La médaille de Dan

Un ancien combattant Américain de la Seconde Guerre mondiale fait chevalier de la Légion d’honneur par la France à Jaffa : une première.

P17 JFR 150 (photo credit: Yohav OREMIATZKI)
P17 JFR 150
(photo credit: Yohav OREMIATZKI)

« Sur la péniche du débarquement, à l’approchede la Normandie, une mouette a fait ses besoins sur ma tête ; “un signe dechance, tu survivras à la guerre”, me dit un marin. Sa prédiction futparfaitement vraie, comment j’ai survécu est un grand mystère. » Ces lignes,extraites d’un poème intitulé War is Hell (La guerre, c’est l’enfer) écrit parDaniel Nadel en 2012, montrent sur un mode léger que l’ancien lieutenant estpassé entre les balles sur le front européen pendant 3 ans et 9 mois, à défautde passer entre les gouttes.
Nadel voit le jour le 2 mai 1920 à Cypress Hills, au nord-est de Brooklyn dansune famille de tailleurs juifs. Son père est Russe, sa mère Ukrainienne.Christophe Bigot, ambassadeur de France en Israël plante le décor : « C’estl’histoire d’un jeune homme diplômé d’agriculture, horticulture et sciencesagronomiques qui décide d’abandonner son expertise pour s’engager très tôt dansla guerre que mène l’Amérique aux côtés des Alliés ».
La carrière agricole de Nadel est en effet interrompue le jour de l’attaquesurprise de Pearl Harbour, le 7 décembre 1941. Le new-yorkais s’enrôle dans l’US Army le 9 mars 1942. Alors qu’il rêvait de lacavalerie, il finira par construire 25 ponts en Europe et intégrer le pelotonde la 3e armée du général Patton, du 9 juillet 1944 au 9 mai 1945, lendemain dela capitulation nazie. Entre-temps, il aura notamment participé au Jour J(débarquement de Normandie), à la libération d’Angers, de Chartres et Metz, àla bataille des Ardennes… Aura parcouru pas loin de 2 500 kilomètres pour finirson périple infernal en Tchécoslovaquie.
Un Américain à Tel-Aviv 
« C’est une grande première que de décorer un Américainici. Nous le faisons au titre de sa participation à la libération du solfrançais », précise Christophe Bigot. « Lui, qui vit en Israël avec sa trèsnombreuse famille, a souhaité que cet événement puisse se faire ici. Jaffaétant comme un petit morceau de terre de France en Israël ». Pour l’occasion,la résidence de France a ouvert les portes de son jardin aux proches de DanNadel, et à quelques personnalités comme Jacques Perlman, président de l’associationdes Anciens Combattants.
A 18 heures, il fait encore chaud dans la moiteur de Tel-Aviv. Dan Nadel ne semble pas en souffrir le moins du monde. En dépit des deux cannes dont il a besoin pour marcher, le nonagénaire neparaît pas son âge. Sur sa chemisette militaire bleu clair : une douzaine dedécorations, et de chaque côté du col brillent en lettres d’or les initialesU.S. Sur son béret noir à bordure jaune : les pins de toutes les unitésauxquelles il a appartenu. Sa femme Shirley est une petite « yiddish mama »bienveillante qui le suit des yeux, derrière ses lunettes rondes.
Le premier mot de Dan Nadel est pour ses compagnons d’infortune, tombés auchamp d’honneur. Le 6 juin 1944, à Omaha Beach, celui qu’on appelle alors «lieutenant blast » tant sa voix tonne, dirige un peloton de 55 hommes ; 12survivront. « Après autant d’années, être reconnu et décoré pour le travailaccompli et le sacrifice que mes hommes ont fait, est un grand honneur.Récemment, c’était le Memorial Day aux Etats-Unis, et je pensais à eux ».
Après un silence chargé d’émotion, le regard toujours aussi présent, maistroublé, il reprend. « On a eu tant de pertes, c’était affreux. J’ai dûremplacer mes hommes deux fois. Et je suis sérieux quand je dis qu’ilm’arrivait d’espérer que la prochaine balle serait pour moi, parce que c’étaitl’enfer… Nous étions constamment en première ligne. Même devant l’infanterie.C’est le courage de mes hommes qui a rendu cela possible ».
Après la libération française, au Luxembourg, « le général Patton avait insistépour construire un pont au-dessus de la Sauer, contre nos recommandations. Lepont était à moitié construit quand les Allemands ont fait feu. J’ai perdu lamoitié de mon peloton. Le pont a été détruit. Mais ma vie a été épargnée parles deux commandants d’infanterie, avec qui je coordonnais la mission. J’aisurvécu parce qu’ils m’avaient couvert ».
Le monde n’apprend jamais de l’Histoire 
Il y a chez l’homme un mélange depessimisme (ou lucidité ?) et d’optimisme. Un sentiment partagé de culpabilitéet de gratitude. « Pendant la guerre, nous ne savions rien du génocide »,assure Nadel. L’armée n’avait pas voulu nous démoraliser. Nous avons découvertles atrocités impossibles à intérioriser en libérant les camps de concentrationen Tchécoslovaquie ».
« Et ca peut encore arriver. Le problème est que le monde n’apprend jamais del’Histoire ; l’Histoire se répète. Je ne vois pas un monde sans guerre ».
Pour Nadel, la guerre fait partie de la nature humaine. « Tout ce que je peuxdire, c’est que les gens doivent se préparer à la possibilité d’une nouvelleguerre mondiale ».
Une vision de Cassandre ? Peut-être. Mais la vision d’un homme qui a vécu lepire. Et qui vit en Israël depuis 37 ans. « Mon fils a fait la guerre du Liban. Mon petit-fils est premier lieutenantcomme moi, et vient de finir l’armée », annonce fièrement Nadel. « La seulepossibilité pour nous de survivre est d’être forts et de le rester ».
Pourtant, à la fin des années 1940, l’ex-soldat de Patton n’envisage pas encorede s’installer en Israël. Quand le 11 décembre 1945 sonne la fin de sa mission,en rentrant aux Etats-Unis, il n’a qu’une idée en tête : « recommencer à fairede bonnes choses en développant de nouvelles variétés de légumes ». « Il a ensuite percé dans la modification génétique des légumes, en inventantle poivron Maccabi », raconte sa petite-fille Heli.
« J’ai définitivementquitté l’armée en 1950. Je voulais oublier la guerre. J’ai dit : “Chérie, si on va en Israël, on va meremettre un pistolet dans la main” ». Ce n’était que partie remise pour Shirley, qui se rêvait en pionnière. « En1968, on était au Texas. Shirley me dit : “On part en Israël”. Je réponds : “Oùvas-tu trouver l’argent ?” ». La réponse est digne des grands-mères juives. « Elle avait économisé et déjàacheté les billets », éclate de rire Dan « blast » Nadel.
How I met your (grand) mother 
« On a grandi avec l’histoire de leur rencontre», raconte Heli. « Avant d’aller en Europe, mon grand-père a été envoyé dans leMaine, à Popham Beach. Les soldats espionnaient un sous-marin allemand quis’approchait de la côte. Ils l’ont coulé à coups de canon. Les toits etfenêtres du village avaient été soufflés par la détonation. Le soir, le commandantde mon grand-père l’envoie au village pour mesurer l’étendue des dégâts. Ilentre alors dans la maison du père de ma grand-mère à qui il propose de l’aidedans les champs. 
Un jour, ma grand-mère – qui devait avoir 14 ou 15 ans – l’entend jouer deschants de Noël dans la bibliothèque, alors qu’il est le seul juif de sonpeloton. Elle ne pouvait entrer parce que son père lui avait interdit de parleraux soldats. Mon grand-père l’aide à attraper un livre. Il lui demande qui elle est, et comprend alors qu’elle n’est autre que la fille de l’homme qu’il aidait. Il luipropose d’aller manger une glace. Elle accepte. Mais comme il n’a pas d’argent, c’est elle qui paye, en vraieféministe. » 
Cette histoire aurait aussi bien pu être écrite par Paul Auster. Elle fait écho à d’autres parenthèses enchantées, comme celles d’une permissionà Paris, où Dan et son ami Jacques, un peintre de Montmartre que son pelotonavait libéré d’une prison en prenant Angers aux nazis, ont fait la tournée desgrands-ducs. « Quelques années plus tard, nous sommes retournés à Paris avec mafemme, mais personne n’avait entendu parler de lui, même dans l’immeuble où ilavait vécu pendant la guerre ». L’époque n’était pas celle d’un monde connectépar les réseaux sociaux, mais par des expériences parfois brèves, qui vousliaient pour toujours, quelles que soient vos chances de vous retrouver.
Au terme d’une cérémonie de 2 heures, le soleil se couche sur Jaffa. La familleNadel s’apprête à rentrer à Jérusalem. Dans le minicar qui la ramène, Dan taquine le passé : « Vous savezquoi ? Je vous invite tous à prendre une glace. Et c’est moi qui paye ! ».