Mon grand-père, ce nazi

De plus en plus d’Allemands entreprennent d’explorer le passé de leurs aïeuls sous le IIIIe Reich

Une descendante de nazis, entourée de son mari israélien et de sa belle-mère (photo credit: SPOHR FAMILY)
Une descendante de nazis, entourée de son mari israélien et de sa belle-mère
(photo credit: SPOHR FAMILY)
Toujours traumatisés par la période nazie, de jeunes Allemands continuent à fouiller dans le passé de leurs aînés, 70 ans après la fin de la guerre. Mieux connaître leurs racines familiales, se défaire de l’incertitude sur le rôle de leurs proches dans le génocide, ou se débarrasser de leur sentiment de culpabilité : les motifs de cette quête de vérité sont multiples. Une démarche souvent douloureuse, mais ô combien nécessaire.
A la recherche du passé
Till Ewald, 24 ans, étudiant à l’université de Hanovre, a appris par sa mère que son grand-père avait été ministre de la Justice sous le IIIe Reich. Le jeune homme a donc décidé d’enquêter sur le mystérieux passé de son aïeul. Quel rôle a-t-il joué pendant la guerre ? S’est-il enrôlé dans le parti nazi de son plein gré ? Telles étaient quelques-unes des questions que se posait Till. Parallèlement, il a également décidé de rejoindre une équipe de bénévoles dans une maison de retraite de juifs allemands à Jérusalem. Un voyage destiné à mieux connaître l’histoire de la Shoah et du peuple juif.
En consultant des documents de famille, le jeune homme a ainsi appris que son grand-père avait reçu sa carte du parti d’Hitler en 1933 et qu’il avait été membre des milices nazies, les tristement célèbres « chemises noires ». Par la suite, en 1940, il a été promu au conseil de la Cour suprême de Berlin et a été nommé juge militaire dans la marine en 1944. Till a même retrouvé le certificat de promotion de son aïeul estampillé des symboles nazis et signé par le Führer. Au terme de ses recherches, le jeune homme a conclu que son grand-père avait consciemment fait le choix de servir au sein du IIIe Reich jusqu’au bout, alors qu’il aurait pu quitter ses fonctions, comme l’ont fait de nombreux autres. Till a notamment rencontré la fille d’un juif allemand qui lui a raconté que son père, haut placé au ministère de la Justice, avait décidé de quitter son poste en 1933, estimant qu’il ne pouvait adhérer à ce régime.
Maya Levy (de son nom de jeune fille Maya Woock), une Berlinoise qui s’est mariée l’été dernier avec un Israélien, a entrepris une démarche similaire au sujet de son grand-père paternel, après avoir appris qu’il avait été soldat dans la Wehrmacht. Cette Allemande, élevée dans la petite ville de Eckernförde près de Kiel dans le nord du pays, a décidé de mener son enquête en s’adressant à l’instance gouvernementale qui tient l’état de service des militaires allemands morts au cours des deux guerres mondiales. La jeune femme a pu récupérer le numéro d’immatriculation de son aïeul, ainsi que le nom de l’unité blindée dans laquelle il avait servi : celle-ci portait le nom d’Herman Goering, fondateur de la Gestapo.
Un rapport ambigu avec la vérité
Maya ne s’est jamais entretenue avec son grand-père de son expérience dans l’armée nazie. Mais il y a fort à parier que celui-ci ne lui aurait fourni aucune explication. Le sujet, en effet, reste extrêmement sensible. La chape de plomb persiste dans la plupart des familles allemandes quant au rôle de leurs aînés pendant la guerre et leur éventuelle implication dans la Shoah. Ce n’est que vers la fin de sa vie, quand il a commencé à souffrir de démence, que l’aïeul a raconté à l’un de ses fils avoir participé à la répression du soulèvement du ghetto de Varsovie. Maya n’a pas eu la confirmation formelle de cette information, mais elle se souvient de moments éprouvants alors que son grand-père, atteint de crises de démence, entonnait d’épouvantables chants du temps de sa jeunesse hitlérienne. Maya est également à la recherche d’informations du côté maternel. Son arrière-grand-père avait ainsi toujours clamé avoir été infirmier pendant la guerre, mais un cousin a affirmé avoir vu une photo de lui en uniforme SS.
Sabine Akabayov, 41 ans, qui est installée en Israël et mariée à un Israélien, a également décidé de connaître la vérité sur le passé de son aïeul pendant la période nazie. Elle s’est engagée dans cette recherche aidée de sa famille qui, contrairement à de nombreuses autres, parlait ouvertement de ce sujet. C’est son propre père, un antinazi farouche, qui lui a appris que son grand-père paternel avait rejoint l’armée d’Hitler. Celui-ci aurait ensuite travaillé dans une gare en Autriche, mais Sabine n’a jamais su exactement à quel poste, s’il s’occupait des marchandises ou des passagers…
Pour tous ces Allemands, la quête de la vérité s’apparente souvent à un parcours du combattant. Il faut entreprendre des recherches laborieuses, voyager, investir du temps et de l’argent et, surtout, être prêt à accepter les sombres découvertes qui peuvent en découler, mettant en péril les liens familiaux. Un processus difficile, qui n’est pas à la portée de tout le monde, d’autant qu’il n’a jamais été encouragé par les autorités allemandes. « On nous enseigne certes la Shoah, c’est un sujet qui revient presque chaque année au cours de la scolarité, mais nous n’avons jamais été incités à faire des rapprochements avec notre famille », regrette Sabine Akabayov.
« Cette fracture entre le passé et le présent m’a toujours embarrassée », raconte la jeune femme. « Un jour, alors qu’on était en train de parler des Allemands et des nazis en cours d’histoire, j’ai demandé à mon professeur ce qui s’était passé dans la ville où nous vivions. Mais comme cet enseignant n’était pas de la région, je n’ai pas eu de réponse. En revanche, les autres élèves ont été vexés par ma question. Ils ont répliqué en disant qu’à l’époque il n’y avait pas de juifs dans la localité, et que leurs parents et grands-parents étaient des paysans ou des pêcheurs et qu’ils ne s’intéressaient pas à ce qui se passait si loin d’eux, à Berlin. »
Après avoir consulté Internet, il est effectivement apparu à Sabine Akabayov qu’aucun juif ne vivait à l’époque à Eckernförde. Mais par la suite, celle-ci a rencontré une survivante d’Auschwitz qui lui a affirmé que des juifs avaient bien vécu dans cette ville, à la période nazie. Que croire ? Comment vérifier et qui interroger ?
Les Allemands âgés entre 30 et 40 ans sont toujours embarrassés quand on les questionne sur le passé de leurs proches. Un journaliste s’est livré à l’exercice et a remarqué que les réponses étaient toutes du même style. A la question « Où étaient vos grands-parents pendant la guerre ? », les réponses allaient de « Ils vivaient à la campagne et pensaient que cette période allait vite passer », à « La seule manière de réaliser son rêve de pilote était de rejoindre l’armée de l’air allemande. Il était jeune et ne se préoccupait pas d’idéologie », en passant par « Ils étaient pacifiques et s’opposaient aux nazis ».
Dans l’ouvrage Grand-père n’était pas un nazi. National-socialisme et Shoah dans la mémoire familiale publié en 2002 (traduction française éditée par Gallimard dans la collection NRF Essais), les auteurs analysent à travers des entretiens comment les familles allemandes ont transmis la mémoire de cette période à leurs descendants. Ce livre met en évidence le fait que la teneur de celle-ci est différente de celle enseignée à l’école, et qu’elle conduit plutôt à un processus d’« héroïsation », laissant les jeunes générations penser que leurs aïeuls étaient des résistants. Ce que confirme le sondage évoqué : dans la majorité des cas, les personnes interrogées décrivent ainsi leurs grands-parents comme innocents ou nient tout simplement l’idée qu’ils aient pu être des sympathisants nazis et encore moins les auteurs de crimes pendant la guerre. Pour elles, leurs ancêtres ont été eux-mêmes des victimes de la tyrannie nazie quand ils n’étaient pas des héros de la résistance. Quant aux autres, ils étaient totalement ignorants des massacres perpétrés contre les juifs.
« Les petits-enfants n’enquêtent généralement pas sur l’histoire de leurs grands-parents », indique Sabine Moller, une des auteurs qui enseigne l’histoire à Berlin. « C’est une démarche psychologique extrêmement complexe », dit-elle, notant que la troisième génération d’Allemands est plus encline à enquêter sur le passé des aînés, car elle se trouve plus éloignée sur les plans physique et émotionnel des éventuels auteurs de crimes.
Un chemin douloureux
C’est souvent à la mort d’un membre de la famille, lorsqu’on on découvre et trie ses documents personnels, que les interrogations se font jour. Les recherches doivent commencer en questionnant la famille et les autorités locales, explique Stefanie Jost, responsable des archives centrales de l’Etat fédéral en Allemagne, qui répertorient les documents relatifs au IIIe Reich. « Je conseille toujours aux personnes désireuses de mener une enquête sur l’histoire de leurs parents, de s’adresser aux instances administratives de l’endroit où ils vivaient car celles-ci conservent bien souvent des traces du passé politique de leurs administrés », poursuit-elle. « Bien sûr, des documents peuvent avoir été détruits pendant les deux guerres et nous devons dire à ceux qui se lancent dans cette quête que le succès est loin d’être garanti », ajoute-t-elle, faisant remarquer qu’elle constate un regain d’intérêt pour ce type de recherches depuis ces dernières années.
Stefanie Jost reçoit ainsi entre 30 et 40 demandes par jour de la part d’Allemands à la recherche d’informations sur leurs parents ou grands-parents. Elle confirme que ces requêtes interviennent la plupart du temps à la mort d’un proche. « Maintenant que mon père est mort, je me sens libre de poser les questions auxquelles je n’ai jamais eu de réponse quand il était vivant », se justifient bien souvent les demandeurs. « Ils préfèrent connaître la vérité, même si elle est cruelle, plutôt que de demeurer dans l’incertitude », indique la responsable des archives.
Une fois les faits portés à leur connaissance, les enfants entament la seconde étape de leur démarche : ils veulent comprendre et s’interrogent sur les motivations de leur ancêtre, au risque de détruire l’image bien souvent positive qu’ils avaient de lui.
Rétablir les faits
Existe-t-il une hiérarchie dans les crimes nazis ? Peut-on juger de la même manière un simple employé de l’armée allemande travaillant dans un bureau, un pilote ayant bombardé des villes européennes, et un soldat tuant un juif à bout portant ?
Une exposition itinérante datant de 1995 intitulée La guerre d’anéantissement : les crimes de la Wehrmacht de 1941 à 1944, a réfuté, preuves à l’appui, l’idée communément répandue que les militaires enrôlés de force dans l’armée allemande étaient moins coupables de crimes de guerre que les SS ou les soldats de la Gestapo, directement impliqués dans le génocide.
Un historien de Berlin, Johannes Spohr, fait partie de ceux qui ont cherché à connaître le passé de ses grands-parents. Il a enquêté sur le rôle de son aïeul, un officier de haut rang dans l’armée allemande qui avait été envoyé en Ukraine. A la mort de son grand-père en 2006, Spohr a intensifié ses recherches et s’est rendu au mémorial du camp de concentration de Neuengamme, où des séminaires sont organisés sur la manière d’aborder le passé nazi d’un membre de sa famille. Il sait que son aïeul, en tant que militaire haut gradé, était parfaitement au courant du programme d’anéantissement des juifs d’Europe, et n’avait eu aucun état d’âme à respecter les ordres. « Il en était même fier », ajoute-t-il. « Pour moi, il est essentiel de souligner que la Wehrmacht a participé à la Shoah, que ses soldats ont donné des ordres et ont été partie prenante dans la guerre d’extermination », dit l’historien.
Johannes Spohr a été encore plus loin. Il a voulu raconter aux habitants de la ville dont son grand-père était originaire et où il a exercé de hautes responsabilités, le passé de son aïeul dans l’armée allemande. Il s’est alors heurté à certaines personnes qui ont défendu ce dernier en le qualifiant de résistant, affirmant qu’il avait été obligé d’exécuter les ordres sous peine d’être torturé ou exécuté.
Responsables plutôt que coupables
L’excuse souvent invoquée pour expliquer les actes des soldats nazis est qu’ils n’avaient pas le choix. « L’argument est trop simple et trop facile », s’insurge l’historien. Selon lui, ne pas obéir aux ordres des supérieurs avait des conséquences certes, mais pas aussi terribles que ce que l’on veut nous faire croire. « Les récalcitrants étaient rarement tués, en revanche ils pouvaient être dépêchés dans des unités plus difficiles, ou être pénalisés dans leur ascension professionnelle », explique-t-il.
Si beaucoup d’Allemands ont peur d’être confrontés à leur histoire familiale et évitent de poser des questions, certains estiment que s’enquérir du passé de leur famille est incontournable et permet de mieux se construire. Maya Levy affirme ainsi en avoir tiré d’énormes bénéfices et encourage ses compatriotes à entreprendre la même démarche qu’elle. « Pour moi, il s’agit non seulement de savoir ce que mes aînés ont fait pendant la guerre, mais aussi comment nous, enfants, allons gérer cette situation dans l’avenir », dit-elle. « Si mes grands-parents avaient reconnu leurs erreurs, qu’ils avaient demandé pardon et agi en conséquence, cela aurait pu être différent pour moi, mais ils ne l’ont jamais fait », ajoute-t-elle encore. Elle précise avoir toutefois pardonné à sa grand-mère, qui s’est justifiée en invoquant son statut de réfugiée et de jeune mère, soucieuse avant tout d’élever ses sept enfants.
Même si les anciennes générations ne reconnaissent pas leur culpabilité, Maya Levy souligne que les jeunes d’aujourd’hui ne doivent en aucun cas se sentir coupables pour leurs crimes. « Notre génération n’est pas coupable, mais ce qui est vrai, c’est que nous avons une responsabilité en tant qu’Allemands », dit-elle. « Le sentiment de culpabilité est destructeur et ne mène à rien alors que l’idée de responsabilité est positive et vous permet d’agir », poursuit-elle. « Se sentir responsable peut ainsi amener à vouloir réparer. »
Son passé familial a poussé Maya Levy à faire du bénévolat en Israël et à étudier l’hébreu. Un rapprochement tel que la jeune femme a même fini par épouser un Israélien. A Berlin, enfin, elle s’investit dans l’association Allemagne-Israël afin de promouvoir Israël. Maya estime en effet que si un Allemand découvre qu’un de ses proches a participé au régime nazi et à la machine de guerre contre les juifs, cela ne peut que le conduire à développer des sentiments pro-israéliens. « Si vous savez que votre famille a directement participé au génocide, vous ne pouvez nier que l’Etat d’Israël est plus que jamais une nécessité », affirme-t-elle.
Sabine Akabayov, qui s’est convertie au judaïsme, estime que le besoin de comprendre est bénéfique sur un plan national, car il permet de panser les plaies, et que cette quête est également déterminante au niveau personnel. « Ma culpabilité a disparu quand je suis venue en Israël et que j’ai rencontré une charmante famille d’Efrat », raconte-t-elle. « La grand-mère, qui a été déportée dans un camp, m’a tout de suite dit que je n’étais pas coupable. Elle m’a raconté son histoire sans me blâmer, et ainsi j’ai pu me libérer progressivement du poids que je portais jusque-là. »
« Les gens craignent de connaître la vérité et d’avoir du mal à vivre avec. J’ai bien fait la différence entre ma personne et ce qu’a fait mon grand-père. Je suis arrivé à la conclusion que je ne suis pas responsable de ses actions, mais qu’il fait partie de mon histoire familiale et que je dois être au courant de ce qu’il a fait », explique de son côté Till Ewald.
La grand-mère de Maya doit prochainement rencontrer celle de son mari Micky, rescapée de la Shoah. Les deux femmes sont impatientes de se connaître. « Ma grand-mère est déjà complètement folle de mon mari israélien », souligne Maya. Un message d’apaisement et d’encouragement pour ces deux familles, après un parcours si douloureux. 
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