Un espion se dévoile

Meir Dagan, ancien directeur du Mossad, livre ses réflexions sur la question iranienne

Meir Dagan (photo credit: Marc Israel Sellem)
Meir Dagan
(photo credit: Marc Israel Sellem)
Sur la table basse, un échiquier. Les pions sont d’un style persan, teintés de bleu et de blanc. Une métaphore ? Meir Dagan a passé la dernière décennie à déjouer le programme d’enrichissement nucléaire iranien. Selon les médias, l’homme serait responsable d’opérations de couverture, de virus informatiques, d’éliminations et de mystérieuses explosions.
L’ancien numéro 1 du Mossad reçoit dans un modeste appartement du nord de Tel-Aviv, dans une de ces grandes tours qui poussent comme des champignons sur la ville. Ehoud Barak vivait jusqu’il y a peu non loin de là dans une demeure fastueuse qui fait remarquablement contraste.
Dagan, lui, est occupé à adoucir l’image impitoyable qui lui est restée de sa lutte contre les terroristes dans les années 1970 : celle d’un tueur cruel. Une image qui doit beaucoup à la phrase restée célèbre d’Ariel Sharon selon laquelle la spécialité de Dagan est de “séparer la tête d’un Arabe de son corps”.
Les murs de l’appartement sont décorés de ses peintures : un Arabe sur son cheval, un olivier, des cyclamens, un cheval attelé... Des dessins dans la pure lignée des peintres israéliens tels que Reouven Rubin et Nachum Gutman.
Avec leurs couleurs vives et leur naïveté, ils semblent être l’antithèse de l’occupation sombre et complexe de Dagan ces dernières années.
La théorie n’a pas l’heur de lui plaire. “Pourquoi pensezvous que mon occupation était sombre ? Complexe, oui. Sombre, non.” “Eh bien”, se risque-t-on, “selon certains rapports ...”. Dagan coupe court. “Je ne suis pas responsable de ce qu’on écrit”, réplique-t-il. “Et je n’ai pas l’intention de discuter de mon passé. Pour ce qui est de la peinture, je le fais pour le plaisir. Chacun s’exprime à sa manière. Pour l’un ce sera la peinture, pour l’autre les excursions, pour un autre encore le sport. C’est mon hobby.”
A 67 ans, Dagan a dirigé le Mossad d’août 2002 à novembre 2010. Un mandat record de 8 ans au cours duquel il a restauré le prestige de l’institution après la tentative d’élimination avortée de Khaled Mashaal en 1997, sous la direction de Danny Yatom. Toujours selon les médias, Dagan aurait supervisé les exécutions d’Imad Moughniyeh, le célèbre chef des opérations du Hezbollah, et de Mahmoud Mabhouh, senior du Hamas. Il aurait également joué un rôle essentiel dans la grève au sein du programme nucléaire syrien.
Stupide, vous avez dit stupide ?
Concernant l’Iran, Meir Dagan est très heureux d’expliquer son opinion entendue dans les médias depuis le début de la crise avec Téhéran. Selon lui, Israël ne doit pas mener la bataille seul contre l’Iran, et l’heure de l’action militaire n’est pas encore arrivée. Au cours de précédents entretiens, il avait même déclaré que bombarder l’Iran lui semblait être “l’idée la plus stupide” qu’il n’ait jamais entendue. Mais il préfère désormais modérer son propos.
“Le mot ‘stupide’ était trop dur”, concède-t-il. “C’est quelque chose qui a été dit dans le feu d’une discussion : je n’en suis pas très fier”. Mais il ne regrette cependant que la forme, pas le fond. “Ceux qui ont une autre opinion peuvent se la garder”, assène-t-il. “J’ai beaucoup de respect pour eux, mais je suis désolé de vous dire que je pense autrement”.
Le problème d’une action militaire, dit-il, c’est qu’elle ne peut éliminer le coeur du problème : le savoir. “Le savoir, en matière nucléaire, n’est pas quelque chose que l’on peut effacer du cerveau des gens”. Une déclaration qui invite évidemment à demander ce qu’il en est des éliminations de scientifiques iraniens, mais la question restera en suspens, sachant qu’elle ne provoquera au mieux qu’un sourire entendu.
“Dans certains cas, on peut détruire les infrastructures au sol qui font partie du programme”, continue l’homme d’action. “La question n’est pas de savoir si Israël peut le faire. Il n’y a pas de doute là-dessus. Nous avons une armée de l’air unique au monde pouvant lancer n’importe quelle opération imaginable. La question n’est pas militaire. Mais bien de savoir quel sera le résultat d’une telle attaque”.
Et pour Dagan, le résultat ne sera autre qu’une guerre régionale, menée par les émissaires de Téhéran : le Hezbollah, le Hamas, le Djihad islamique et même peut-être la Syrie, qui pourrait y gagner une diversion en se concentrant sur une “menace extérieure au pays”. “Si le résultat est une guerre régionale, et que dans le meilleur des cas, nous pouvons seulement retarder le programme iranien et non le faire cesser complètement, il faut se demander si cette attaque est la bonne solution”, analyse-t-il. “Je pense que l’option doit exister pour servir de levier politique, mais elle doit être la dernière solution à envisager”.
L’Iran, un voisin menaçant
Dans tous les cas, explique-t-il, il vaut mieux laisser le problème iranien aux mains de la communauté internationale.
Ce serait une erreur d’en faire un face-à-face Jérusalem -Téhéran. “La question iranienne n’est pas une question israélienne”, affirme-t-il. “Il est vrai qu’ils disent vouloir détruire notre Etat, et nous devons prendre ces menaces très au sérieux. Nous vivons dans un “quartier difficile”, et quand on a des voisins dangereux, on prend ce genre de menace au sérieux”.
Mais l’Iran, continue-t-il, n’est pas seulement une menace pour Israël.
Téhéran a également attaqué des cibles américaines, en Irak et ailleurs, par le biais de ses alliés. Cherchant à gagner de l’influence, le Régime des Mollahs a également soufflé sur les braises du conflit chi’ite/sunnite dans les pays du Golfe persique, en Irak et au Yémen. Et pire que tout, du point de vue international, un Iran nucléaire serait une menace pour tous les pays producteurs de pétrole de la région. “Personne ne voudrait voir Téhéran dicter les prix et la politique dans la région”, dit-il, pragmatique.
Et si le monde manquait de fermeté pour mettre un terme aux ambitions nucléaires iraniennes ?, lui demande-t-on. Et si Israël se retrouvait au pied du mur ? “Je n’ai jamais dit que l’option militaire était inenvisageable.
Elle doit toujours rester valable, mais il faut bien comprendre ce que l’on fait. Si on y va trop tôt, on crée une situation explosive. Aujourd’hui, l’Iran souffre de problèmes internes dus à la crise économique. Ajoutez-y les sanctions, les différentes minorités ethniques, qui peuvent être qualifiées d’opposition au régime. Si on les attaque, ils seront tous soudain derrière leurs leaders. Pire : le régime n’aura pas seulement un peuple uni, il aura un prétexte pour obtenir l’arme nucléaire. Pourquoi ? C’est très simple. Ils diront : “Voyez, nous sommes attaqués par un pays dont on sait qu’il a la bombe. Jusqu’à présent, nous menions un programme pacifique sous la surveillance de l’AEAI à Vienne, et voilà que nous sommes attaqués par un pays qui cible une infrastructure sous observation internationale. Nous allons donc produire une arme de dissuasion par nous-mêmes. Non seulement nous ne cesserons pas notre programme mais nous avons les meilleures raisons de le faire”.
En droit de donner son avis
La question est donc avant tout celle du timing de l’opération militaire pour Dagan. Alors pourquoi s’est-il positionné contre, si ouvertement ? Ne fait-il pas confiance au Premier ministre et à son ministre de la Défense ? “Je les respecte profondément tous les deux.
Mais tout d’abord, je suis un citoyen, et en tant que tel, j’ai le droit de présenter mon point de vue. Nous sommes toujours en démocratie, que je sache”, ironise-t-il.
“Chacun peut présenter son point de vue, surtout sur des sujets de première importance pour l’Etat. J’ai passé la majorité de ma vie à servir mon pays, je pense être en droit de donner mon avis”. Le droit de s’exprimer semble si cher à Dagan, qu’on en viendrait presque à penser qu’il se sentirait illégitime.
“Pourquoi n’en aurais-je pas le droit”, demande-t-il rhétoriquement. “Chaque politicien en Israël a le droit de s’exprimer tous les jours, et sur tout. Les ex-généraux apparaissent continuellement dans les médias. Leur autorité est indiscutable et je n’ai rien contre eux. Ils ont le droit de le faire, mais moi aussi. Nous ne sommes pas dans un Etat de censure”.
On fait remarquer à Dagan que son opinion est très éloignée de celle du duo Barak-Netanyahou. “Je respecte tous les points de vue”, tranche-t-il, “mais j’ai appris avec le temps que le fait d’être Premier ministre n’empêche pas de faire des erreurs”. Réagissant au propos de son prédécesseur, Ephraïm Halévy, selon lequel un ancien directeur devrait faire très attention à ses commentaires car ils peuvent être mal interprétés, Dagan ajoute : “Je ne pense pas porter atteinte à la sécurité d’Israël en n’adoptant pas le point de vue consensuel. Si quelqu’un comme moi s’élève contre une attaque en Iran, les Iraniens peuvent en déduire à quel point l’Etat hébreu y songe sérieusement. En un sens, je rends le scénario plausible et je contribue donc aux efforts du gouvernement”.
Une question de rationalité
Quid alors de ses déclarations qualifiant le régime iranien de “rationnel” ? “Commençons par définir la rationalité”, réplique-t-il. “La rationalité, c’est lorsque quelqu’un fait une déclaration calculée au sujet d’une décision qu’il a prise. Il a pris en considération les avantages et inconvénients. En ce sens, le régime iranien est très rationnel. Leurs objectifs sont-ils différents ? Oui.
Mais on ne peut pas dire que ce n’est pas un régime rationnel. Bien entendu, il n’est pas rationnel dans le sens où les pays occidentaux le définissent. Mais en considérant leurs objectifs, leurs idéologies et la façon dont ils réfléchissent, alors oui c’est un régime très rationnel”.
Dagan n’adhère pas au courant de pensée consistant à dire que Mahmoud Ahmadinejad et ses collègues sont menés par une idéologie apocalyptique. “C’est un homme religieux, mais il ne faudrait pas le prendre pour ce qu’il n’est pas”, avance le stratège. “Il est très intelligent.
Il sait diriger la ville de Téhéran. Il a su le faire avec des provinces iraniennes dans le passé. C’est un docteur en ingénierie, loin d’être bête. Lorsqu’il s’adresse au public, c’est au public iranien. Leur semble-t-il rationnel ? Oui. Cela leur semble-t-il logique ? Oui. Prétendre que la moitié de ce peuple est fou est une mauvaise description des Iraniens.”
Ira-t-on jusqu’à dire que Dagan admire les Iraniens ? “Ce sont des gens sérieux. Ils sont très intelligents. On ne peut douter de leurs capacités. Leur système scolaire est merveilleux. Je le leur envie, en comparaison au nôtre. Et puis, ce n’est pas une dictature. Même si on ne peut pas dire exactement qu’il y ait un débat public, il y a quand même différents groupes qui délibèrent entre eux et prennent les décisions. Ils ne feront rien qui leur mette tout le pays à dos. Il faut simplement se rappeler qu’il ne s’agit pas du même raisonnement que nous”.
Selon Dagan, le but ultime du régime est sa survie ainsi que la propagation de son idéologie. “S’ils devaient choisir entre leur propre survie et celle du programme nucléaire, je crois qu’ils préféreraient la première alternative”.
Donner du temps au temps Que faut-il donc faire pour les mettre au pied du mur ? “L’Iran est dans une situation très difficile aujourd’hui. Il faudrait faire en sorte qu’un nouveau régime remplace l’actuel, un régime plus ouvert et plus désireux de respecter les droits civils. Je pense qu’aujourd’hui beaucoup d’Iraniens souhaitent voir leur pays aller dans cette direction”.
Les sanctions commencent à faire effet, selon Dagan.
“Je pense que chaque foyer iranien en souffre”, expliquet- il. “Et ils en blâment le régime. La communauté internationale va dans la bonne direction”. Est-ce à dire qu’en gagnant du temps, un changement de régime pourrait survenir ? “Non. Mais je fais confiance au président américain lorsqu’il dit qu’il ne permettra pas à l’Iran de devenir un Etat nucléaire. Pour le dire autrement : si ne nous faisons pas confiance aux Américains, alors en qui en aurons-nous confiance ?” On lui fait remarquer que s’en remettre à un autre pays ne fait pas partie de la tradition politique israélienne. “Il ne s’agit pas de mettre notre sort dans les mains d’un autre pays”, déclare-t-il. “Mais il est aujourd’hui dans l’intérêt des Etats-Unis et de l’ensemble de la communauté internationale de mettre un terme aux ambitions iraniennes. Ce serait une erreur à mes yeux d’en faire un conflit personnel Israël versus Iran. Nous n’avons jamais rien eu contre le peuple iranien. Un tel problème, posant de majeures difficultés économiques, doit être traité par l’ensemble de la communauté internationale”.
Et d’ajouter : “Bien sûr, en fin de compte, si nous avons une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, nous serons obligés de faire usage de la force. Mais ce ne sera jamais la première priorité”.