Quand le dauphin se fait crocodile

Le nouveau submersible de la marine israélienne procure une capacité de riposte nucléaire vitale au pays. Un crocodile aux dents longues

Un sous-marin de la classe Dolphin en Méditerranée, près de Haïfa. (Porte-parole de Tsahal) (photo credit: DR)
Un sous-marin de la classe Dolphin en Méditerranée, près de Haïfa. (Porte-parole de Tsahal)
(photo credit: DR)
Tanin (crocodile, en hébreu), le nouveau submersible de Tsahal, a jeté l’ancre le 23 septembre dernier, à la veille du Nouvel An juif, dans son port d’attache de Haïfa. L’heureux épilogue d’un périple de 8 000 km, commencé trois semaines plus tôt dans le port allemand de Kiel, en mer du Nord, où le sous-marin a été construit.
Il s’agit du quatrième sous-marin de fabrication allemande, de la classe Dolphin, acquis par la marine israélienne. D’ici quatre ans, deux vaisseaux supplémentaires devraient entrer en service.
Avec sa nouvelle flotte de sous-marins, celle que l’on avait dédaigneusement surnommée un jour « la flotte de salle de bains », constitue l’une des plus grandes et des plus puissantes armées de mer de toute la région, de l’océan Indien à l’Europe en passant par le golfe Persique. Qui plus est, avec ses technologies de pointe, la marine devient, aux côtés de l’armée de l’air, le long bras de dissuasion stratégique d’Israël.
La saison des grandes fêtes pourrait entériner un autre changement important pour Israël et la potentielle utilisation stratégique de sa flotte de sous-marins. L’arrivée de Tanin aurait dû coïncider avec la nomination d’un nouveau directeur général de la Commission de l’énergie atomique israélienne, en remplacement du Dr Shaoul Horev, à ce poste depuis 2007 et dont le mandat arrive à expiration en fin d’année.
Le directeur général de ladite Commission est nommé par le Premier ministre et dépend directement de lui. Le Premier ministre est également le président de la Commission. Le porte-parole de la Commission de l’énergie atomique israélienne et le bureau du Premier ministre ont toutefois indiqué encore ignorer quand Horev quittera son poste et qui sera son remplaçant.
Cultiver l’ambiguïté
La Commission de l’énergie atomique israélienne est l’un des organismes les plus secrets de l’Etat hébreu, plus encore que le Mossad. Celle-ci est en effet chargée de toutes les questions liées à ce domaine, dont les joyaux du programme nucléaire du pays : le fameux réacteur de Dimona et le plus modeste centre de recherche de Nahal Sorek, au sud de Tel-Aviv. Mais aussi de l’acquisition de technologie, du traitement des déchets nucléaires et de la prévention des fuites toxiques.
Bien que la Commission contrôle l’un des budgets les plus importants du pays, la surveillance et la transparence de ses comptes semblent pourtant faire défaut.
« L’ambiguïté nucléaire » est le terme consacré pour définir la politique d’Israël en la matière : ni nier, ni confirmer les informations selon lesquelles il posséderait de telles armes. De sources étrangères et selon toutes les agences de renseignement internationales, on estime cependant que l’Etat hébreu est bien à la tête d’un véritable arsenal nucléaire.
De par la nature même de ses responsabilités, le directeur général de la Commission de l’énergie atomique israélienne est l’un des représentants officiels les plus influents et les plus mystérieux du pays.
Horev, qui a toujours refusé d’être interviewé, prononce une seule et unique allocution publique annuelle, lors de l’assemblée générale de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à Vienne. Dans ce discours annuel, il répète chaque fois la même déclaration, énonçant la politique israélienne d’ambiguïté nucléaire. Il insiste également, dans chacune de ses interventions, sur la nécessité pour l’AIEA d’agir de toute urgence contre le programme nucléaire iranien naissant.
Horev a pris ses fonctions à la Commission à l’issue d’une longue carrière dans la marine, où il a atteint le grade de général de brigade et occupé d’autres fonctions secrètes au sein du ministère de la Défense. Pendant son activité dans la marine, il a commandé la flotte de sous-marins. Il est l’un de ceux qui a poussé à l’acquisition de sous-marins Dolphin et a conçu plus tard les spécifications techniques des submersibles israéliens.
Au ministère de la Défense, il a été assistant spécial du ministre, à la tête du département des « mesures spéciales ». Ce qui se cache derrière ce titre reste encore un mystère aujourd’hui.
L’implication allemande
Les chefs de la marine et autres stratèges de premier ordre avaient déjà commencé à réfléchir à la construction d’une flotte de sous-marins sophistiqués dans les années 1980.
L’un des pères fondateurs de ce projet stratégique n’était autre que l’amiral Avraham Botzer, ancien commandant de la marine israélienne, décédé il y a deux ans. Dès 1989, Botzer déclare que son objectif consiste à fournir à la marine une force stratégique de neuf sous-marins. Mais les Premiers ministres, ministres de la Défense et chefs d’état-major successifs en ont tous rejeté l’idée, à leurs yeux un fantasme inutile, surtout en raison du manque de ressources financières.
Finalement, le concept de remplacer et d’élargir la flotte, constituée de deux sous-marins obsolètes de fabrication britannique, se matérialise en 1991, suite à une nouvelle réflexion stratégique et à des circonstances opportunes.
L’occasion se présente lors des attaques de missiles Scud irakiens sur Israël pendant la première guerre du Golfe. Le ministre des Affaires étrangères allemand de l’époque, Hans-Dietrich Genscher, est en visite officielle en Israël, en signe de solidarité. Il est alors confronté à des révélations pour le moins embarrassantes : des entreprises allemandes ont fourni à Saddam Hussein l’équipement, les matériaux et la technologie permettant à l’Irak de développer son programme chimique.
L’implication est claire. Quarante-cinq ans après la Seconde Guerre mondiale, les Allemands sont à nouveau impliqués dans un projet qui pourrait menacer, par le gaz, l’existence du peuple juif. En réaction, Genscher accède à la demande d’Israël de financer les deux premiers sous-marins modernes de la flotte de Tsahal.
A l’origine, Israël souhaite construire les sous-marins aux Etats-Unis, mais il s’avère que les chantiers navals américains ne produisent que des vaisseaux à propulsion nucléaire. Pour toutes les parties concernées, il apparaît évident alors que l’administration américaine ne pourra pas donner son accord. Israël a en effet refusé de signer le Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP).
Le coût des sous-marins nucléaires, de toute façon, se situe bien au-delà de la capacité financière d’Israël. Ainsi, les sous-marins israéliens ont-ils été construits dans les chantiers navals de Kiel au Nord de l’Allemagne.
D’ici 2020, l’Allemagne remettra à Tsahal deux submersibles de plus. Le coût des six navires est estimé à 2,5 milliards d’euros. Selon le magazine allemand Der Spiegel, le gouvernement allemand en aurait subventionné au moins la moitié.
Rapide, silencieux et indétectable
Stratégiquement, il s’agit d’une approche visionnaire, en avance sur son temps. On peut supposer qu’à l’époque les décideurs israéliens avaient commencé à saisir la nouvelle réalité du Moyen-Orient. L’Irak aspirait déjà à démarrer son programme nucléaire, stoppé à deux reprises. D’abord en 1981, par l’attaque aérienne israélienne sur le réacteur nucléaire d’Osirak, près de Bagdad. Puis en 1991, suite à l’invasion américaine qui finira par conduire à la chute de Saddam.
Les dirigeants israéliens prévoient alors que d’autres pays comme l’Iran et la Libye lui emboîteront le pas pour constituer un arsenal nucléaire. Selon leurs conclusions, aux dires de certains analystes étrangers, le pays, qui s’efforce toujours de garder un avantage stratégique sur ses ennemis, doit se doter d’une capacité de riposte nucléaire.
Le Tanin dispose ainsi d’un système de propulsion sous-marine anaérobie unique, qui permet d’augmenter considérablement son temps de plongée, déclare un officier naval israélien de haut rang. Il refuse toutefois d’apporter des précisions sur le sujet.
D’une manière générale, les submersibles comme ceux du type Dolphin constituent la plate-forme de seconde frappe la plus efficace. Sous l’eau, ils sont quasiment indétectables. Même si l’ennemi s’avisait de détruire l’arsenal nucléaire terrestre, des missiles à tête nucléaire à bord des sous-marins pourraient riposter en quelques secondes.
Selon des rapports étrangers, Israël pourrait lancer des missiles balistiques capables de transporter des ogives nucléaires depuis ses nouveaux sous-marins.
Les submersibles sont également très efficaces pour des missions de renseignement et des opérations spéciales. Ils peuvent s’approcher secrètement des côtes de l’ennemi, déployer un système d’écoute et de détection audiovisuelle, mais aussi envoyer des commandos à terre.
Mollahs et pacifistes
L’arrivée du Tanin a fait sortir les vieux fantômes du placard. Malgré la récente vague d’hystérie autour de l’émergence de l’Etat islamique, présenté comme une nouvelle menace terroriste contre Israël, ses voisins pro-occidentaux, les Etats-Unis et l’Europe, les dirigeants israéliens, le Premier ministre Binyamin Netanyahou en tête, continuent à se préoccuper essentiellement de l’acquisition d’armes nucléaires par l’Iran.
Cette éventualité est de plus en plus tangible vue l’avancée de l’EI en Irak et en Syrie. Les succès militaires de l’Etat islamique serviraient de justification supplémentaire aux besoins de l’Iran chiite de se doter d’une force de dissuasion stratégique contre ses ennemis. Pas nécessairement Israël, mais aussi les barbares sunnites islamistes.
Au cours de la dernière décennie, quand il est devenu évident que l’Iran se précipitait vers le seuil nucléaire, des voix en Israël et en dehors ont appelé à une refonte de la politique nucléaire israélienne.
Des intellectuels se sont interrogés sur la causalité de la séquence des événements. Se pourrait-il que le désir iranien de posséder des armes nucléaires vise seulement à briser le monopole nucléaire israélien, demandent ces idéologues. Certains suggèrent à Israël de rendre sa politique nucléaire publique, selon le principe de « l’équilibre de la terreur » emprunté à la rivalité américano-soviétique nucléaire du temps de la guerre froide. Certains vont encore plus loin et proposent à l’Etat juif de négocier la création d’une zone dénucléarisée au Moyen-Orient, ce qui reviendrait à accepter de démanteler son arsenal nucléaire.
Deux voix se distinguent dans ce concert d’experts à préconiser de telles idées. L’une était celle du Dr Reouven Pedatzour, ancien pilote de l’armée de l’air devenu journaliste et analyste militaire, décédé en début d’année. La seconde est celle du Dr Avner Cohen, auteur d’origine israélienne installé aux Etats-Unis, qui a violé la censure imposée par le pays sur le sujet avec la publication d’un livre sur la politique nucléaire de l’Etat hébreu et, depuis lors, traîne d’un groupe de réflexion à l’autre.
Heureusement pour nous, leurs conseils n’ont pas été suivis par nos décideurs. Avec les changements et les incertitudes du Moyen-Orient, actuellement occupé, semble-t-il, à redéfinir ses frontières et ses entités nationales, il est clair, une fois de plus, que les pères fondateurs d’Israël ont fait preuve de clairvoyance. Pour eux, la seule façon de survivre dans ce climat difficile et hostile était de se doter d’outils stratégiques à la pointe de la technologie. Le Dôme de fer ne nous en a-t-il pas apporté une nouvelle fois la preuve, si besoin était ?
La politique nucléaire ambiguë adoptée par Israël doit rester en place. C’est elle qui fournira à Israël non seulement la police d’assurance ultime à son existence, mais apportera aussi à nos dirigeants la confiance nécessaire pour prendre des risques dans les négociations de paix, organiser la sécurité régionale et accepter des concessions territoriales.
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