Le Juif du verbe

Dans Juifs par les mots, l’écrivain Amos Oz et sa fille Fania, proposent une exploration du contenu verbal transmis par les Juifs.

Couverture du livre (photo credit: AMAZON)
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(photo credit: AMAZON)
Dieu n’existe pas, vive Dieu.
Dans cet ouvrage, les auteurs interpellent la judéité pour voir ce qu’elle a à offrir, quand affranchie de la judaïté elle se cherche ailleurs, pour se livrer hors des chemins rebattus de la croyance, qui limitent forcément la quête.
Pour les Oz père et fille, qui se définissent comme Israéliens et juifs séculiers, Dieu n’existe pas. Que les Juifs aient choisi Dieu et reçu sa loi, ou inventé Dieu puis légiféré. Encore qu’à l’énonciation sèche et impitoyable du « Dieu est mort » de Nietzsche, ils préfèrent la formulation plus poétique d’Amichaï : « Et que devient Dieu ? Dieu demeure / Tel le parfum d’une belle femme qui jadis / Passa près d’eux et dont ils ne virent pas le visage / Mais son parfum s’attarde, toutes sortes de parfums / Créateur de toutes sortes de parfums. »
Même si les Oz n’y croient pas vraiment, Dieu peut bien être un effluve, pour peu que la beauté de la phrase en dépende. Par ailleurs, ils admettent volontiers être capables de croire pieusement le temps du seul plaisir d’en sourire ; que sans Dieu il n’y aurait pas de petits-enfants et que sans petits-enfants, Dieu aurait disparu… Et pour répondre à ceux qui, à n’en pas douter, ne manqueront pas de faire remarquer qu’il y a tout de même beaucoup de Dieu dans un opus provenant d’auteurs qui prétendent pourtant s’en passer tout à fait, Amos Oz et sa fille s’en tirent par une savoureuse pirouette : « Notre récit ne traite pas du rôle de Dieu, mais de celui des mots. Dieu est de ceux-là. »
C’est avec les mots donc, et particulièrement celui de « Dieu », qui n’est qu’un mot mais non des moindres parmi l’abondance des autres, que les Oz questionnent la filiation juive dans cet essai. Pour eux, la lignée ne se définit pas par le sang : « Nous ne nous intéressons ni aux pierres, ni aux clans, ni aux chromosomes. »
Sans foi ni loi ce tandem ? Peut-être bien, puisqu’ils ne prétendent en aucune manière « utiliser les textes sacrés pour établir le droit des Juifs à revendiquer dans toute son extension le territoire de l’empire légendaire de Salomon et toutes les pierres qu’il renferme ». On ne sera donc pas étonné d’entendre leur singulière profession de foi : « Nous n’avons que faire, à des fins idéologiques, d’une Jérusalem biblique, cité merveilleuse peuplée de nobles édifices. »
Un engendrement textuel
Ce qui n’empêche pas nos deux auteurs d’être de ces hébreux qui littéralement « regardent en avant vers le passé », scrutant leur tradition et reconnaissant aux Juifs le mérite de progresser dans l’histoire avec un œil rivé par-dessus leur épaule. Parce que le Juif n’en a jamais fini avec lui-même. Et que même sans Dieu et sans Jérusalem, père et fille n’en sont pas moins juifs. La filiation est donc à chercher ailleurs et c’est tant mieux, l’héritage identitaire juif étant friand d’élucubrations curieuses.
Cette filiation, c’est donc dans les mots qu’ils proposent de la trouver. Selon eux, la lignée repose sur les mots, écrits et prononcés, « un lacis en perpétuelle expansion d’interprétations, de débats et de désaccords ». C’est pourquoi seuls les mots leur inspirent une exclusive dévotion. Ce qui leur permet, de leur propre aveu, de goûter au privilège de pouvoir remplacer la foi par l’émerveillement.
Ils puisent donc, et s’abreuvent, au passé textuel du peuple juif. C’est grâce à la propension parentale à passer le flambeau intellectuel que se noue le lien puissant du Juif avec sa propre histoire, et c’est en cela que les Oz se sentent juifs, la procréation intellectuelle n’étant pas la moindre des progénitures ni le plus négligeable des engendrements. Là se révèle le Graal de leur identité qui signe leur appartenance : « Notre héritage consiste en quelques modestes jalons géographiques et en une grande bibliothèque. » Ils ne sont pas prolixes sur ces « jalons géographiques », mais se montrent en revanche intarissables sur la « grande bibliothèque ».
Le père et la fille présentent leur vision personnelle d’une dimension centrale de l’histoire juive, les rapports des Juifs avec les mots, avec un postulat : « La généalogie nationale et culturelle des Juifs a de tout temps reposé sur la transmission intergénérationnelle d’un contenu verbal. » Avec en prime, et c’est en cela que réside l’originale richesse de cette transmission, l’irrévérence comme carburant. Si le judaïsme est une civilisation, la révolte et l’apostasie en font également partie. L’irrévérence juive serait engendrée par l’argumentation et l’humour. Et c’est justement à ce mélange, relevé de respect et d’irrévérence, que l’on doit la saveur des écrits juifs.
Respectueusement irrévérencieux
Cet essai lui-même est avant tout une irrévérence revendiquée. Et c’est le courage et l’audace de l’irrévérence qui lui donne sa légitimité et sa respectabilité. Et son caractère jubilatoire. Dieu lui-même, peut être chahuté et réfuté par ses plus fervents disciples. Par conséquent, « rien n’est trop sacré pour ne pas mériter une bonne vanne de temps en temps ». Et pour ces athées assumés, les maîtres de la tradition ont tracé un sillon fécond dans lequel ils trouveront volontiers leur ferment. C’est Caïn, dès la Genèse, qui a ouvert la voie : tandis qu’il s’adresse à Dieu lui-même, n’est-il pas en effet « le premier homme à avoir jamais répondu à une question par une autre question », avec une irrévérence éhontée : « Suis-je le gardien de mon frère ? »
Cette étude s’attache à mettre en évidence que « dans la tradition juive, tout lecteur est un re-lecteur d’épreuves, tout étudiant un critique, et que tout écrivain y compris l’Auteur de l’univers, supplie qu’on l’assaille de questions. » Alors à la sempiternelle interrogation : « Qui est juif ? », les Oz répondent : « Toute personne aux prises avec la question « Qui est juif ? », tout humain assez cinglé pour se qualifier de Juif est juif. » Et si c’est encore trop demander, en bref, pour être juif, il suffirait d’être lecteur. En nous mettant au défi d’essayer de « remplacer le mot juif dans ce livre par celui de lecteur », ils nous garantissent la surprise au détour de l’exercice.
Après tout, pourquoi pas ? Toutes les particularités juives « participent à la mêlée générale, accessibles à tous les esprits assez fous pour les revendiquer ». Ils n’en sont pas moins convaincus qu’il existe bien une nation juive et adoptent volontiers la métaphore du poète israélien Yehouda Amichaï de « peuple géologique, avec des failles, des effondrements, des couches sédimentaires et de la lave incandescente ».
Cet essai montre une érudition mordante à l’humour corrosif et jubilatoire, et s’il participe de l’effondrement des croyances, ce n’est que pour faire jaillir la lave incandescente du verbe avec une irrévérence dans la révérence respectueusement cultivée, qui « sans affaiblir d’un iota l’identité juive », a, du propre aveu de ses auteurs, le mérite de « garder les athées (qu’ils sont) au bercail ».
Juifs par les mots, Amos Oz, Fania Oz-Salzberger, éditions Gallimard
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