Battre le fer tant qu’il est chaud

Pour J. Kerry, si on ne relance pas le processus de paix immédiatement, cela pourrait avoir des conséquences déplorables.

P10 JFR 370 (photo credit: Jim Young/Reuters)
P10 JFR 370
(photo credit: Jim Young/Reuters)
Aucun diplomate américain n’a travaillé avec autant d’acharnementpour la paix que le secrétaire d’Etat John Kerry. Nous sommes à un tournantdécisif dans l’histoire des relations israélo-palestiniennes, insiste-t-il, etles dirigeants des deux côtés doivent prendre des décisions courageuses, oubien ils auront à en subir les conséquences.
Le choix crucial consiste soit à faire des concessions pour parvenir à la paix,la sécurité et un potentiel succès économique spectaculaire, soit à camper surses positions et condamner les deux peuples à un conflit perpétuel, desdifficultés économiques et, pour Israël, le mépris international et unedélégitimation croissante.
« Si nous ne saisissons pas l’opportunité qui s’offre à nous, nous seronsentraînés dans de nouveaux conflits », a déclaré Kerry lors d’une réunion duForum économique mondial (FEM) sur la côte jordanienne de la mer Morte, finmai. « Nous glissons sur une pente dangereuse… où nous risquons d’êtreassaillis par de violents extrémistes, qui se tiennent à l’affût pour comblerle vide laissé par l’absence de leadership. » 
Maintenant ou jamais 
Il ne s’agitpas seulement d’un choix crucial, mais c’est aussi une question de « maintenantou jamais ». « Ce qui passera dans les prochains jours déterminera ce qui sepassera réellement dans les prochaines décennies. Il ne nous reste plusbeaucoup de temps… et si nous ne réussissons pas maintenant, qui nous ditqu’une autre occasion se présentera ? » a-t-il confié lors du Forum mondial del’American Jewish Committee, une semaine plus tard, début juin.
Selon Kerry, dans un Moyen-Orient en proie à de profonds changements àl’initiative de la nouvelle génération, la paix israélo-palestinienne présenteégalement un intérêt vital pour les Américains. Les jeunes qui ont déclenché lesoulèvement ont besoin de la croissance économique et commerciale pouraméliorer la qualité de vie à laquelle ils aspirent, soutient-il. Sinon, danscette dernière phase de la lutte entre l’occidentalisation et la traditionislamiste, les intégristes vont l’emporter.
Du point de vue de Kerry, une paix israélo-palestinienne, principalement enraison de ses implications politiques, pourrait constituer un tournant en faveurd’une issue modérée. Cela pourrait également contribuer à établir un modèlepour une coopération économique régionale plus large.
Dans ses efforts pour pousser les dirigeants israéliens et palestiniensrécalcitrants dans la bonne direction, Kerry utilise une tactique en deuxvolets. D’un côté, la rhétorique apocalyptique qui s’adresse aux dirigeants età leurs communautés respectives et vise à instiller un sentiment d’urgence. Del’autre, des mesures pour mobiliser les organisations et les groupes qui exercentune influence sur les principaux protagonistes, comme la Ligue arabe, lacommunauté juive américaine, divers acteurs internationaux et les milieuxd’affaires en Israël et dans les territoires palestiniens.
Fin avril, après s’être entretenus avec Kerry à Washington, les ministres desAffaires étrangères de la Ligue arabe avaient revu leur plan de paix de 2002afin d’y inclure les échanges de territoires israélo-palestiniens établis surla base d’un accord mutuel. Début juin, Kerry faisait appel aux juifsaméricains pour exhorter le gouvernement israélien à aller vers la paix. «Faites-le pour vos enfants, faites-le pour vos petits-enfants, faites-le pourles enfants israéliens et pour les enfants palestiniens, faites-le pour Israël! Faites-leur savoir que vous vous tenez derrière les négociations qui mènerontà deux Etats pour deux peuples, qui vivront côte à côte dans la paix et lasécurité, et que vous appartenez au grand parti de la paix », a-t-il imploré.
Briser l’impasse 
Kerry soulève aussi régulièrement la questionisraélopalestinienne avec tous les dirigeants du monde qu’il rencontre, de laChine au Japon en passant par le Brésil et la Nouvelle-Zélande, et affirmequ’ils sont tous prêts à apporter leur aide pour aller dans ce sens.
« Tout le monde est impliqué dans la résolution du conflit et chacun a un rôleà jouer », insiste-t-il. Et quand les milieux d’affaires israéliens etpalestiniens ont lancé leur initiative « Briser l’impasse », fin mai, Kerry,qui n’avait rien à voir avec sa création ni sa mise en place, n’a pas tardé àles accueillir à bord. « Ils représentent un groupe courageux et visionnaire,de citoyens et d’hommes d’affaires, Israéliens et Palestiniens, dotés, jepense, de la rare faculté de pouvoir observer un conflit sans âge et d’y voirde réelles opportunités de progrès », a-t-il déclaré.
De leur côté, les initiateurs de « Briser l’impasse » font écho auxdéclarations de John Kerry. « La résolution du conflit est de loin le facteurle plus important pour créer des emplois et générer croissance et prospéritédans le grand Moyen- Orient », affirment-ils.
« Nous craignons que l’absence d’une solution permanente au conflit finisse parentraîner une catastrophe pour les deux peuples… C’est pourquoi nous appelonsles dirigeants politiques à aller de l’avant avec audace, courage et sens desresponsabilités historiques, afin de fournir la perspective d’ensemblenécessaire pour résoudre toutes les questions sur le statut final, dans lecadre de termes de référence convenus, mettant fin à toutes les revendications,afin d’assurer des relations pacifiques de bon voisinage entre les deux États», ont-ils ajouté dans une résolution commune.
Fin mai, près de 200 hommes d’affaires et autres importants dirigeants de lasociété civile israéliens et palestiniens, représentant environ un tiers du PIBtotal, adhéraient à cette initiative.
Après avoir rendu leur initiative publique lors du Forum économique mondial enJordanie, ils ont annoncé leur intention d’user de leur influence, forts de leurexpérience collective en matière de gestion et d’affaires, pour convaincre lesdirigeants des deux parties d’entamer des négociations sérieuses afin deparvenir à un accord de paix véritable.
L’initiative a vu le jour suite à l’approche par le milliardaire palestinienMunib al-Masri, président de l’importante société palestinienne PADICO, dugourou du high-tech israélien Yossi Vardi, président d’InternationalTechnologies Ventures, lors d’une réunion du Forum économique mondial àIstanbul en juin dernier. Au cours des 12 mois qui suivent, leurs équipes serencontrent secrètement une dizaine de fois, sous les auspices du Foruméconomique mondial, afin de rédiger un plan d’action commune. Ils décidentalors de se limiter au lobbying des politiciens, en mettant en avant lesopportunités commerciales que la paix pourrait ouvrir, par opposition auxmenaces potentiellement dévastatrices pour leurs entreprises que représenteraitla poursuite du conflit.
Mais comment prouver l’efficacité de leur initiative sur le terrain quand, endehors de leur nombre et de leur vision, ils n’ont aucune influence politiqueou économique réelle ? Ils ne vont pas présenter leur propre plan de paix. Iln’y aura pas non plus de projets communs jusqu’à ce que la paix soit complètementétablie. « Nous ne nous engagerons à aucune forme de normalisation tant quedurera l’occupation », a expliqué al-Masri.
Des milliards pour la paix 
Pour créer un meilleur climat de paix et attirer lesPalestiniens à la table des négociations, Kerry est allé plus loin. Il aannoncé un plan distinct de 4 milliards de dollars pour le développementéconomique en Cisjordanie, qu’il a décrit comme « plus grand, plus audacieux etplus ambitieux que tout ce qui a pu être proposé depuis Oslo ». Plutôt qu’uneaide classique de gouvernement à gouvernement, ce plan serait basé sur unnouveau modèle de partenariat associant l’Etat et le secteur privé, à la foispar la mobilisation de capitaux et par l’assistance gouvernementale pourfaciliter d’énormes projets créateurs d’emplois menés par le secteur privé.
Selon Kerry, cela pourrait être un nouveau modèle pour l’ensemble duMoyen-Orient, en raison de la nécessité de créer des millions d’emplois pour lajeune génération fébrile.
Dans le cas palestinien, l’élaboration du plan a été confiée au représentantspécial du Quartet international, Tony Blair.
Pour Kerry, l’objectif est de « développer une économie palestinienne saine etdurable, s’appuyant sur le secteur privé, qui va infléchir la destinée d’unfutur Etat palestinien, mais également ouvrir de nouvelles possibilités pour laJordanie et Israël ».
Pendant près de deux mois, Tony Blair a travaillé avec un groupe d’experts dehaut niveau, comprenant supposément les dirigeants de certaines des plusgrandes sociétés mondiales, des investisseurs de renom et quelques-uns desmeilleurs analystes mondiaux.
Ils se sont penchés sur d’éventuels projets de grande envergure, principalementdans le domaine du tourisme, de la construction, de l’industrie légère, del’énergie, de l’agriculture et des technologies de l’information et de lacommunication.
Pour Kerry, les résultats de leurs travaux préliminaires ont été «sensationnels ». Ils prétendent pouvoir augmenter le PIB palestinien de 50 % entrois ans, réduire le chômage de 21 à 8 %, augmenter le salaire moyen de 40 %,tripler le tourisme, doubler ou tripler la production agricole et créer 100 000emplois nouveaux dans le seul secteur de la construction de maisonsindividuelles.
Mais dans tout cela, y a-t-il quoi que ce soit de concret sur lequel lesPalestiniens puissent s’appuyer ? Ou s’agit-il simplement d’une promesse énormeet en grande partie vaine pour les ramener à la table des négociations ? Ilincombe à Kerry et Blair de faire taire les sceptiques. Mais pour l’instant,ils refusent de divulguer les informations. Ils ne veulent pas dévoiler quisont les experts, ils ne donnent de détails sur aucun des projets enparticulier et ne veulent pas révéler d’où proviennent les 4 milliards dedollars d’investissement dans le secteur privé palestinien.
De l’avis de Kerry, la conclusion d’un accord de paix aurait pour conséquenceune transformation économique très importante des deux côtés. « Avec unevigueur nouvelle, les Etats voisins d’Israël et de la Palestine pourraient effectivementdevenir une plaque tournante pour la technologie, les finances et le tourismeau Moyen-Orient.
Israël, la Palestine et la Jordanie pourraient ainsi se transformer en uncentre financier international, attirant des entreprises qui aujourd’hui nesont pas prêtes à courir le risque », soutient-il.
Don Quichotte ou héros ? 
De nombreux analystes israéliens, cependant, affirmentque l’économie israélienne ne profitera pas beaucoup de la paix avec le mondearabe. L’économie est beaucoup trop avancée, trop high-tech et le contexteéconomique trop différent pour donner matière à des échanges importants.
Ils estiment au contraire que les partenaires naturels d’Israël sont en Europe,en Asie et aux Etats-Unis. Mais cet argument ne tient pas compte des retombéesnégatives que l’absence de paix fait peser sur l’économie : le coût des guerresou intifadas et le coût du retrait d’entreprises ou d’investisseurs,économiquement ou moralement motivés, d’une puissance occupante privée de toutelégitimité.
Sur les implications plus larges de l’absence de paix, Kerry n’y va pas parquatre chemins. « Un grand Israël, qui tenterait d’absorber le peuplepalestinien, ne pourrait survivre que dans un état de division et de discordeinstitutionnalisée, une pâle imitation de la vision démocratique qui a motivéles fondateurs d’Israël », affirme-t-il.
Cette réflexion n’est pas nouvelle. Mais un langage aussi explicite et sanséquivoque venant d’un fonctionnaire américain aussi haut placé l’est.
Kerry a visiblement les intérêts américains et israéliens à coeur et méritetoute notre admiration pour son engagement passionné et courageux pour la causede la paix. Le problème, c’est que sa démarche relève du « tout ou rien ». Laquestion fondamentale est de savoir si ce qui est sur la table est vraiment unepaix qui mettra fin au conflit et aux revendications – étant donné lesdirigeants israéliens et palestiniens actuels et la complexité des problèmesauxquels ils sont confrontés.
En d’autres termes, son hypothèse de base – la paix véritable est possible –tient-elle la route ? Et ses moyens de pression seront-ils efficaces ? Parexemple, compte tenu de la fragmentation actuelle et des bouleversements quiagitent le monde arabe, la Ligue arabe peut-elle apporter une contributionsignificative ? Et est-il réaliste d’attendre de la communauté juive américainequ’elle fasse pression sur le gouvernement israélien pour aller vers la paix ?Kerry réplique que si l’on ne reprend pas le processus de paix maintenant, celapourrait avoir des conséquences historiques dévastatrices pour les deuxpeuples. On retiendrait d’eux « non seulement leurs cultures fières et leurscontributions à l’histoire, ou leur esprit d’entreprise, mais aussi ce qu’ilsn’ont pas réussi à faire – ou pire encore, ce qu’ils ont refusé de faire. » Demême, Kerry pourrait entrer dans l’histoire comme le visionnaire qui, à forcede supplications et de cajoleries, tout en exerçant toutes les pressionspossibles hormis l’imposition de sanctions américaines, a réussi, à la dernièreminute, à sauver la mise et éviter que les deux parties ne sombrent dansl’abîme. A moins qu’il ne laisse derrière lui l’image d’un nouveau chevalier àla triste figure, un Don Quichotte armé de ses chimères livrant, juste avant latempête, un dernier combat pitoyable contre des moulins à vent.