A nouvel antisémitisme, nouveaux défis

Un climat délétère se fait sentir. Mais l’opinion ne voit que la partie émergée d’un iceberg que seuls les « geeks » peuvent vraiment envisager. Comment lutte-t-on contre le nouvel antisémitisme ? Enquête

P10 JFR 370 (photo credit: IDO DANIEL)
P10 JFR 370
(photo credit: IDO DANIEL)
C’est un fait. Aujourd’hui en 2014, l’antisémitisme renaît de ses cendres. Si l’inquiétude est là, réveillant vieilles douleurs et réflexes séculaires, sa nature est autre. Car, cette fois-ci, le peuple juif dispose d’un Etat. Bien souvent conspué, trop souvent délégitimé. Pourtant, il se défend. Les institutions israéliennes en ont fait leur mission. Les Juifs de Diaspora adaptent leurs outils.
« Hasbara » mal-aimée
Cachez cette hasbara que je ne saurais voir… Notamment depuis l’avènement des nouveaux médias, sur lesquels on peut lire parfois du très bon, mais aussi n’importe quoi. Jusqu’au colportage de mensonges. D’aucuns, parfois très éduqués au point où l’on a du mal à comprendre qu’ils ne soient pas mieux renseignés, ont fait leur la définition de Noam Chomsky, professeur émérite de linguistique au MIT néanmoins anarchiste assumé. Pour lui, la « hasbara » est « la propagande israélienne, exprimant la thèse que la position d’Israël est toujours juste quelle que soit la question considérée, et qu’il est seulement nécessaire de l’expliquer ». Hasbara a la même racine que « hesber » et sa signification en hébreu est sujette à interprétation. Le dictionnaire donne tout aussi bien « propagande » que « publicité », en passant par « information » et « explication ». Tout dépend du contexte, donc. On notera au passage que « propagande » se dit « ta’amoula » ou « propaganda » en hébreu. Un indice qui montre que « hasbara » est bien plus complexe. A l’image d’Israël. Aussi, dans toute démocratie, ce qu’on appelait jadis « propagande » est entendu comme « communication politique ».
En réalité, les mouvements de délégitimation d’Israël, ainsi que les mouvements de boycott économique et scientifique d’Israël – inscrits dans le cadre de la campagne appelée BDS pour Boycott, Désinvestissement et Sanction – ont entraîné une contre-réaction spontanée de pro-israéliens sur la toile, sans que le gouvernement israélien ne leur en donne mandat. Il est difficile d’utiliser le terme de « propagande » qui suppose un contrôle de la diffusion de des informations, voire leur manipulation.
L’Etat lui-même, au sein de ses institutions officielles que sont le ministère des Affaires étrangères et le bureau du Premier ministre, ainsi que l’armée, a des départements « hasbara ». Promouvoir son pays ? Quoi de plus banal.
Concernant les ONG, c’est là que ça se corse. En Israël, pléthore de projets font de la « hasbara » mais s’en défendent, préférant expliquer qu’ils montrent « le vrai visage d’Israël ». Recevant parfois des subventions étatiques. Auraient-ils intégré la connotation péjorative du mot « hasbara » de leurs détracteurs ? Michael Dickinson, directeur du bureau israélien de StandWithUs, une ONG américaine créée il y a 12 ans pour lutter contre la délégitimation d’Israël, la désinformation, les Apartheid Weeks et autres campagnes BDS parties des campus de Californie, a exprimé le paradoxe de la façon suivante : « Nous sommes une organisation éducationnelle. (Le terme de) « hasbara » sous-entend une posture défensive alors que nous sommes proactifs et réactifs. Nous avons des programmes et des campagnes pour éduquer les jeunes et les impliquer pour qu’ils éduquent les autres au sujet d’Israël. Parallèlement, nous sommes prêts à répondre rapidement en cas d’attaques anti-israéliennes ».
Peut-être alors faut-il comprendre le concept de « hasbara » comme faisant partie intégrante de cette nouvelle « éducation ». WhatISrael, un autre parmi ces nombreux projets, tient le même raisonnement, considérant que StandWithUs est « plus hasbara » car chez WhatISrael, ce sont les étudiants israéliens qui paient leur voyage vers les campus étrangers. Leurs actions sont sensiblement similaires. Loin de vouloir jeter la pierre à ces organisations qui font un travail nécessaire, difficile et remarquable, force est de constater cette démarcation sémantique vis-à-vis de la communication politique officielle. Difficile de savoir si l’ostracisme du mot « hasbara » donne des résultats meilleurs. Ne faudrait-il pas, au contraire, réhabiliter ce mot, en tant qu’il signifie « explication », « relations publiques », et assumer dans son entier un rôle qui, s’il est délicat, n’a rien de criminel ?
Pas d’ingérence
Les moyens d’actions de ces ONG s’adaptent aux nouveaux défis. Elles assurent une présence sur le terrain – principalement les campus – et en ligne, fournissent des brochures très didactiques et permettent un téléchargement facile de ces documents. Elles sont actives sur les réseaux sociaux, produisent et propagent des mèmes (phénomènes repris et déclinés en masse sur Internet). Elles entraînent aussi des groupes de jeunes Israéliens et d’étrangers en demande, à répondre à l’ignorance ou aux boniments ainsi qu’aux interviews.
Pour ces ONG, les résultats à court terme sont visibles. Elles atteignent des millions de personnes chaque semaine via les réseaux sociaux, mesurent l’impact de leurs campagnes online grâce à des outils analytiques et améliorent leur discours grâce aux retours des participants à leurs programmes. Ils comptent sur l’effet « boule de neige » : les participants les plus engagés relayeront le message. Dans le monde globalisé qu’est le nôtre, c’est une évidence. Les effets à long terme sur la perception d’Israël restent à estimer « dans quelques années ». « Mark Twain a dit une fois qu’un mensonge aura déjà fait la moitié du tour du monde alors que la vérité a seulement commencé à mettre ses chaussures. Le web amplifie les mensonges, cela ne fait aucun doute. Tout le monde a une plateforme, et s’il veut dire du mal d’Israël, il peut trouver un public », ajoute Michael Dickinson.
Que faire alors contre les mensonges anti-israéliens qui se répandent à la vitesse de l’éclair sur le Net ?
Ces nouvelles formes d’antisémitisme ne sont guère détachées de l’antisémitisme classique. Pour l’ancien ambassadeur d’Israël Gideon Behar, aujourd’hui directeur du département de lutte contre l’antisémitisme au ministère des Affaires étrangères, « Israël est devenu le Juif des nations ». Son département, avec le ministère pour Jérusalem et les Affaires de la Diaspora, est à l’initiative du Forum global pour la lutte contre l’antisémitisme, dont la quatrième conférence internationale s’est tenue à Jérusalem en mai 2013. L’objectif de cette conférence a été l’élaboration d’un « plan d’action pour combattre l’antisémitisme 2013 et au-delà », disponible en ligne.
D’entrée de jeu, le document annonce qu’il ne présente pas la position officielle du gouvernement israélien mais plutôt les conclusions des participants, à savoir des particuliers, des organisations et des représentants gouvernementaux de plus de 50 Etats et de six religions. Behar précise en effet qu’Israël ne peut pas directement interférer auprès des pays concernés, au nom du respect de la souveraineté. C’est aux gouvernements, et à eux seuls, de protéger leurs populations. « Les Juifs sont des citoyens de ces pays, à qui incombe la responsabilité de leur protection », rappelle-t-il. Avant d’ajouter néanmoins : « Mais un Etat juif se sent forcément responsable ». Pas d’ingérence, donc, mais certainement pas d’indifférence non plus. « Israël travaille en collaboration avec les Etats, les organisations internationales et les ONG à ce sujet. Lutter contre l’antisémitisme, c’est lutter pour la démocratie. Ce sont les mêmes valeurs que nous défendons ».
M. Behar a emmené la délégation israélienne pour la 7e séminaire Commission européenne-Israël sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie à Bruxelles mi-décembre. L’Union des étudiants juifs de France et l’Union des étudiants juifs d’Europe ont également pris part au rendez-vous. D’après l’étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne publiée en novembre dernier, les trois-quarts des personnes interrogées pensent que l’antisémitisme pose un grand problème sur Internet. Néanmoins, 76 % des victimes de harcèlement à caractère antisémite n’ont pas signalé l’incident le plus grave à la police, ni à une autre organisation.
Une armée étudiante contre l’antisémitisme 2.0
Batsheva Pauline Baraban, 22 ans, fait partie de l’organisation « Israeli Students Combatting Antisemitism » (ISCA). Lancée il y a trois ans par la « Hitahdout HaStudentim BeIsrael » (l’Union des étudiants en Israël), qui coordonne les différentes organisations étudiantes israéliennes, l’ISCA travaille étroitement avec le ministère des Affaires étrangères et avec les organisations de lutte contre l’antisémitisme dans plusieurs pays. Leur cible : l’antisémitisme sur Internet. Les 40 membres, tous étudiants, se partagent la tâche dans une dizaine de langues – dont
7 personnes pour le turc, l’arabe et le perse – et la mappemonde.
Batsheva et ses huit autres camarades d’origine française sont spécialement sponsorisés par la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Les besoins sont considérables, car il y aurait autant de problèmes en français qu’en anglais. Les 40 bénéficient d’une bourse annuelle de 6 000 shekels pour 16 heures par mois de surveillance d’Internet. Un premier problème est d’ordre sémantique : souvent, l’antisémitisme, qui tombe sous le coup de la loi, se cache derrière l’antisionisme, qui n’est pas puni en tant que tel, ou pire, derrière « l’humour ». Il faut donc distinguer ce qui relève de l’antisémitisme de ce qui n’en relève pas. Pas évident, quand on sait que l’Union européenne a abandonné en décembre dernier sa définition de travail, qui incluait un certain type de critique raciste d’Israël en tant que collectivité juive (et non de son gouvernement et sa politique, NDLR).
L’ISCA s’organise en quatre groupes. Une équipe se charge de vérifier et d’éditer si besoin les pages Wikipédia. Une autre équipe s’occupe des réseaux sociaux (YouTube, Facebook, Twitter, Instagram…). Elle signale les pages et posts antisémites, suit les réponses envoyées systématiquement par Facebook maximum trois semaines après le signalement et vérifie la suppression des posts (tout utilisateur peut le faire en jetant un œil à « l’espace assistance » de son compte). Un troisième groupe produit des mèmes et gère les groupes de l’ISCA, qui a ses « followers » en ligne. Enfin, le quatrième groupe analyse Yahoo ! Answers. Sur cette plateforme, les gens peuvent poser n’importe quelle question, comme « Pourquoi les Juifs ont de gros nez ? » ou « Pourquoi les Juifs veulent contrôler le monde ? » On peut y répondre dans un délai de quatre jours. Celui qui a posé la question choisit ensuite la réponse qui lui convient le mieux et cette dernière est enregistrée.
Aussi incroyable que cela paraisse, la question témoigne souvent d’une grande ignorance et la réponse donnée par l’ISCA satisfait. Mais si un antisémite rédige la question, alors il y a peu de chances que la réponse de l’ISCA soit enregistrée, puisqu’il ne la sélectionnera pas. Il faut savoir qu’en France, chacun peut signaler un acte ou du contenu web antisémite sur plusieurs sites, comme par exemple, ceux de la police ou du BNVCA. La police et le SPCJ interviennent en cas d’urgence (http://declarer.org/police/, NDLR).
L’ennui, c’est le manque de coopération des réseaux sociaux : Facebook ne retire qu’environ 50 % des signalements, YouTube n’envoie pas de notification (donc il faut rechercher la vidéo incriminée pour voir si elle est toujours présente) et la procédure de signalement de Twitter est laborieuse. Twitter, justement, est le réseau où les propos antisémites sont le plus souvent relevés. Et il n’enlève quasiment rien. C’est là qu’interviennent les organisations traditionnelles auprès des pouvoirs publics.
Faire marcher l’arsenal légal
En France, grâce à l’action initiée par l’UEJF, il y a désormais une jurisprudence « Twitter », en accord avec la loi Gayssot de 1990. Twitter a dû se conformer à la décision de la Cour d’Appel de Paris et a annoncé le 12 juillet 2013 avoir fourni à la justice française « les données susceptibles de permettre l’identification de certains auteurs de tweets antisémites ». Sacha Reingewirtz, président de l’UEJF, a confirmé la bonne volonté de Twitter et a salué cette décision. Il n’y a plus d’impunité devant la loi désormais. Mais il a concédé que les moyens mis en œuvre étaient toujours insuffisants. L’UEJF a saisi mercredi 29 janvier en référé (procédure d’urgence) le tribunal de grande instance de Paris pour qu’il ordonne à Dieudonné de retirer sa vidéo YouTube « 2014 sera l’année de la quenelle ». La cour a mis sa décision en délibéré au 12 février.
Ordonner à Dieudonné de retirer cette vidéo permettra ensuite à l’UEJF « d’agir auprès de YouTube », a souligné son avocat, Me Stéphane Lilti, qui a dénoncé la « négligence » et la « passivité » du site. Et ce parce que d’autres infractions sont sanctionnées sur YouTube, comme l’atteinte aux droits d’auteur ou la pédopornographie, mais pas l’antisémitisme, d’après Sacha Reingewirtz.
Quelle place pour les institutions traditionnelles, telles que le Crif et le Consistoire dans ce combat ? D’aucuns pointent un manque de réactivité technologique qui ne serait plus en phase avec les batailles à mener. Et proposent de nouveaux modèles, plus jeunes et réactifs. Une sorte de nouvelle « boîte à outils ». Me Jérémie Boulay, un des rares avocats en droit public au barreau de Paris, se désole : « Aucune association juive n’a saisi le tribunal administratif » quand l’occasion se présentait.
Lui-même vient justement de remporter une victoire vendredi 31 janvier, qui pourrait ouvrir une nouvelle voie. Le tribunal administratif de Montreuil, saisi par la préfecture, a rendu une ordonnance de suspension immédiate de la décision de la mairie de Bagnolet. Cette décision a fait citoyen d’honneur Georges Ibrahim Abdallah, Libanais condamné à perpétuité en France pour complicité d’assassinat en 1982, à Paris, de deux diplomates, l’Américain Charles Robert Ray et l’Israélien Yacov Barsimentov. Pour Me Boulay, plaidant pour un conseiller municipal de l’opposition de Bagnolet, cette motion « contrevient au principe de neutralité du service public » et « n’a pas d’intérêt public local » puisque Georges Ibrahim Abdallah n’a « joué aucun rôle ni positif ni valorisant » pour la ville. Il avait déjà obtenu en juillet dernier l’annulation de l’octroi d’une subvention de 5 300 euros de la mairie d’Aulnay-sous-Bois à l’association Aulnay Palestine Solidarité.
Il n’agit, bien entendu, qu’à la demande du requérant. Aux réquérants potentiels, donc, de manifester les impartialités illégitimes des pouvoirs publics. Faute d’organisation ou de mobilisation, ceux-ci manquent encore parfois à l’appel. Comment l’expliquer alors que l’inquiétude est bien là ? Réponse inquiète de Me Boulay : « On est passés de l’ère de la vigilance à l’ère de la préoccupation ».