L’esprit du théâtre

L’excellente troupe du Gesher joue le Dibbouk depuis le 13 janvier. Et donne une nouvelle dimension à ce chef-d’œuvre du théâtre juif

P202122 JFR 370 (photo credit: DANIEL KAMINISKI)
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(photo credit: DANIEL KAMINISKI)

Quand nous rencontrons Yevgeni Arye, il ne reste que 14 jours avant la première du Dibbouk. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le directeur artistique du théâtre Gesher semble agité. Voilà 2 jours que l’on répète sur la grande scène ; jusque-là, on se contentait d’un hangar à proximité, et Israël Sasha Damidov, l’acteur principal, ne connaît pas encore tout son texte. Pour ne rien arranger, les techniciens des lumières ne sont pas synchro, la musique trop forte noie certaines répliques et l’un des rideaux ne descend pas assez vite. Et ça, c’est juste pour la première scène…

Arye fume cigarette sur cigarette, jure en russe (quelque chose au sujet de la mère de quelqu’un…) et hurle « Stop ! Stop ! » dans un micro chaque fois que ça ne lui plaît pas, c’est-à-dire à peu près toutes les deux minutes. Soudain, il jette son paquet de cigarettes sur la table et se rue sur scène pour montrer ce qu’il veut exactement. Il parle en russe et quelqu’un traduit pour les acteurs nés en Israël. Pour Arye, formé à l’ambitieuse et rigoureuse tradition du théâtre russe, chaque instant passé sur scène doit avoir un sens pour l’acteur. Ce metteur en scène maintes fois récompensé peut passer des heures sur un simple geste ou une réplique. Les répétitions, pleines de bruit et de fureur, se prolongent souvent jusqu’au petit matin.
Arye a mis en scène plus de 60 pièces au théâtre Gesher, mais là, le défi est de taille : il s’agit de la pièce phare de l’histoire du théâtre yiddish et israélien. Personne n’a encore vu le Dibbouk d’Arye, mais déjà les invitations pleuvent des quatre coins du monde. On a l’impression d’assister à un moment historique et, d’ailleurs, il y a une équipe de tournage qui ne quitte pas Arye d’une semelle.

Recréer le mythe

Le Dibbouk, c’est l’histoire de Léa, une jeune fille que l’âme de son bien-aimé défunt vient posséder à la veille de son mariage avec un autre. La pièce, écrite en 1914 par Shalom Ansky, est au théâtre yiddish ce que le Roi Lear est au répertoire britannique. La première fois qu’elle a été montée en hébreu par le théâtre Habima, à Moscou, c’était un autre Yevgeny qui la mettait en scène : Yevgeny Vakhtangov, élève du grand Stanislavski et légende du théâtre russe. Entre les deux Yevgeny, près d’un siècle s’est écoulé et 50 adaptations du Dibbouk ont vu le jour, au théâtre, mais aussi au cinéma, en opéra, en danse (par le grand Bolchoï), et même en marionnettes. « Il y a un tel mythe autour de cette pièce que je me sens investi d’une immense responsabilité », affirme Arye, épuisé par la répétition qui vient d’avoir lieu. « Il faut que j’oublie que ce n’est pas une pièce comme les autres, que je me débarrasse de l’idée du mythe, sinon, je suis paralysé ! »

Beaucoup considèrent Arye comme un génie du théâtre. De fait, cet homme a déjà reçu tous les prix de l’Académie israélienne de théâtre et a été honoré de plusieurs doctorats de l’Université hébraïque, l’université Bar-Ilan et l’institut Weizmann. Il porte des lunettes, la barbe et les cheveux longs, travaille en jeans, tee-shirt noir à manches longues et grosse écharpe pour ne pas attraper froid dans ce théâtre non chauffé.
Arye ne joue pas la sécurité. Il aurait pu se contenter de reprendre le texte classique écrit par Ansky, mais non : il se risque dans une pièce totalement nouvelle, inspirée par Ansky, mais écrite par Roï Chen, le dramaturge du théâtre Gesher.
Chen a passé trois mois sur le projet : il s’est plongé dans des recherches intensives sur l’histoire du Dibbouk, s’est entretenu avec des kabbalistes à Jérusalem et a rencontré un psychologue qui l’a aidé à comprendre le dibbouk de Léa à la lumière des connaissances de notre époque. (Le psychologue a diagnostiqué chez Léa un trouble dissociatif de l’identité.)
Dans les deux versions, l’histoire est la même, mais les dialogues sont tous nouveaux, à l’exception de quelques répliques célèbres que l’on a conservées. Dans la pièce d’Ansky, le dibbouk apparaît dans la première et la dernière scène ; dans celle de Chen, Hanan est présent sur scène tout au long de la pièce, et Léa déclame de nouveaux monologues qui révèlent son monde intérieur. Les protagonistes sont plus âgés et Léa subit une pression sociale, qui veut absolument qu’elle se marie.
« Le deuxième nom de la pièce est Entre deux mondes », explique Arye, « et c’est très important pour nous. Notre objectif a été de briser la barrière entre le monde des vivants et celui des morts. »

« Une âme juive toute simple »

La pièce se déroule toujours vers la fin du XIXe siècle, dans un shtetl d’Europe de l’Est. « Les auteurs entretiennent un grand dialogue qui traverse le temps », affirme Chen. « C’est notre façon de nous parler d’une époque à l’autre. Quelle meilleure façon pour moi de communiquer avec Ansky, qui est mort depuis 94 ans ? »

En 1914, Ansky a d’abord écrit sa pièce en russe. Pour cela, il avait mené plusieurs années durant des recherches ethnographiques sur le folklore, les chansons et les contes yiddish dans les shtetl de Russie et d’Ukraine. Il s’est éteint avant que sa pièce ait été jouée ; six années durant, alors que la guerre, puis la révolution russe faisaient rage, il a tout essayé pour qu’elle soit montée, mais c’est seulement sa mort brutale, le 8 novembre 1920 à l’âge de 57 ans, qui a poussé le directeur d’une troupe polonaise de Vilna à la monter et à la présenter à la fin de la période de 30 jours de deuil traditionnelle. Ainsi fut-elle jouée le 9 décembre 1920 au théâtre Elyseum de Varsovie. Deux ans plus tard, la troupe du théâtre Habima la présentait à Moscou dans sa version hébraïque (que l’on doit à Chaïm Nachman Bialik). On connaît la suite…
Quand la troupe Habima émigre en Israël et fonde ce qui deviendra le Théâtre national d’Israël, Le Dibbouk, sa pièce culte, sera joué durant 40 ans.
« Cette pièce-là est la base du théâtre israélien », explique Chen. « D’un côté, c’est un conte authentique du folklore yiddish, de l’autre, elle possède un noyau psychologique. Nous avons en fait deux intrigues : l’histoire d’amour entre Hanan, le naïf kabbaliste qui revient de l’au-delà pour retrouver sa bien-aimée Léa, et l’histoire d’une femme qui vit dans une société qui ne l’écoute pas, sauf quand elle se met à parler comme un homme. »
« Les kabbalistes que j’ai rencontrés m’ont révélé des choses qui m’ont soufflé : ils m’ont dit qu’aujourd’hui, en Israël, on pratiquait encore l’exorcisme », confie-t-il.
Dans la tradition juive, un dibbouk est un esprit humain désincarné qui, en raison de péchés qu’il a commis ou que d’autres ont commis contre lui, erre sans repos jusqu’au moment où il trouve un abri dans le corps d’une personne vivante. Alors que dans les autres traditions, comme le christianisme, cet esprit est généralement mauvais, voire satanique, dans la tradition yiddish, le dibbouk est une âme juive toute simple, connue des personnes à qui elle se manifeste.
Le rôle de Hanan, un étudiant de yeshiva passionné de kabbale, est cher au cœur de Damidov. Depuis 22 ans, ce premier rôle du théâtre Gesher étudie la kabbale avec le rabbin Michael Laitman, fondateur de l’institut Bnei Baruch Kabbalah Education and Research Institute. Trois ou quatre fois par semaine, après ses représentations, Damidov se démaquille, troque son costume de scène contre des vêtements de ville et s’en va étudier à Bnei Brak. Une chose que son personnage, Hanan, apprécierait sans doute…

L’une des six meilleures troupes au monde

Avec Efrat Ben-Tzur, qui tient le rôle de Léa, Damidov incarne les changements qui ont marqué le théâtre Gesher depuis l’aliya, en 1991, des comédiens de la troupe, tous nés en Union soviétique. Damidov travaillait au célèbre théâtre Mayakovsky de Moscou, sous la direction d’Arye, lorsqu’il a appris que son metteur en scène envisageait de partir en Israël avec le rêve fou de fonder un théâtre là-bas. Il s’est joint à l’aventure.

Le théâtre Gesher a donc fait ses débuts en Israël en 1991, quelques mois après la guerre du Golfe, et les conditions n’auraient pas pu être moins prometteuses. Installés dans une cave empruntée au théâtre Habima, les nouveaux immigrants ont d’abord joué en russe une pièce anglaise qui parlait du Danemark devant un public hébraïsant. Autant dire que le succès était loin d’être assuré…
La première de Rosencrantz et Guildenstern sont morts, de Tom Stoppard, a pourtant eu droit à une « standing ovation ». Dès lors, tous les espoirs étaient permis, même si personne n’imaginait que la nouvelle troupe en langue russe survivrait au-delà de ses premières créations. De fait, au bout d’un an, les comédiens ont compris qu’ils ne pourraient jouer éternellement en russe et ils se sont mis à l’hébreu : ainsi sont-ils passés à l’hébreu et ont-ils joué pendant un temps sans comprendre un traître mot de ce qu’ils disaient.
Aujourd’hui, le théâtre Gesher compte parmi les meilleurs d’Israël, il éblouit tous les amoureux du théâtre en Israël et le Times de Londres le place parmi les six meilleures troupes du monde. Son répertoire s’étend de Tchekhov à Shakespeare, en passant par Euripide et des auteurs israéliens très respectés comme Joshua Sobol, Yoram Kaniuk ou David Grossman. La troupe a joué dans les salles prestigieuses du monde entier, y compris au Lincoln Center de New York, au Kennedy Center de Washington et au Barbican de Londres.
Depuis son arrivée sur la scène israélienne, il y a 22 ans, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts (en hébreu, Gesher veut dire pont). Les acteurs les plus âgés ont pris leur retraite ou se sont éteints, et des enfants nés entre-temps ont rejoint la grande famille sur les planches. Henry David, qui joue dans Le Dibbouk, est le fils de deux célèbres comédiens de Moscou qui figuraient parmi les fondateurs du théâtre Gesher. Dans la pièce, sa mère, Lillian Ruth, est le fantôme de Bella, la tante de Léa. Et puis, il y a la relève, de jeunes acteurs israéliens qui font que désormais, la moitié de la compagnie est née en Israël.

« Le dibbouk, c’était avant Freud et la psycholgie »

Efrat Ben-Tzur est 100 % sabra. Elle est née et a grandi au kibboutz, a fait son service militaire et est entrée au théâtre Gesher en 1995. Etre Léa, endosser le rôle légendaire de Hanna Rovina, qui le jouait au Habima, n’est pas une mince affaire pour elle. D’autant qu’elle doit aussi interpréter le rôle du dibbouk qui la possède. Et alors que la première approche à grands pas, elle se pose encore des centaines de questions…

« Je crois que j’ai encore besoin de comprendre ce que représente le dibbouk dans notre pièce et de savoir de quelle façon nous devons le faire s’exprimer. Il nous reste à peine une semaine et demie de répétitions et j’ai l’impression que nous sommes toujours dans le processus d’élaboration ! », dit-elle. « Il est clair que le dibbouk vient du folklore. Autrefois, dans beaucoup de régions du monde, quand une personne se comportait de façon anormale, on pensait qu’elle était possédée par un dibbouk. C’était avant Freud et la psychologie. Mais aujourd’hui, nous savons que les démons et les dibbouks n’existent pas et qu’en réalité, ce sont des problèmes psychologiques. Dans notre pièce, Léa n’est pas une jeune fille de 17 ans qui est tombée amoureuse. C’est quelqu’un que l’on a essayé de marier plusieurs fois, une femme d’un certain âge qui a enterré tous ses désirs et qui s’est desséchée. La veille du jour où elle va enfin se marier, elle se voit submergée par tous ces sentiments qu’elle avait enfouis. Sa maladie est en fait la passion. »
Comme dans tous les bons romans russes, les passions abondent au théâtre Gesher : passion pour le théâtre, passion pour l’excellence… Et le 13 janvier, il est sûr que, lorsque les lumières se sont éteintes et que le Dibbouk a fait son apparition sur scène, Damidov connaissait son texte, les techniciens des lumières n’ont pas manqué un seul signal et tous les rideaux se sont levés exactement comme il fallait… 
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