépouillement et l’authenticité.

Avraham Shama (photo credit: DR)
Avraham Shama
(photo credit: DR)
Je me souviens de mes premières selihot. C’était en Irak, il y a de nombreuses années. Des prières simples, profondes et sans artifices. Nous étions alors en 1948, quelques mois après la création de l’Etat d’Israël qui devait changer définitivement le cours de nos vies. Ce soir-là, un peu après minuit, Baba nous a réveillés David et moi pour que nous l’accompagnions à la synagogue du ghetto de Hilla.
J’avais alors six ans, j’étais presque un homme selon la tradition juive, pourtant je marchais les yeux mi-clos, encore dans ma rêverie de la nuit. J’appréciais l’air frais, comme une parenthèse bienvenue avant les heures si chaudes de l’après-midi. Nous avons avancé dans les rues pavées, puis nous avons tourné dans l’allée qui menait à la synagogue, un chemin étroit et sale bordé de murs de boue qui dissimulaient des maisons également en torchis. Chaque fois que nous parlions avec David, même pour échanger un mot, Baba exprimait son agacement et nous demandait de rester silencieux, expliquant que les jours que nous vivions étaient une période solennelle pour chaque juif. Si solennelle que nous nous rendions pieds nus à l’office.
Les pieds nus
La veille, Baba nous avait en effet informés que nous marcherions pieds nus jusqu’à la synagogue, en signe d’affliction en souvenir de la destruction du Temple de Jérusalem il y avait de cela très longtemps. C’est aussi la raison pour laquelle il fallait éviter de rire bruyamment. Baba avait précisé que si nous nous blessions les pieds sur des cailloux ou des morceaux de verre, notre douleur serait comptée au crédit de notre affliction. Et ajouté qu’à l’inverse nous devions nous rendre à l’office de Kippour avec des chaussettes immaculées afin de mériter le pardon divin. Enfin, remarquant nos mines endormies, il avait précisé que les prières des selihot devaient être récitées bien avant l’aube car c’est un temps où la miséricorde divine s’exprime tout particulièrement ; un moment où les portes du ciel sont ouvertes, prêtes à accueillir nos supplications.
Je ne savais pas de quel Temple mon père pouvait bien parler, ni pour quelle raison nous devions prier en un moment de miséricorde, mais lorsque Baba avait ce ton dans la voix, je savais qu’il ne fallait pas poser de questions. Nous avons donc continué à marcher en silence entre les murs de torchis, nos pieds nus progressant silencieusement sur le sol poussiéreux de l’allée et butant par moments contre une pierre ou un objet pointu, ajoutant encore du crédit à notre souffrance. L’allée était sombre et étrangement calme, les maisons alentour encore plongées dans le sommeil. Cette atmosphère annonçait la miséricorde du ciel...
Les fils d’Aaron
Une fois dans la synagogue, nous avons avancé jusqu’à l’emplacement réservé aux cohanim. David et moi avons pris place de chaque côté de notre père pour éviter les bavardages. La section était étroite car les descendants d’Aaron le Grand Prêtre n’étaient pas nombreux dans notre communauté. Je savais juste qu’à l’époque du Temple, les prêtres n’avaient pas le droit de posséder leurs propres terres et qu’ils dépendaient des dons de l’ensemble du peuple pour se nourrir.
La synagogue était déjà à moitié pleine, les pères et leurs fils étant venus s’unir à la communauté pour pleurer la destruction du Temple et demander pardon à Dieu pour les péchés commis au cours de l’année écoulée. Face à nous, j’ai aperçu plusieurs de mes amis. J’ai remarqué leur air sombre, leurs pieds nus et leurs yeux mi-clos. Il y avait Ron qui était dans la même école que moi et mon cousin Yossef. Je me suis alors demandé s’ils étaient des pécheurs, eux aussi. Je me sentais heureux de ne pas avoir vécu dans la période précédant la destruction du Temple parce que je n’aimais pas l’idée d’avoir à dépendre des autres pour manger, même si le fait de loger dans le Beit Hamikdach même suscitait ma curiosité. Il n’y avait aucune femme ni aucune fille aux selihot : peut-être parce que ces prières avaient lieu en pleine nuit, ou peut-être parce que celles-ci n’avaient aucune faute à se faire pardonner, ou bien simplement parce que les hommes avaient un rôle particulier à assumer.
En paix et purifiés
L’office avait commencé quelques minutes après. L’assemblée suivait le rabbin et le hazan d’une seule et même voix. Les chants et la mélodie me donnaient des frissons ; je n’ai eu aucun mal, à ce moment, à me sentir comme un pécheur implorant la clémence divine. Lorsque les prières ont pris fin, je me sentais en paix et purifié. Nous sommes ensuite rentrés. Le soleil était encore endormi, et nous songions au petit-déjeuner bien matinal qui nous attendait à la maison.
David et moi sommes retournés aux selihot avec Baba dans cette même synagogue les deux années qui ont suivi. Puis nos vies ont été bouleversées. En 1951, notre famille a émigré en Israël, comme presque toute la communauté juive de mon pays, forte alors de quelque 120 000 personnes. En vivant en Terre sainte, David et moi avons peu à peu délaissé les mitsvot, à l’instar de la plupart des nouveaux immigrants d’Irak. Mais aujourd’hui, alors que j’ai bien grandi et que je vis sur un autre continent où les gens vont à la synagogue en voiture, portant des chaussures de marque et des chaussettes de n’importe quelle couleur, je me surprends à regretter les offices de mon enfance et leur ambiance si particulière ; et je repense avec nostalgie à nos marches pieds nus dans les allées sales du ghetto juste après minuit, et à nos prières dans ces heures miséricordieuses.
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