Bons baisers de l’Espace

L’histoire mouvementée du programme de satellites espions d’Israël

Rien ne symbolise mieux l’esprit d’innovation et le culot israélien que le programme spatial militaire de l’Etat juif. Alors que le dernier satellite en date, Ofek 11, lancé la semaine dernière, a transmis ses premières images depuis l’espace, malgré quelques difficultés rencontrées depuis sa mise en orbite, retour sur les grandes étapes d’une des plus arrogantes réussites stratégiques d’Israël.
Rêver grand
Ofek en hébreu signifie horizon. Le nom annonce la couleur. L’histoire de ce programme militaire des plus ambitieux, qui a permis à Israël d’intégrer le club très fermé des puissances spatiales, est d’abord celle d’une vision et d’un besoin stratégique à long terme.
Le chemin n’a pas été facile. Le programme a été développé en secret. Et il a fallu lutter non seulement avec les lois de la physique, mais aussi avec un budget des plus serrés, afin de fabriquer des fusées capables d’emmener de petits satellites se placer sur la bonne orbite. La détermination a été la clé de voûte de cette entreprise. Car l’euphorie des débuts, avec la joie d’avoir atteint l’espace, a été de courte durée. Après le premier exploit de 1988, deux échecs successifs ont vu les satellites lancés être engloutis par la mer. Mais les pionniers de l’industrie aérospatiale israélienne ne se sont pas laissé décourager. En 1995, le lancement réussi d’Ofek 3, permettant pour la première fois à l’Etat juif de collecter des images par satellite, a contribué à faire d’Israël la puissance régionale qu’elle est aujourd’hui.
« Les petits pays peuvent devenir grands seulement s’ils font de grands rêves », a dit un jour l’ancien président Shimon Peres. « Avec Ofek, nous sommes dans l’espace et avons vaincu les sceptiques. » Mais avec tout le respect dû à l’un des plus grands hommes d’Etat israélien, nous prendrons quelques précautions avec ses déclarations dithyrambiques. Car cette belle histoire a un point noir : s’il a été capable de lever des milliards de dollars pour investir dans le militaire, l’Etat juif n’a jamais réussi à s’imposer au niveau commercial et civil. Depuis plusieurs années, la société américaine Futron Incorporated classe Israël au huitième rang des puissances spatiales mondiales dans un palmarès annuel basé sur la compétitivité, l’investissement gouvernemental, la politique spatiale nationale ou encore la capacité à lever des fonds. En 2015, l’Etat juif est cependant tombé à la neuvième place. Lors de la première édition de son classement en 2008, l’entreprise expliquait que l’Etat juif était certes une puissance spatiale, mais qu’il peinait au niveau commercial. Cela reste vrai aujourd’hui encore. « Bien que la technologie israélienne soit de qualité et généralement abordable, les constructeurs visent moins le marché mondial que leurs concurrents », explique un analyste travaillant pour Futron.
Un secret de polichinelle
Tout commence à la fin des années 1970. Le président américain Jimmy Carter marque l’histoire en accompagnant Israël et l’Egypte sur la voie de la paix. Mais dans la foulée des accords de Camp David, la possibilité pour l’armée de l’air israélienne d’effectuer des vols de reconnaissance au-dessus du territoire égyptien va bientôt disparaître. Jérusalem exige alors des compensations de Washington. Ces dernières auraient été évoquées lors d’une rencontre secrète entre responsables des deux pays. Parmi les requêtes de l’Etat juif, auraient figuré l’accès à la technologie d’imagerie par satellites américaine. « Les Américains ne nous ont même pas répondu. Ils ont fait mine d’ignorer notre requête », se souvient David Ivry, ancien général de l’armée de l’air. C’est à cette époque que le programme spatial secret a été lancé. « Nous savions qu’une fois la paix signée, nous serions obligés de respecter la souveraineté égyptienne. Il fallait donc trouver autre chose. »
Avant même d’avoir testé le bon vouloir des Etats-Unis, Israël avait commencé ses recherches. La société Rafael, alors une branche de recherche et développement du ministère de la Défense, avait été chargée de préparer le terrain. Et les sociétés israéliennes d’armement étaient déjà bien en avance sur la question des fusées. L’Etat hébreu n’est pas parti de zéro dans le développement de la fusée à trois étages Shavit qui a permis de lancer Ofek dans l’espace.
Alors que les obstacles que la technologie dressait devant l’ambition israélienne étaient nombreux, certains courageux n’ont pas baissé les bras. C’est le cas de Haïm Eshed. Aujourd’hui général de brigade à la retraite, professeur à l’université et président du comité national pour la recherche et le développement dans le domaine spatial, il était à l’époque un jeune lieutenant-colonel de l’aviation, spécialisé dans le renseignement militaire, à la tête du programme Ofek. Ouzi Rubin a lui aussi fait partie des grands hommes de l’aventure spatiale du pays. Ingénieur aéronautique au sein d’Israel Aerospace Industries (IAI), il a dirigé la fabrication de la fusée Shavit en coopération avec le ministère de la Défense, et coordonné les premiers efforts en vue de la création des systèmes de défense antimissile israéliens. Ensemble, Eshed et Rubin ont œuvré en secret, sans assistance extérieure et avec un budget limité.
Toucher l’horizon
Le succès arrive en septembre 1988 : la fusée Shavit lance un satellite d’essai. Ce dernier s’appelle Oz, courage en hébreu. Grâce à lui, Israël devient le huitième pays capable à l’époque d’envoyer des objets dans l’espace. Un second exploit permet d’engranger de la confiance : 18 mois plus tard, une autre fusée Shavit lance Oz 2, un nouveau satellite expérimental capable, lui, de communiquer avec une équipe au sol, mais ne comportant pas encore d’outils permettant la capture d’images. Témoignant de leur confiance dans un avenir brillant, les experts israéliens changent le nom de leur programme d’Oz en Ofek, l’horizon en hébreu, qui paraît alors infini.
Mais le ciel s’assombrit avec deux échecs successifs. A cause d’un problème technique rencontré par la fusée Shavit, deux satellites Ofek des plus modernes, capables de capturer des images depuis l’espace, finissent leur course dans la mer. Jusqu’à aujourd’hui, Israël ne reconnaît qu’un seul de ces échecs, celui d’Ofek 2 en septembre 1994, précédant le succès d’Ofek 3 un an après. Ces déboires mettent le projet en danger. « Après le premier incident, il y a eu de fortes pressions en faveur de l’arrêt du programme. Mais nous avons fait en sorte de continuer », rappelle David Ivry, devenu entre-temps secrétaire général du ministère de la Défense. « Après le second échec, c’était véritablement la crise. J’ai réussi à lever un peu de fonds pour garder l’équipe en place et poursuivre nos efforts. Mais je dois dire que si nous avions connu un nouvel écueil, nous n’aurions sans doute pas pu continuer. »
Haïm Eshed explique qu’Israël était à l’époque pénalisé, obligé d’envoyer ses fusées vers l’ouest pour éviter qu’elles ne survolent le territoire de ses voisins. Pour permettre au lancement de bien s’effectuer dans ces conditions, il fallait alléger la fusée, et le satellite Ofek devait peser beaucoup moins qu’un engin lancé dans des circonstances optimales. Chaque kilogramme comptait. A tel point qu’Israël a dû développer de nouveaux matériaux composites et une infrastructure plus solide. Même les vis maintenant le tout devaient disparaître. « Nous n’avions pas le choix. Procéder au lancement différemment aurait pu provoquer une situation conflictuelle avec les pays voisins. Nous avons dû travailler à la miniaturisation du satellite et ajouter de la propulsion à la fusée. Avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, on fait des miracles. »
Alors que les ingénieurs s’activent pour identifier et réparer les défauts du lanceur, une autre équipe pare au plus pressé pour fabriquer un satellite de rechange. « Nous étions pris dans un étau. Pressés par tous de créer la fusée et le satellite qui finalement atteindraient les objectifs donnés », explique Moshé Keret, ancien PDG d’IAI. Sans satellites de secours et sans argent pour en construire un nouveau, il a fallu faire de la récupération de composants et transformer un engin expérimental en appareil de capture d’images opérationnel. « C’était un satellite d’essai. Il n’était pas sûr qu’il fonctionne correctement. Mais il fallait que cela marche », avoue Ouzi Eilam, ancien général et ancien directeur du département de recherche et développement du ministère de la Défense.
Après avoir surmonté les pannes de radar et autres petits problèmes, trop nombreux pour être rappelés, Israël finit par trouver une fenêtre optimale de lancement entre le mauvais temps et le passage de satellites russes. En avril 1995, Ofek 3, le premier satellite espion fonctionnel est finalement en orbite.
Ouzi Rubin confie qu’il n’oubliera jamais la réaction du Premier ministre de l’époque Yitzhak Rabin apprenant la nouvelle. « Ouzi Eilam et moi sommes allés informer Rabin et quand nous lui avons dit que le satellite allait prendre des photos depuis l’espace, sa première réaction a été de se demander ce qu’allait dire Amr Moussa, le ministre égyptien des Affaires étrangères de l’époque. Rabin le haïssait. »
Ofek vs Eros, une guerre d’ego
Une fois de plus, le succès est de courte durée. En janvier 1998, un problème lors du lancement envoie Ofek 4 droit dans la Méditerranée. Le programme est de nouveau en crise, proche de la banqueroute. Mais là encore, les instigateurs du projet refusent la fatalité. Entre en jeu Ilan Biran, un ancien général, notamment passé par la fameuse brigade d’infanterie Golani. Il succède à Ivry au poste de secrétaire général du ministère de la Défense. Informé par ses supérieurs que le programme ne sera plus financé, il décide de mettre en vente plus de 1 000 appartements détenus par le ministère de la Défense, du nord au sud du pays. 400 millions de shekels sont directement injectés dans le budget du programme pour le maintenir à flot quelques années supplémentaires. « Cet argent a permis d’acquérir certaines technologies, notamment de radar, avec la création du TecSAR. Un vrai rêve pour nous à l’époque », explique-t-il.
Si Israël finit par déployer son premier satellite radar en janvier 2008, soit plus tôt que prévu, c’est notamment grâce à la démarche de Biran, mais aussi au soutien financier de l’Inde, selon certaines sources. Désormais connu sous le nom d’Ofek 8, TecSAR a été le premier satellite israélien lancé depuis l’Inde par une fusée indienne PSLV, résultat d’un accord de coopération toujours teinté d’un certain mystère. A la même période, Biran propose le soutien du ministère à une autre association, commerciale celle-là, entre IAI, seul constructeur de satellites en Israël, le département d’électro-optique d’Elbit, Elbit Elop, et une compagnie américaine appelée Core Software Technology. Née de cette convergence, ImageSat International (ISI) va gérer la construction et le lancement de satellites parents d’Ofek à visée commerciale sous le nom d’Eros (Earth Remote Observation System). Le premier engin Eros est mis en orbite en décembre 2000 via une fusée russe Start-1.
A l’époque, les fusées israéliennes Shavit sont sur la sellette depuis l’échec du lancement d’Ofek 4, et les ingénieurs ont du mal à les améliorer. De plus, Ofek 3, seul satellite espion actif d’Israël, est en fin de vie. Durant presque deux ans, jusqu’au lancement d’Ofek 5, le satellite Eros est donc la principale source d’informations glanées depuis l’espace pour Israël.
En 2004, une nouvelle perte, celle d’Ofek 6, vient encore ternir le tableau. Mais au lieu de récolter les fruits de la coopération commerciale représentée par la société ImageSat, dont l’objectif est de lancer une constellation de huit satellites Eros, des guerres d’ego et des objectifs contraires mènent à une situation potentiellement dangereuse pour l’industrie spatiale israélienne. Finalement, IAI prend le contrôle total d’ImageSat International en 2014 et décide désormais de l’avenir des satellites commerciaux Eros. De nombreux experts, comme Tal Inbar de l’Institut Fisher pour les études stratégiques aérospatiales, se désolent du temps perdu à se battre les uns contre les autres. « Cette industrie a été mise en place pour subvenir à des besoins stratégiques, mais nous savions tous qu’elle ne pourrait pas se contenter de quelques commandes du ministère de la Défense pour survivre et être rentable. Nous avons besoin d’exporter », explique Inbar.
Cependant, mis à part quelques exceptions notables, comme la livraison de composants à la Corée du Sud et des projets conjoints de recherche scientifique avec les agences spatiales française, italienne et européenne, les exportations et les commandes de l’étranger sont au plus bas. Le désarroi atteint parfois un tel niveau chez les pontes de l’industrie spatiale qu’ils s’en répandent dans la presse, réclamant un soutien gouvernemental plus important. « Nous avons connu des succès, mais si on analyse l’image dans son ensemble, c’est un échec », affirme sans détour Haïm Rousso, ancien président d’Elbit Elop, lors d’une conférence internationale tenue en Israël au début de l’année 2011. « Israël devrait mettre en place un véritable budget et un projet à long terme pour le spatial civil, plutôt que de se contenter de compter sur l’audace et l’innovation. »
Pendant plus d’une décennie, l’agence spatiale israélienne (ISA) a survécu avec un budget ridicule, passant de 700 000 dollars en 2000 à environ un million de dollars il y a encore quelques années. En 2012, le Trésor israélien a finalement alloué une enveloppe de 200 millions de shekels sur deux ans. Aujourd’hui, le budget de l’agence est d’environ 78 millions de shekels pour 2017 et 86 millions de shekels pour 2018. Mais Zvi Kaplan, ancien directeur de l’agence, prévient : pour que le marché s’intéresse aux produits israéliens, il faut constamment se réinventer et proposer de nouveaux satellites tous les deux ou trois ans.
L’avenir reste prometteur
L’industrie spatiale israélienne n’en est qu’à ses débuts. Mais si l’on en croit Joseph Weiss, président d’IAI, l’avenir s’annonce bien. « Regardez ce que nous avons accompli depuis la fin des années 1970. Alors que moins de dix pays avaient envoyé un objet dans l’espace, nous avons sauté dans la piscine sans même savoir nager. Aujourd’hui, nous sommes l’un des huit ou neuf pays au monde qui peuvent réellement développer, créer, construire, lancer un satellite et le maintenir en orbite. » Weiss reconnaît toutefois des erreurs et des échecs. Parmi eux, l’incapacité à transformer les performances de la fusée maison Shavit en succès commercial, ou encore la coopération infructueuse avec Rafael pour développer des microsatellites de moins de 120 kg. Mais il insiste : le secteur de l’imagerie par satellite est rentable grâce au travail du ministère de la Défense et de quelques commandes venues de l’étranger. « Bien sûr, il ne s’agit pas de commandes chiffrées en milliards. Ça va prendre du temps. Nous aurons sans doute besoin de partenaires ».
La perte du satellite de communications Amos-6 au début du mois de septembre, lors de l’explosion au sol de la fusée Falcon 9 de SpaceX, a pourtant été un choc pour l’industrie spatiale israélienne. Le lancement d’Ofek 11 la semaine dernière devait rassurer aussi bien le secteur militaire que civil. Mais le mauvais fonctionnement de l’engin pourrait représenter un nouvel échec. D’autres projets sont en cours. Notamment la construction de deux autres satellites d’imagerie, destinés aux agences spatiales française et italienne, et dont le lancement est prévu pour 2017. IAI construit également Eros C, et au moins deux prochains satellites Ofek. Cherchant de nouveaux partenaires, la compagnie israélienne regarde vers le Brésil, le Chili, la Colombie, ou encore le Mexique.
Autre homme clé du secteur, Isaac Ben-Israël, actuel président de l’Agence spatiale israélienne, demeure optimiste. Ben-Israel a œuvré pour que chaque année, environ 80 millions de dollars issus des investissements annuels du gouvernement dans le programme spatial militaire aillent vers le secteur civil et commercial. « Je vous dis qu’avec 100 millions de dollars d’investissement, vous pouvez en gagner 1,5 milliard. Le marché mondial de l’industrie spatiale pèse 200 milliards de dollars. Nous n’avons besoin que d’1 % de cette somme. »
Haïm Eshed, l’un de nos pionniers de l’espace, se refuse lui aussi à arrêter de rêver et essaie de développer un secteur d’avenir, les nano-satellites, pesant un à dix kilos et pouvant s’ajouter les uns aux autres. Eshed cherche à obtenir le soutien du gouvernement pour le lancement d’un projet national appelé « Israël 70 », dont le but sera de lancer dans l’espace 70 nano-satellites construits dans 70 écoles du pays pour marquer le 70e anniversaire de l’indépendance d’Israël en 2018. « Imaginez un essaim de 2 000 nano-satellites travaillant ensemble de manière cohérente, vous pouvez en faire un télescope qui serait beaucoup plus grand que la somme de ses différentes parties », s’enthousiasme-t-il.
Si peu d’acteurs du secteur partagent sa vision, Eshed considère que l’industrie du pays ne sera sauvée que par de réelles innovations. « Israël a entre les mains les moyens de devenir la quatrième ou la cinquième plus grande puissance spatiale. Nous avons les ressources humaines, la technologie, et 30 ans d’expérience. Vous pouvez rêver tant que ça ne contredit pas les lois de la physique. Vous devez être courageux, peut-être même un peu fou. Mais nous l’avons été pour Oz et Ofek, et nous devons continuer sur cette voie. »
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