L’Europe doit se battre

48 heures avant le drame de Charlie Hebdo, Natan Sharansky, directeur de l’Agence juive, confiait ses réflexions sur la situation des juifs en Europe, et l’avenir du vieux continent

Natan Sharansky (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Natan Sharansky
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Deux jours avant l’attentat de Charlie Hebdo, le directeur de l’Agence juive, Natan Sharansky confiait au Jerusalem Post que l’inconfort des juifs de France dans leur propre pays doit être, pour l’Europe, un indice du danger qui la guette. Comment Sharansky savait-il, cinq jours avant l’attentat de l’Hypercacher, que les juifs de France vont mal ? Parce que 7 000 d’entre eux ont fait leur aliya l’année passée, parce que plus de 50 000 se sont renseignés en 2014 sur un éventuel départ et parce que selon ses estimations, des centaines de milliers de juifs français pensent s’installer en Israël dans l’année à venir. Des chiffres qui sont révélateurs, non seulement pour Israël et la communauté juive, mais aussi pour l’Europe.
Le ministre israélien des Affaires étrangères Avigdor Liberman a déclaré en début de semaine que le plus grand défi qu’Israël devra relever en 2015 ne sera ni l’Iran, ni les Palestiniens, ni le Hezbollah, mais l’Europe. Le chef de la diplomatie faisait allusion aux récentes reconnaissances de l’Etat palestinien par des parlements européens. Et Sharansky poursuit sur le même ton ; pour lui, le plus grand défi à relever pour l’Europe en 2015 sera l’Europe elle-même. Pour comprendre la nature de ce challenge, il est important d’analyser ce malaise que les Juifs ressentent.
L’hostilité croissante à l’égard d’Israël, explique-t-il, n’est pas tant un indice de ce qui se passe dans l’Etat hébreu, mais en dit long sur les bouleversements que l’Europe est en train de subir. Et il est temps pour Bruxelles de tirer la sonnette d’alarme. « Si j’étais un homme politique européen, je réfléchirais jour et nuit aux raisons pour lesquelles les juifs ne se sentent plus en sécurité en Europe, à ce que cela signifie pour le vieux continent et à ce qui a changé dans la société européenne. »
Heureux comme un juif en Europe ?
Car c’est bien connu, les juifs sont « le canari de la mine », le thermomètre de la situation, et ce qui arrive aujourd’hui aux juifs arrivera demain au monde. Le sort des juifs et le sort de l’Europe sont liés. « Les Juifs quittent l’Europe. Et l’histoire a prouvé que les juifs sont toujours le signe annonciateur : L’Europe est en train de perdre ses valeurs. Les premiers à souffrir de ce changement sont les juifs, mais à la fin, ce sera l’Europe tout entière. » Si l’Europe refuse de se battre pour défendre le libéralisme auquel elle a elle-même donné naissance, s’assurer que chaque citoyen européen accepte sans réserve les principes des droits de l’homme et de la liberté, si elle n’est pas prête à fermer les mosquées au sein desquelles on prêche la haine, alors l’Europe est condamnée.
Lors d’une récente conversation avec Alain Finkielkraut, Sharansky confie avoir demandé au philosophe s’il y avait un avenir pour les juifs en Europe. « Il m’a répondu que la réelle question était plutôt : y a-t-il un avenir pour l’Europe en Europe, un avenir pour la France en France ? »
Le fait que l’attitude de l’Europe envers Israël se détériore constitue non seulement un problème pour Israël et pour les juifs, mais il est aussi le symptôme du mal qui ronge aujourd’hui l’Europe : la perte de son identité, et la perte du sentiment de l’existence d’une cause qui mérite que l’on se batte pour elle.
« Il est certain que l’inconfort des juifs d’Europe est lié à la croissance de la population musulmane et au sentiment d’insécurité qui en résulte. » Les juifs se sentent étrangers et ont peur, un sentiment qui s’est concrétisé il y a 12 ans, quand le Grand Rabbin de Paris avait conseillé aux jeunes de retirer leur kippa en sortant de l’école. Cela ne fait aucun doute que les juifs d’Europe, et en particulier de France, sentent qu’une grande partie de leurs voisins, que l’on nommera « La maison de l’islam », ne les aiment pas.
Deux ancres salvatrices
Mais cela ne suffit pas à expliquer le sentiment d’inconfort qui les pousse à quitter en masse leur pays. Car, comme le montre l’histoire, les juifs quittent leur lieu de naissance seulement s’ils sentent que les autorités ne sont pas de leur côté. Les juifs de France font exception à cette règle. Ils quittent l’hexagone même si les autorités sont de leur côté. La France a une législation parmi les plus fortes en Europe contre l’antisémitisme, et il y a une excellente coordination entre les autorités françaises et la communauté juive. Alors pourquoi partir ?
Parce qu’en plus de la « Maison de l’islam », les juifs sont confrontés à l’un autre groupe hostile : « La maison de l’Europe chrétienne, nationaliste et conservatrice », représentée en France par Marine le Pen. Même si actuellement le Front national ne s’en prend pas trop aux juifs, ces derniers savent que pour ses partisans, le juif est « l’autre ». « Vous pouvez vivre avec eux, travailler avec eux, mais vous ne serez jamais chez vous chez eux », explique Sharansky.
Les juifs eux, ont trouvé refuge dans l’étreinte du libéralisme, une maison qu’ils ont eux-mêmes aidé à construire. Mais cet abri semble disparaître, au moment où l’Europe libérale tourne le dos à Israël. « Les libéraux en Europe aujourd’hui ont une attitude extrêmement négative à l’égard d’Israël », note le directeur de l’Agence juive. Pour les juifs qui souhaitent s’assimiler, et ne se sentent pas proches d’Israël, ceci ne représente pas un obstacle, mais il en est un pour ceux pour qui Israël est important.
« Deux ancres ont empêché l’assimilation des Juifs d’Europe », explique Sharansky, « la foi et le sionisme, la connexion à Dieu et la connexion à Israël. Si vous avez ces deux ancres, c’est parfait. Si vous n’en avez qu’une, vous pouvez vous en sortir. Mais si vous n’en avez aucune, vous vous assimilerez en une génération. C’est un processus que l’on a déjà vu plusieurs fois. »
Parmi les juifs qui refusent de s’assimiler, le lien à Israël est très important. « Si Israël est important pour vous, que la France libérale est votre “maison”, mais que vous lisez tous les jours des journaux libéraux qui vilipendent Israël, que vos amis vous disent que vous êtes sympathique, mais qu’ils ne peuvent pas supporter l’horrible Etat d’Israël, alors la situation devient compliquée. »
Une épine dans le pied de l’Europe
Mais pourquoi l’Europe est-elle hostile à Israël ? L’Europe libérale, rappelle Sharansky, a donné naissance à l’idée de l’Etat-nation ; nationalisme et libéralisme étaient liés. L’identité nationale était le ciment qui unissait les citoyens les uns aux autres, et chacun d’entre eux avait la garantie de voir ses droits respectés. « De Locke à Montesquieu, et Spinoza avant eux, vous pouvez voir comment l’idée d’Etat-nation est née en Europe, parallèlement à celle de libéralisme. »
Et en une semaine à peine, début novembre 1917, deux événements ont fait basculer l’histoire : la révolution bolchevique et la déclaration Balfour. « Dans un sens, ces deux événements sont à l’opposé l’un de l’autre. La révolution bolchevique voulait éliminer les identités, créer un peuple universel – et ils ont tué des millions de personnes pour atteindre cet idéal », alors que le sionisme était un mouvement nationaliste basé sur l’identité.
Et comme l’histoire est souvent ironique, alors que la Grande-Bretagne et la plupart des pays d’Europe avaient accepté cette idée à l’époque, quand les Etats-nations étaient chose courante et que 20 Etats-nations avaient été créés, la plupart des juifs, orthodoxes ou réformistes, communistes ou bundistes, étaient antisionistes. Un très petit nombre de juifs ont adopté le sionisme.
Et puis il y a eu la Seconde Guerre mondiale, et tout a changé. Les juifs sont devenus sionistes, et l’Europe s’est détachée du nationalisme. Pour Sharansky, « l’Europe fait aujourd’hui le constat de centaines d’années de guerres de religions derrière elle, et de deux guerres horribles au cours desquelles des centaines de millions sont morts à cause de quoi ? A cause de la croyance qu’une religion est mieux qu’une autre. » L’Europe libérale d’après la Seconde Guerre mondiale, poursuit Sharansky, ne veut plus entendre parler d’Etat-nation, son idéal trouve écho dans la chanson de John Lennon : « Imagine un monde sans frontières, sans dieu, un monde dans lequel aucune cause n’exige que l’on meurt pour elle. Les Etats-nations sont une idée pour laquelle les gens meurent et s’entretuent. »
Voilà pourquoi l’Europe n’aime pas Israël, même si elle a accepté sa création au lendemain de la guerre. Car au moment où elle rêve d’un nouveau monde sans frontières, les juifs construisent un Etat-nation, piétinant les droits des Palestiniens. Vu sous cet angle, Israël n’est qu’une épine dans le pied de l’Europe.
Les bonnes et les mauvaises identités
Pour Sharansky, les juifs de France n’ont aujourd’hui plus le choix : ils ne peuvent appartenir ni à cette France libérale qui « hait » Israël, ni à cette France conservatrice pour laquelle les juifs ne font partie de sa culture, ni à la nouvelle Europe islamique, pour des raisons qu’il n’est pas besoin de préciser. Il ne leur reste plus qu’à partir… C’est ce qu’ils sont en train de faire. Après l’attentat du Musée juif en Belgique, le directeur de l’Agence juive se souvient avoir rencontré un groupe de jeunes juifs belges et leur avoir demandé s’il y avait un avenir pour les juifs en Belgique selon eux. Personne ne voulait répondre non, et personne ne pouvait dire oui. Soudain, une jeune fille a pris la parole : « Il y a un avenir pour les juifs en Belgique s’ils parvenaient à convaincre leur entourage qu’ils n’ont rien à voir avec Israël. »
Le comble de l’ironie, c’est qu’alors que l’Europe libérale rejette le nationalisme juif et le sionisme, elle défend de tout cœur le nationalisme palestinien. Car dans l’Europe postmoderne, explique Sharansky, l’identité nationale est à bannir, « à une exception près : celle des peuples qui souffrent de colonialisme. Leur identité les aide à se battre et à rattraper le monde libre. » Il y a donc les bonnes et les mauvaises identités. « Toutes les identités qui créaient du colonialisme sont mauvaises. »
L’Europe postmoderne et post-nationale a un autre postulat : les identités sont relatives, il n’y a pas de valeur absolue, les cultures qui ne respectent pas les droits de l’homme ont le même droit à l’existence que celle qui le font. « Qui sommes-nous pour imposer nos valeurs à ces peuples ? », parodie Sharansky, « nous devons les accueillir, parce que nous avons pêché contre eux. » Et voilà pourquoi les musulmans d’Europe refusent de s’intégrer.
Se battre pour la liberté
En pratique, vivre le rêve de Lennon signifie que des centaines de millions de personnes profitent de leur liberté, mais ne croient pas ni en l’identité, ni au nationalisme et à la religion, ou encore à l’idée qu’il y a des valeurs pour lesquelles il est important de se battre. Mais au même moment en Europe, une part de moins en moins insignifiante de la population vit sans liberté, dans le non-respect des droits de l’homme, cultive une forte identité et entend se battre pour la défendre. Dans ce combat, ceux qui ne veulent pas se battre pour leur identité sont condamnés.
N’est-ce pas exagéré de dire que l’Europe pense qu’aucune valeur ne mérite de se battre pour elle ? Ne pense-t-il pas qu’à un moment, les gens vont se battre pour défendre leur mode de vie ? Sharansky est optimiste, tant pour l’avenir des juifs que pour celui de la liberté. « Je pense qu’à la fin les gens se battront pour leur liberté, la question est : jusqu’à quel point seront-ils prêts à se retrancher avant de se réveiller. Le plus tôt l’Europe libérale entamera ce combat, meilleures seront ses chances de protéger ses valeurs libérales. […] Parce que si l’Europe libérale n’est pas prête à se battre, l’Europe non libérale, elle, a déjà entamé les hostilités. Si la France libérale continue d’ignorer la menace et n’est pas prête à défendre ses valeurs, alors c’est la France ultranationaliste, celle des religieux conservateurs qui le fera. »
Tôt ou tard, l’Europe libérale devra se battre de toutes ses forces pour sauver ses valeurs. Quand elle s’engagera dans cette voie et retissera le lien entre son identité et sa liberté, et verra enfin Israël comme un allié. Comme l’a dit le Premier ministre Benjamin Netanyahou après l’attentat de Charlie Hebdo, « Israël est attaqué par les mêmes forces qui attaquent l’Europe. Israël est du côté de l’Europe. L’Europe devrait elle aussi se ranger du côté d’Israël. » Quand elle le fera, dit Sharansky, l’Europe redeviendra elle-même.
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