Un portrait sans concession de la communauté juive orthodoxe

Le roman est fort, marquant. En le refermant, il continue de hanter, de faire réfléchir, d’émouvoir. Signe des meilleurs

P22 JFR 370 (photo credit: DR)
P22 JFR 370
(photo credit: DR)

Il semblerait que pour réussir à peindre la communauté juive orthodoxe sans concession ni caricature, il faille en être issu, en être sorti, et avoir gardé une certaine tendresse pour son ancien monde, sans pour autant faire l’impasse sur ses dérives. Quand ce n’est pas le cas (prenons Kadosh d’Amos Gitaï comme exemple), le résultat est souvent une œuvre externe, clinique, quasi chirurgicale, racontant un Autre qui ne nous ressemble pas. Mais quand c’est le cas (My Father, My Lord de David Volach, Le cœur a ses raisons de Rama Burshtein ou encore Sotah de Naomi Ragen et La fille du Rabbin de Reva Mann, côté romans), le résultat est précis, touchant, empathique et critique tout à la fois.

Le roman d’Anouk Markovits est de ceux-là. Sa plume trempe dans sa vérité intime, dans son passé. Anouk Markovits, dont Je suis interdite est le second roman, a grandi dans l’une des deux familles hassidiques que comptait Strasbourg. Jeune fille, sans rien, elle s’enfuit vers New York pour fuir un mariage arrangé.

Là-bas, elle suivra ses études dans les plus grandes universités de la côte est et couronnera le tout par un doctorat en études romanes. Il y a d’ailleurs beaucoup d’elle-même dans le personnage d’Atara, la « sœur » de Mila, qui, avide de connaissance et de livres, quittera sa famille et le monde Satmar pour vivre une vie indépendante et libre. Choisir, c’est toujours renoncer.

Une saga familiale et religieuse

Je suis interdite nous narre le destin de quatre générations d’une famille Satmar à travers les heures sombres du siècle passé, des Carpates à Williamsburg en passant par Paris : Zalman Stern, personnage fictionnel, est un membre important de la communauté Satmar. Il recueille Josef, enfant juif rescapé d’un pogrom et élevé comme un chrétien par une ancienne servante de la maison, et Mila, elle aussi rescapée d’une fusillade nazie et sauvée par Josef.

Josef est envoyé très jeune étudier dans une yeshiva d’obédience Satmar à Williamsburg (encore aujourd’hui plus grande communauté Satmar du monde, avant Israël), alors que Mila et Atara sont élevées à Paris comme des sœurs, dans la crainte de la contamination par le monde non juif environnant qui hante leur père. Son refus de l’enseignement laïc, sa piété maniaque et parfois violente font grandir la religiosité naïve de Mila à mesure qu’ils instillent le doute et le scepticisme dans le cœur d’Atara. La première épousera par amour celui qui l’avait sauvée enfant, alors que la seconde quittera sa famille et sera considérée comme morte par son père.

Zalman Stern, malgré sa rudesse, impressionne par sa droiture et par la force de ses convictions, qui ont malheureusement anesthésié son empathie. Face à lui, l’autre personnage masculin du roman, Josef, incarne son antithèse : une vie religieuse intègre qui mêle miséricorde et justice, et laisse la place au dilemme intime, à la réflexion, à la déchirure aussi. Car si son mariage avec Mila est heureux, rythmé par les rituels de la pureté familiale (succession régulière d’éloignements et de rapprochements) qui se suivent inexorablement, aucune grossesse ne vient en interrompre le cycle. Ce désir brûlant de maternité les mènera à la brisure. En effet, il n’y a rien de plus déchirant qu’une femme en manque d’enfant, rien de plus triste qu’une mère en puissance dont le ventre reste vide. Mila est inconsolable et même la tendresse de Josef ne l’apaise pas. Désespérée, Mila décide de s’inspirer des héroïnes bibliques subversives pour prendre son destin en main. Malheureusement, il existe un écart incommensurable entre la Bible et la Halakha, la Loi, et Mila devra en subir les conséquences, qui toucheront jusqu’à ses descendants et feront vivre à Josef un lourd dilemme.

La réflexion sur certains problèmes actuels de la loi juive se fait subtile, mais courageuse.

Etre interdit, c’est là le sort terrible des mamzerim, enfants nés d’une relation adultérine. Mais c’est aussi celui des agounot, ces femmes dont le mari a disparu sans preuve de décès ou à qui le mari, par cruauté, refuse d’accorder le guet, libelle de divorce religieux, les condamnant de facto au célibat forcé ou à l’adultère juridique. Avec des conséquences dramatiques sur les éventuels enfants que cette femme aurait avec un autre homme que son mari récalcitrant. Car la mamzerout, se transmet de génération en génération ad vitam aeternam et rend illégal tout mariage avec un membre non mamzer de la communauté juive.

Face à l’inflexibilité de la Loi telle qu’elle s’impose dans leur vie, Atara et Mila se demandent pourquoi il existe en la matière deux poids deux mesures, entre le Rabbi par exemple et elles-mêmes. Lorsque Markovits évoque l’attitude historique du Rabbi Joël Teitelbaum (1887-1979), chef de la communauté Satmar durant la Guerre, elle semble interroger cette inégalité, cette Loi avec laquelle on peut négocier si on est en haut de l’échelle, mais qui est implacable si on est en bas.

Une accusation acide

Les pages consacrées à la présence controversée de Teitelbaum dans le « train de Kastner » ont tout du réquisitoire. Et pour cause : il s’agit du nom du dirigeant du Comité d’aide et de secours durant l’occupation nazie de la Hongrie qui avait négocié avec Eichmann et les SS l’autorisation de faire quitter la Hongrie à 1 684 Juifs. Un procédé travaillé, ayant pour but d’apaiser les inquiétudes des communautés juives, afin qu’elles se laissent déporter plus facilement. Et si l’analyse de l’action de Kastner reste sujette à débat encore aujourd’hui en Israël (héros ou collaborateur ?), la sentence de Markovits est sans appel : le Rabbi de Satmar s’est autorisé un compromis avec les sionistes qu’il exécrait par ailleurs, pour sauver sa vie. Vouloir survivre n’a rien de choquant. Ce qui l’est par contre, c’est cette propagande superstitieuse tout autour. A ce sujet, un rêve est régulièrement évoqué, qui place l’initiative de la présence de Teitelbaum dans le train, non à Teitelbaum lui-même, mais à Kastner : un membre de la famille de ce dernier lui serait apparu en rêve et lui aurait dit « Prends Joël Teitelbaum dans ton train ou l’aventure échouera », insupportable manipulation des ouailles qui croyaient, comme les parents de Mila, que le Rabbi était comme leur père, leur berger et qu’il ne se sauverait pas sans les sauver, eux. Atara fera d’ailleurs tout pour dessiller les yeux de Mila sur ce sujet.

Je suis interdite est un roman sur le statut des femmes dans le judaïsme, sur la liberté et son prix onéreux, sur l’implacabilité de la Loi et la complexité de l’Amour, sur l’individu et le collectif, sur la difficulté d’être un individu dans la communauté mais également sur l’aporie de la solitude. 

 

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