Comment séduire les juifs russes

Eliezer Lesovoy s’est donné pour mission de relever les défis particuliers auxquels sont confrontés les juifs de l’ex-Union soviétique

Eliezer Lesovoy est envoyé par l'Agence juive à travers le monde pour rencontrer les jeunes russophones et leur parler d'Israël (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
Eliezer Lesovoy est envoyé par l'Agence juive à travers le monde pour rencontrer les jeunes russophones et leur parler d'Israël
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM)
Il y a dix ans, à Kiev, Max Lesovoy menait trois vies parallèles. Professeur de philologie allemande et interprète réputé, il fait la navette entre l’université et les réunions d’affaires en costume-cravate. Rock star dans sa deuxième vie, il est chanteur-compositeur d’un groupe de punk rock. Dans sa troisième vie, c’est un étudiant juif actif au sein de la communauté orthodoxe.
Aujourd’hui, il est devenu Eliezer, même s’il reste Max pour ses amis et ses proches. Depuis dix ans, Israël est son domicile. C’est l’un des acteurs les plus brillants dans le domaine de l’éducation juive ici, en russe de surcroît.
Lesovoy a tous les dehors d’un habitant typique des implantations, avec sa kippa crochetée, sa chemise à carreaux et sa barbe taillée. Pourtant, l’histoire de sa vie et son univers intellectuel sont tout sauf ordinaires.
Il voyage énormément et donne de nombreuses conférences, sur des sujets divers, de l’identité juive à la poésie juive allemande du début du siècle. Il écrit toujours des chansons graves et poignantes, où l’humour laisse entrevoir en filigrane l’émotion retenue. Et comme directeur pédagogique du département russe de l’Agence juive, Lesovoy conçoit et contrôle le contenu de toute la programmation russophone de l’agence dans le monde entier.
Il passe ainsi le plus clair de son temps, au travail et en dehors, avec les étudiants russes, en Israël et dans les communautés juives à l’étranger. Beaucoup sont arrivés récemment en Israël ou ont l’intention de venir s’installer ici.
Pour Lesovoy, l’écart entre la Loi du retour et la Halakha, le défi que représente le choix de faire sa vie en Israël et, depuis février 2014, les retombées de l’agression russe en Ukraine sur les communautés juives là-bas, ne sont pas de simples sujets d’actualité. Ces questions délicates ont un impact direct sur ses élèves, ses amis et sa famille en Israël, à Kiev et à Moscou.
Pas vraiment juifs
L’interview se déroule à son domicile de Kfar Eldad, dans le Goush Etzion. Lesovoy confie son point de vue personnel sur l’avenir de la communauté juive russophone. Mais, tout d’abord, que signifiait pour lui être juif durant son enfance à Kiev ?
Pendant très longtemps, pour Lesovoy, « juif » était un gros mot qui déclenchait l’hilarité. Il a commencé à comprendre ce que cela représentait vraiment à l’âge de 12 ans, quand les amis de la famille ont commencé à partir pour Israël.
A peu près à la même époque, sa grand-mère l’emmène à Kamenets-Podolski, dans l’Ouest de l’Ukraine, où toute sa famille et celle de son grand-père ont été tuées par les nazis en 1941. Leur yahrzeit, célébré avec les proches de ceux qui ont péri là, sera son premier souvenir juif. Il vient d’une famille très cultivée et un peu atypique. Pour ceux de sa génération, il est plutôt rare d’avoir des grands-parents juifs des deux côtés.
Son adhésion au sionisme est motivée par la renaissance nationale qui agite l’Ukraine après l’effondrement de l’Union soviétique. « J’avais beaucoup d’amis nationalistes ukrainiens », explique-t-il. « Je sympathisais certes avec eux, mais je sentais que leur combat n’était pas le mien. Je m’identifiais plus avec Israël qu’avec l’Ukraine. Finalement, j’ai décidé que ma place était en Israël. »
En plus de son poste à haute responsabilité à l’Agence juive, Lesovoy est engagé dans un certain nombre de campagnes de sensibilisation au judaïsme, en Israël et dans l’ex-Union soviétique. Pourtant, la grande majorité des jeunes adultes avec lesquels il travaille ne sont pas pratiquants.
Bon nombre d’entre eux bénéficient du droit à l’aliya en vertu de la Loi du retour, mais ne sont pas vraiment juifs. C’est le cas de dizaines de milliers de « juifs » russes, de père juif ou de grands-parents juifs côté paternel, considérés comme juifs dans leurs pays d’origine, qui découvrent, en arrivant en Israël, que leur judaïté n’est pas reconnue par l’Etat hébreu, ni aux yeux du Grand Rabbinat ni au regard du grand public.
Israël n’est pas le paradis
Comment combler le fossé entre la loi du retour et la loi juive ?
« Le fait que beaucoup de gens passent au travers des mailles du filet entre la Loi du retour et la Halakha est un problème réel et un dilemme moral pour les éducateurs israéliens », indique-t-il. « Ma position est considérée comme trop libérale dans la communauté russe pratiquante en Israël, mais je crois fermement à une promotion plus large des conversions. Même quelqu’un qui ne souhaite pas s’engager pleinement à adopter un mode de vie religieux selon la Torah devrait être encouragé à se convertir. »
Pour Lesovoy, il faut distinguer ceux qui acceptent le joug de la responsabilité collective du peuple juif, et ceux qui s’engagent au respect de tous les détails de la loi juive. Les premiers ont plus de poids, affirme-t-il, et cette position, selon lui, est solidement ancrée dans la Halakha.
« Ceux qui vivent en Israël ont fait le choix d’être ici », explique-t-il. « Celui qui ne se sent pas vraiment à sa place est libre de partir pour un autre pays. S’ils restent et s’identifient pleinement avec l’Etat hébreu, leur judaïté ne peut être remise en cause : elle fait partie intégrante de leur identité. »
Encourager l’aliya en Israël relève-t-il de son travail pédagogique ? Qui sont les nouveaux immigrants aujourd’hui ?
« Je suis absolument contre toute propagande. Je ne prêche ni n’essaye jamais de convaincre qui que ce soit de devenir religieux ou de partir pour Israël », soutient-il, en écho au reproche fréquent adressé à l’Agence juive de vendre une image idéalisée de la vie ici aux immigrants potentiels. « Je partage mon point de vue personnel. Pour moi, les juifs n’ont un avenir intéressant, dynamique et constructif qu’en Israël ou en étroite relation avec l’Etat hébreu, mais je ne cherche à attirer personne à bord de l’avion. »
Quand Israël a voulu recruter de nouveaux immigrants, il l’a fait sans discernement, estime-t-il. D’où une partie des difficultés à intégrer cette aliya. « L’Etat d’Israël et les organisations sionistes étaient animés des meilleures intentions, mais ils ont fait feu de tout bois. D’où la perception un peu infantile de beaucoup d’immigrants avant d’arriver ici. Certains voyaient Israël comme un refuge sûr que personne ne pouvait attaquer. D’autres imaginaient le pays comme une version idéalisée de l’Europe, où tout le monde est gentil et aimable, et où il n’y a pas d’antisémites.
« Dans les deux cas, il est difficile d’accepter la réalité, de voir Israël attaqué comme l’été dernier, et de réaliser que le pays tient plus du Moyen-Orient que de l’Europe. Israël n’est pas le paradis. Je comprends ceux qui vivent à Ashkelon et après des mois sous les tirs de roquettes partent pour Toronto ou Moscou. »
Une aliya d’un genre nouveau
Si l’aliya de masse est terminée, un flot continu d’immigrants en provenance des pays russophones ne cesse d’arriver, dont bon nombre de jeunes professionnels. Ils sont très différents des immigrants des années quatre-vingt-dix.
Originaires de grandes villes prospères, ils possèdent un bon niveau d’éducation et ont déjà beaucoup voyagé. De nombreuses options s’offrent à eux dans leur pays d’origine, pourtant ils choisissent souvent Israël par rapport à d’autres pays qui présentent pourtant un meilleur avenir financier.
Lesovoy a vu des centaines de jeunes, parmi ses anciens étudiants, faire leur aliya ces dix dernières années.
Environ la moitié d’entre eux conservent leur emploi à Moscou, Saint-Pétersbourg ou Kiev. Beaucoup ont des revenus supplémentaires provenant de la location de leurs appartements. « Ceux de Kiev ont plus de difficultés car les loyers ont baissé [depuis le début de 2014] à cause de la guerre », explique-t-il. « En fait, ils gagnent tous de l’argent à l’étranger et voyagent beaucoup, mais ont choisi Israël comme endroit pour vivre et élever leurs enfants. »
S’installer en Israël n’est pas la seule option ouverte aux jeunes juifs russes. Certains restent sur place et d’autres vont habiter ailleurs. Le judaïsme russe, en ex-Union soviétique, va probablement finir par se limiter à plusieurs petites communautés orthodoxes, estime Lesovoy, mais le reste du monde exerce un attrait indéniable sur les jeunes professionnels.
« De nombreuses opportunités s’offrent aux personnes talentueuses, et sur tous les continents les portes leurs sont grandes ouvertes. Ainsi on voit des juifs de Moscou qui ont acheté des terres agricoles en Lettonie. Ils élèvent des poulets le jour et font des affaires de plusieurs millions de dollars par courriel la nuit. Personne ne peut forcer tous les juifs à venir en Israël, bloquer la sortie et déclarer « Eh bien voilà, tous les juifs du monde sont ici ». Un tel scénario n’est pas pour demain la veille ! »
Israéliens oui, juifs non
Quand on parle des Russo-Israéliens, on ne pense généralement pas à cette dernière aliya de professionnels.
Ils sont encore en minorité par rapport à près d’un million de juifs russes arrivés en Israël dans les années quatre-vingt-dix. Ceux-ci ont laissé derrière eux un pays qui se prenait pour une superpuissance culturelle, mais en réalité était à des années-lumière du monde libre au niveau de l’accès à l’information et du développement économique.
La société soviétique était aussi farouchement antireligieuse et profondément antisémite. Toute expression d’appartenance religieuse ou d’identité juive était sévèrement et systématiquement punie à partir de 1920. Après des générations d’athéisme et d’assimilation forcés, les immigrants de l’ex-Union soviétique se retrouvaient face à Israël – un petit pays, diversifié et dynamique où communauté et tradition ont une grande importance.
Lesovoy porte un regard plutôt pessimiste sur l’intégration des Russes en Israël : « Bien que chacun possède une histoire différente, la plupart ne s’intègrent pas du tout. Ils n’appartiennent ni au monde juif ni à la société israélienne.
Leurs enfants ont mieux réussi et sont devenus complètement israéliens. Ils effleurent parfois à peine la tradition juive, à travers leur identité israélienne, mais ce n’est pas toujours le cas. Dans l’ensemble, les enfants se sentent très israéliens, mais pas du tout juifs. »
L’élite israélienne a été quelque peu choquée par les nouveaux arrivants, et ne leur a pas fait très bon accueil.
« Les intellectuels israéliens ont un lien étroit avec la Russie, mais pour eux, les « Russes » sont des personnages sortis tout droit des livres de Meir Shalev, Amos Oz et Léa Goldberg.
« Nos frères vont amener dans leurs bagages cette culture qui a bercé notre enfance », croyaient-ils. « En fait, les immigrants étaient brisés par le régime soviétique, qui pendant 70 ans s’était acharné à éliminer toute trace de Tchernikhovsky et de Bialik. D’où la déception des universitaires israéliens en découvrant que ces nouveaux Russes ne ressemblaient en rien à leurs icônes ».
L’avenir des juifs ukrainiens
Si la grande aliya a eu lieu pendant l’effondrement de l’Union soviétique, la vague d’immigration actuelle est stimulée par la révolution de la place Maïdan en Ukraine et le resserrement des libertés en Russie. L’agression russe contre l’Ukraine, depuis fin février, touche directement les communautés juives sur place. Lesovoy compte de nombreux amis, à Kiev, qui ont passé des jours et des nuits à la place Maïdan. D’autres ont dû évacuer leur ville natale occupée par les Russes. « De nombreux juifs ont trouvé la mort pendant cette guerre, surtout côté ukrainien » explique-t-il. « Certains de mes anciens élèves ont été tués au cours des hostilités. Des communautés entières ont dû quitter les villes d’Ukraine orientale aujourd’hui en ruines. La communauté juive de Donetsk, par exemple, est en exil en partie à Kiev, en partie à Dniepropetrovsk.
La communauté se serre les coudes. Ils passent souvent Shabbat ensemble et essaient de rouvrir les jardins d’enfants communautaires. « Ils sont conscients, cependant, qu’ils n’ont nulle chance de retour. Leur ville est bombardée et sous le contrôle de qui ? Dieu seul le sait. »
Que réserve l’avenir à ses amis en Ukraine, et à sa famille qui vit à Kiev ? Pour Lesovoy, les priorités sont claires. « Des milliers de Juifs ukrainiens vont arriver en Israël. Je préférerais que ce soit par choix, et non pas parce qu’ils tentent d’échapper à la guerre. Mais comme de toute façon, les Juifs sont toujours en train de fuir une guerre ou une autre, il est important de leur trouver un moyen de mener ici une vie agréable. » 
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