Immersion : le grand débat

Les combats font rage. A huis clos, le plus haut rang du commandement israélien se réunit et prend la décision qui va finalement renverser le cours de la guerre du Kippour

Sur le front Nord (photo credit: JERUSALEM POST ARCHIVE)
Sur le front Nord
(photo credit: JERUSALEM POST ARCHIVE)
Jeudi peu avant minuit. Cinq jours après le début de la guerre. Entre une réunion du Cabinet ministériel et un survol du front en hélicoptère, le général David Elazar est soudain envahi par un sentiment de panique. Alors qu’il se penche sur les plans de bataille du lendemain avec deux de ses généraux, le chef d’état-major de Tsahal pâlit et semble sur le point de s’évanouir. Quand ses assistants, inquiets, lui apportent quelque chose à boire, il ordonne : « Je ne veux aucun cachet ! ». Il lui faut garder tous ses esprits pour la décision importante qu’il doit prendre dans les prochaines heures. Il doit en effet décider quelle sera la prochaine étape des troupes israéliennes dans le Sinaï. Une décision cruciale qui sera sans nul doute déterminante sur l’issue de la guerre.
Dans des cas aussi complexes, l’instinct n’est pas bon conseiller et les manuels théoriques ne s’avèrent d’aucune aide. Mais David Elazar est persuadé qu’il va résoudre le problème en sériant proprement les sujets, avant de les traiter avec une certaine logique. Et ce, quelles qu’en soient les conséquences. C’est ainsi qu’il a procédé la veille, avant de décider de franchir la ligne de cessez-le-feu dans le Nord.
Le processus va imposer une journée de réflexion collective, mais le chef d’état-major est persuadé qu’en fin de compte, la solution va apparaître clairement. Si tant est qu’il se montre prêt à faire preuve de flexibilité, notamment au vu des informations toutes fraîches que le Mossad lui fournira.
La traversée du Canal
Vendredi matin 12 octobre. Près d’une semaine après le début du conflit. Dans la salle d’opérations souterraine à Tel-Aviv. Le général Elazar tente d’examiner officieusement les diverses options en compagnie de ses collaborateurs avant l’arrivée de son prédécesseur, le général de réserve Haïm Bar-Lev.
Ce dernier est attendu dans les heures qui suivent. Il fournira ses recommandations après son retour du Sinaï. L’ancien chef d’état-major a accepté de renoncer à son poste de ministre du Commerce pour prendre le commandement du front égyptien, à la suite de la désastreuse performance de son précédent titulaire, le général Shmouel Gonen, qui en a conservé le titre, mais pas les prérogatives.
Le chef du renseignement militaire, Eli Zeira, et le commandant des forces aériennes, Benny Peled exigent que Tsahal traverse le canal de Suez dans les deux prochains jours, soit avant que le cessez-le-feu attendu n’entre en vigueur. Peled affirme que l’armée de l’air a la capacité de soutenir une attaque au sol, si celle-ci est lancée avant le samedi soir. Dans le cas contraire, compte tenu des pertes qu’elle risque d’essuyer, elle devra se limiter à défendre l’espace aérien au-dessus d’Israël.
« Vous n’avez pas à me convaincre que nous devons attaquer d’ici demain soir. La question est plutôt de savoir ce qui arrivera ensuite », lui répond sur un ton sec David Elazar.
Puis il fait un compte rendu de sa conversation de l’avant-veille avec Moshé Dayan. Le ministre de la Défense lui a présenté son objectif : obtenir un cessez-le-feu stable qui permettra à Israël de reconstituer ses forces. Car, dans l’état présent, battre l’Égypte n’est, selon lui, pas envisageable. Un aveu douloureux pour le commandant d’une armée qui, jusqu’à peu, était considérée comme la plus puissante du Moyen-Orient.
Seul bémol, le président égyptien, Anouar el-Sadate n’acceptera un cessez-le-feu, que s’il est ébranlé par un important succès militaire israélien. Dans ce contexte la question est : une traversée du canal de Suez sera-t-elle suffisante ?
« Vous ne savez pas à quel point je serais heureux si vous avez de meilleures idées », dit Elazar à ses officiers, qui n’en présentent cependant aucune.
Avant samedi soir
Le chef d’état-major a des doutes. Il est loin de partager l’optimisme de Benny Peled. Une autre question se pose : à quel endroit pourrait donc avoir lieu la traversée ? Deux redoutables divisions blindées égyptiennes sont postées sur la rive ouest du canal, déployant sur le terrain deux fois plus de chars qu’Israël pourrait le faire. Une telle confrontation représenterait une bataille de chars classique, du type de celles de la Seconde Guerre mondiale ; un genre de conflit qui ne pose normalement pas de problème à Tsahal. Sauf que, dans le cas présent, elle se déroulerait pendant que ses forces doivent franchir l’importante barrière d’un canal. Les missiles antichars Sagger des fantassins égyptiens représentent un autre défi majeur auquel l’armée israélienne n’a pas été préparée.
Seul avantage : une guerre dans le Sinaï permettrait à Israël de se battre depuis les positions défensives de son choix. En outre, elle distrairait les chars égyptiens qui, dès lors, ne l’attendraient plus sur la rive opposée pour l’empêcher de le franchir.
Autre inconnue : les divisions égyptiennes franchiront-elles le Sinaï ? Selon le plan de bataille obtenu l’année précédente par le Mossad, elles auraient déjà dû être de l’autre côté, mais les Renseignements n’ont encore capté aucun signe de mouvement. Pour David Elazar, « en traversant le canal, l’armée israélienne, se lancerait dans une offensive des plus périlleuses, sauf si les divisions blindées égyptiennes franchissent le Sinaï avant samedi soir et ce, quels qu’en soient les risques. »
Une décision difficile
Trois options de traversée établies avant la guerre sont examinées. La première se limite à la prise de Port-Saïd, à l’embouchure nord du canal. La deuxième consiste en une attaque par deux divisions à Deversoir, face à Fort Matsmed dans le secteur central. La dernière envisage une attaque séparée de deux divisions, l’une à Kantara dans le secteur nord, et l’autre à Deversoir.
Eli Zeira, dont les indications opérationnelles au cours de la guerre se sont avérées beaucoup plus réalistes que ses évaluations avant le conflit, soutient la deuxième option, celle d’une traversée par deux divisions à Deversoir. Selon lui, les forces israéliennes vaincraient ainsi probablement le « ventre mou » de l’armée égyptienne de part et d’autre du canal. A l’instar du général Elazar, Haïm Bar-Lev parvient lui aussi à la conclusion que seul un franchissement permettrait de préserver quelque chance de gagner la guerre, en déséquilibrant les Egyptiens tout en exploitant la mobilité des chars israéliens. Deux divisions, ainsi que le déploiement de 300 à 350 chars, pourraient, dans l’état actuel des forces, réussir à traverser à Deversoir. Leur flanc gauche serait protégé par le lac Amer.
Le général Israël Tal qualifie cette proposition de « dangereuse improvisation ». Il lui semble difficile de faire franchir indemnes, au contact des forces égyptiennes, les éléments de ponts mobiles indispensables pour traverser le canal. Ce risque implique celui de ne pas pouvoir le faire franchir à l’ensemble des forces requises, et de vouer alors celles-ci à un affaiblissement progressif. Haïm Bar-Lev acquiesce, sans néanmoins entrevoir aucune autre solution.
La « patate chaude »
David Elazar ne veut pas prendre la décision tout seul. L’idée de déséquilibrer Sadate par une traversée du canal lui semble de nature essentiellement politique. Il insiste donc pour que Moshé Dayan quitte par avion la zone du commandement Nord et prenne part à la réunion.
Mais le ministre de la Défense refuse de prendre position. Il prétexte ne vouloir s’engager, en tant qu’homme politique, que sur des sujets strictement politiques, et trouve ainsi le moyen de renvoyer une décision qu’il considère « purement militaire » au chef d’état-major. Dayan insiste : il ne soutiendra ce plan devant le Cabinet ministériel que si l’instance militaire le recommande.
Selon lui, un cessez-le-feu peut être obtenu sur le front syrien. « Il faut se placer à portée de canon de Damas car seules des frappes réussies par nos obus sur la capitale syrienne pourront conduire à obtenir un tel cessez-le-feu », défend-il. Le général Peled acquiesce : l’armée de l’air pourrait facilement bombarder Damas. Mais cela ne suffit pas au ministre de la Défense. Selon lui, les avions ne représentent pas une menace directe d’invasion ; seule la présence de chars donnera l’impression qu’une véritable armée est stationnée aux portes de la ville.
(La nuit suivante, deux canons à longue portée israéliens frappent de 23 obus l’aéroport de Mazeh, juste en dehors de Damas. Les bruits des explosions se font entendre dans la ville même. La nuit du surlendemain, les canons sont prêts à frapper plusieurs cibles à l’intérieur de la capitale. Mais cette mission est annulée par l’échelon politique au tout dernier moment ; peut-être en raison de la crainte de représailles contre des villes israéliennes.)
Le ministre de la Défense quitte la réunion après 20 minutes, annonçant qu’il va en référer au Premier ministre Golda Meir. Il laisse sur place son aide de camp militaire, le général Yehochoua Raviv.
Du côté égyptien
En colère contre les réponses de Dayan qu’il estime vagues, le général Elazar demande à l’aide de camp de lui faire part de son exigence : la décision doit être prise dans la journée. Il répète : « C’est une disposition d’une énorme importance tant sur le plan militaire que politique, et le chef d’état-major se remet à l’autorité du ministre de la Défense. La question est trop critique pour que je la prenne seul ». Le message est clair. En réponse, Elazar est invité à une réunion avec le Premier ministre, Golda Meir, et ses conseillers civils.
Pendant ce temps, du côté égyptien, le général Saad el-Shazly doit également prendre des décisions difficiles. Il a visité le front et lui a trouvé un bon moral. L’armée est bien organisée ; officiers et soldats sont confiants dans leur capacité à répondre à tous les défis que les Israéliens pourraient lancer. Quand Shazly rentre au Caire, le ministre de la guerre Ahmad Ismail Ali lui pose la question qu’il redoutait : l’armée pourra-t-elle continuer à l’est vers les passages du Sinaï ? Shazly s’oppose à déplacer ses troupes dans cette zone du canal, hors de protection des missiles antiaériens SAM.
Mais le lendemain matin, la simple question est devenue un ordre que le ministre de la Guerre assume pleinement comme une décision politique. En effet, Sadate ne pouvait que répondre positivement à la requête du président syrien Hafez el-Assad qui demandait que l’Egypte attaque vers l’est dans le Sinaï, afin d’alléger les pressions israéliennes sur Damas. Car, si jamais la Syrie devait abandonner la guerre, Israël disposerait de l’ensemble de ses forces pour combattre l’Egypte.
Le pour et le contre
Vendredi après-midi. Bureau de Golda Meir. Réunion cruciale du Cabinet intérieur. Le général Elazar arrive accompagné de Haïm Bar-Lev et de membres de l’état-major général. Le Premier ministre a de son côté invité Zvi Zamir, le chef du Mossad.
David Elazar ouvre la réunion en ces termes : « Je tiens à ce que l’on décide lors de cette réunion de la prochaine étape de la guerre ». Avant de se prononcer, il demande à entendre la position du gouvernement : un franchissement du canal est-il susceptible, oui ou non, de conduire à un cessez-le-feu ?
« Je n’échapperai pas à ma responsabilité en émettant une recommandation, mais cette étape cruciale nécessite une consultation préalable. En effet, il pourrait exister des moyens de parvenir à un cessez-le-feu qui ne sont pas de mon ressort, comme, par exemple, des alternatives politiques ou des menaces. » Elazar ne précise pas le genre de menaces auxquelles il fait allusion. Plus tôt, il avait néanmoins suggéré de « dramatiser la guerre » en frappant des cibles civiles à Damas et en lâchant des bombes sur Le Caire. Benny Peled avait même demandé la permission (qui lui avait été refusée) de générer de multiples bangs sonores aériens sur la capitale égyptienne : « Ainsi quand Sadate acceptera un cessez-le-feu, il bénéficiera d’un certain soutien dans l’opinion publique et ne sera pas massacré dans son palais présidentiel. »
Puis c’est au tour de Haïm Bar-Lev de prendre la parole. Il présente les avantages du franchissement, parmi lesquels la rupture des lignes d’approvisionnement des têtes de pont égyptiennes et la destruction des batteries de missiles SAM. Il évoque également les graves risques encourus, comme surtout la possibilité que les ponts mobiles des forces israéliennes soient détruits après que celles-ci aient traversé.
Il témoigne auprès de ses anciens collègues du Cabinet du bon moral des troupes sur le front et de la qualité exceptionnelle de leurs officiers : « Nos garçons se battent, bénis soient-ils, avec la tête froide, une pointe d’humour et sans panique. Et ils se battent. Mais le maintien du statu quo userait la force actuelle qu’affiche notre armée. »
L’attention des participants, en particulier celle du chef d’état-major, est attirée par la mise en garde de Benny Peled : la force aérienne est au bord de sa « ligne rouge », prévient-il. « Chaque jour qui passe après le dimanche 14 [lorsque le soutien au sol de la force aérienne doit cesser], notre situation ne va aller qu’en empirant ».
Plusieurs décennies après la guerre, Peled révélera qu’il avait menti sur cette prétendue « ligne rouge », afin d’encourager un franchissement immédiat du canal. Les chiffres qu’il citait se rapportaient uniquement à certains types d’avions correspondant à environ 80 % de l’effectif opérationnel.
Coup de théâtre
Mais le plan d’action ne fait pas l’unanimité. Une nouvelle fois, le général Israël Tal exprime un vif désaccord : « L’armée a été insuffisamment préparée pour une opération si risquée », dit-il, « le corps des blindés n’a pas été entraîné dans des opérations de déploiements de ponts mobiles, et de plus, il lui en manque ».
Pendant que Tal parle, la secrétaire de Golda Meir, Lou Kedar, entre dans la salle. En s’excusant, elle annonce au chef du Mossad la présence de deux de ses agents venus lui remettre une information des plus urgentes. Un message radio à peine audible vient d’être intercepté par un important informateur égyptien. Un des agents en remet à Zamir la retranscription écrite. Il se précipite alors vers la salle de réunion en serrant le document contre sa poitrine. A son entrée, tous les regards se tournent vers lui.
« Un rapport radio vient d’être reçu en provenance d’une source égyptienne fiable. Trois brigades de parachutistes égyptiens doivent atterrir samedi ou dimanche soir derrière les lignes israéliennes, près de la base aérienne de Refidim et des passages du Sinaï. La partie audible du message brouillé ne fait aucune allusion à la présence de divisions blindées égyptiennes, mais un raid aussi profond peut difficilement s’en passer. De plus, selon les plans de guerre que le Mossad a obtenus, l’invasion des forces spéciales derrière les lignes israéliennes ne peut qu’être suivie par une attaque des divisions blindées égyptiennes. » (Rappelons que, pour David Elazar, « en traversant le canal, l’armée israélienne, se lancerait dans une offensive des plus périlleuses, sauf dans le cas où les divisions blindées égyptiennes franchissaient le Sinaï ».)
L’atmosphère est tout à coup électrique. C’est comme si les vœux de David Elazar étaient en train d’être exaucés. Le rapport de Zamir signifie que Tsahal a maintenant une chance de réduire les forces blindées égyptiennes, peut-être même sensiblement, avant le franchissement. Au vu de la nouvelle donne, le chef d’état-major est disposé, malgré les risques, à envoyer ses troupes pour franchir le canal la nuit suivante. Quels que soient les traumatismes infligés par les missiles Sagger et les lance-roquettes RPG, l’armée israélienne n’a pas perdu confiance dans sa capacité de vaincre les chars ennemis. « Nous allons préparer une bataille défensive à partir du point israélien de passage », dit David Elazar à Golda Meir. Après huit jours de guerre, l’initiative sur le front du Sinaï était finalement prise.
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