Dati lifamim

Le religieux nouveau est arrivé. Laïque convaincu, il adopte des éléments de pratique, sans pour autant opérer ce qu’on appelle un retour à la religion. Car le judaïsme est dans l’air du temps…

Il en faut pour tous les goûts... (photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Il en faut pour tous les goûts...
(photo credit: MARC ISRAEL SELLEM/THE JERUSALEM POST)
Vous souvenez-vous de votre arrivée en Israël ? Quand il vous a fallu apprendre tous les codes des couvre-chefs ? Quand couleurs et textures de kippot semblaient cataloguer son homme ? Eh bien aujourd’hui, il va falloir revoir votre copie. En effet, un sans-kippa peut en cacher un autre…
Environ 40 % des juifs israéliens se définissent comme laïques, informe le Bureau central des statistiques. Pourtant, contrairement à la définition stricte du terme, nombre d’entre eux se disent parfois pratiquants, dans une certaine mesure. Des traditionalistes alors ? Pas si simple !
En Israël, le spectre religieux communément accepté passe depuis toujours de « laïque » à « pratiquant », puis de « pratiquant » à « harédi », le « traditionaliste » s’insérant parfois entre les deux premières catégories. Mais cette répartition est de plus en plus floue.
A droite du continuum, de nombreux ultraorthodoxes adoptent des comportements plus proches du mouvement sioniste-religieux : ils travaillent, font leur service militaire, habitent dans des implantations et croient en la centralité de la Terre d’Israël. C’est le cas en particulier chez les ultraorthodoxes séfarades, les Loubavitch et certains courants du mouvement hassidique Breslev.
Le flou règne également du côté des sionistes-religieux. Nombre d’entre eux ont opté pour un mode de vie proche de celui des ultraorthodoxes, tout en conservant une tendance sioniste. On leur collera alors l’étiquette de hardalim (acronyme de « harédim datim leoumiim »). Ils sont en partie le produit des années 1970 et 1980, quand nombre de dirigeants sionistes-religieux ont pris un virage vers des pratiques plus strictes.
Ce tournant a aussi entraîné une contre-réaction, avec l’apparition récente des « datiim-light » ou légèrement religieux, qui ont souvent plus de points communs avec ceux qui se situent à leur gauche – les communautés traditionnelles et laïques – qu’avec les hardalim à leur droite. Cela saute aux yeux lorsque l’on se penche par exemple sur leurs habitudes de vote ou leurs fréquentations.
A cela viennent s’ajouter ceux qui ont quitté la communauté religieuse – les datlashim, ou datiim lesheavar (ex-religieux) – qui amènent une tonalité religieuse à leurs nouvelles communautés laïques, car beaucoup ont conservé certaines pratiques de leur mode de vie initial, même après avoir ôté la kippa.
Enfin, à l’extrême gauche du continuum, la tendance laïque connaît ces dernières années une évidente remise en question. Un nombre croissant de ses membres se livrent à des expériences spirituelles ad hoc tout en conservant un mode de vie non religieux. Ils choisissent de façon sélective les pratiques qui leur conviennent – qu’elles soient liées au Shabbat, à la Halakha, aux rituels, à l’étude ou à la philosophie. En d’autres termes, ils sont parfois laïques et parfois religieux. On les appelle alors les datlafim ou datiim lifamim – « religieux à l’occasion ».
Varier les plaisirs
Elisheva Mazya a grandi au moshav Nahalal. « J’ai toujours pensé que l’on pouvait être religieux ou laïque, mais pas les deux en même temps », confie-t-elle. Lors d’un séjour à l’étranger, elle découvre « que l’on peut aller à la synagogue sans être pour autant religieux ».
Elisheva habite aujourd’hui Jérusalem. Depuis son installation dans la capitale, elle étudie à Kolot, un beit midrash où se mêlent laïques et religieux. « J’envie mes amis datlashim », dit-elle, « car bien que laïques, ils possèdent une bonne connaissance et une compréhension du judaïsme. Je veux certes rester laïque, mais je veux aussi acquérir des connaissances en matière de judaïsme, notamment talmudiques. Comprenez-moi bien, il y a quelques années je ne savais même pas ce qu’était le Talmud. »
En plus de son étude personnelle, Elisheva est à l’origine d’une initiative intitulée Communauté laïque, qui permet aux jeunes non pratiquants de Jérusalem de découvrir le judaïsme, d’assister à des offices de Shabbat guidés et d’approfondir leurs connaissances.
Mais le phénomène datlaf ne se limite pas à la Ville sainte. Ari Gutmark a grandi à Ramat Hasharon. Laïque, il s’intéresse depuis de nombreuses années aux études bibliques et note un changement au niveau du public qui assiste aux séminaires ou conférences sur des thèmes religieux occasionnellement organisés dans la Ville blanche. « Il y a dix ans, les gens autour de moi étaient tous plus ou moins pratiquants ou issus de familles traditionalistes », explique-t-il, « mais ces dernières années, je retrouve à ces conférences de plus en plus de gens que je croise aussi dans les bars, les fêtes et les cafés de Tel-Aviv. »
Contrairement aux traditionalistes, qui comme leur nom l’indique, sont motivés par la tradition, le respect des pratiques de leurs parents et grands-parents, la motivation du datlaf est affaire de choix personnel. Ce n’est pas un reflet du passé, mais un choix conscient de comportement dans le présent.
Le Dr Ari Engelberg, de la faculté de sociologie et d’anthropologie de l’Université hébraïque de Jérusalem, met en avant cette distinction : « Les datlafim sont en général des laïques qui commencent à adopter certains comportements de la communauté religieuse, avec un accent particulier sur l’étude et la pratique de certaines halakhot (lois). Les traditionalistes se réfèrent, pour la plupart, à des rituels religieux et au folklore juif. »
En quête de spiritualité
Yaïr Sheleg, responsable du programme sur la religion et l’Etat à l’Institut de la démocratie israélienne, souligne deux facteurs externes qui ont contribué à ce regain d’intérêt pour le judaïsme. « Tout d’abord, le déclin de l’influence socialiste en Israël a laissé un vide identitaire, et le judaïsme semble être le moyen le plus approprié pour le combler », explique-t-il. « En outre, l’apogée de la société capitaliste a conduit à un comportement excessivement matérialiste ; d’où le besoin d’un retour à la spiritualité. »
Cette recherche de sens et de spiritualité juive est à la mode ces dernières années. On le constate notamment dans la présence de plus en plus marquée de laïques aux côtés de participants religieux dans les yeshivot et les groupes d’étude ; dans l’adhésion accrue à des programmes comme 929, l’étude quotidienne de l’un des 929 chapitres de la Bible – plus d’une centaine de ces groupes ont fleuri l’année dernière dans tout le pays ; dans la pratique sélective des lois et rituels juifs ; et dans l’intérêt croissant pour les centres d’étude de la kabbale. Plus largement, cela recouvre un véritable changement dans la perception de la religion elle-même.
Enfin, le changement survenu au sein du commandement militaire du pays a également modifié l’image du religieux dans l’inconscient collectif. Si, au XXe siècle, les commandants et héros de guerre les plus admirés étaient généralement des laïques issus des kibboutzim et moshavim, on voit apparaître aujourd’hui un grand nombre de héros religieux. Des commandants avec kippa qui contribuent à déstigmatiser la pratique du judaïsme.
« Autrefois en Israël, l’image que l’on se faisait dans le milieu laïque des jeunes religieux était calquée sur Kuni Lemel, une série télévisée des années 1970-1980 racontant les aventures d’un personnage anémique et bégayant, censé représenter l’étudiant de yeshiva type », poursuit le Dr Ari Engelberg. « Mais de nos jours, le fait d’être religieux est socialement acceptable, et même totalement cool. »
Evoquant son enfance à Jérusalem dans les années 1980, Engelberg se souvient d’avoir été soumis au harcèlement d’une bande de brutes parce qu’il était pratiquant et portait la kippa.
« Je me sentais comme un paria », affirme-t-il. « Mais aujourd’hui, les choses ont changé, aussi dans une certaine mesure parce que les brutes portent parfois la kippa. »
Ari Gutmark qui a grandi dans un environnement parfaitement laïque, se fait l’écho de sentiments similaires. « Dans les années 1970, on était soit laïque soit religieux. Et si on était laïque, on était généralement antireligieux » raconte-t-il. « Moi qui ai toujours eu un certain penchant pour la religion, je pense qu’aujourd’hui l’ambiance s’y prête beaucoup plus. A l’époque, mon intérêt pour le judaïsme faisait exception dans mon entourage. Aujourd’hui, cela semble plutôt la norme. »
Sans étiquettes
Le judaïsme est donc tendance, mais cela ne suffit pas à expliquer l’origine des datlafim. Car notre datlaf est aussi le produit de la « désectorialisation » de la société israélienne : les étiquettes tombent et les frontières entre les différents groupes sociaux sont de plus en plus poreuses.
L’idéologie du melting-pot qui a fait les beaux jours de l’Etat hébreu à sa création, prônait une définition étriquée et uniforme de l’archétype israélien, incarnée notamment par Sroulik, un personnage de BD des années 1950. Ceux qui ne cadraient pas avec ces paramètres, sont restés en marge de la nouvelle société. Engelberg va pus loin : « Le sionisme ne voulait rien avoir à faire avec la religion – donc si on était sioniste et fier de l’être, on avait plutôt tendance à mettre sa pratique religieuse en veilleuse. »
A une époque d’influences postmodernes et de transition vers un Israël plus diversifié et pluraliste, l’Israélien peut désormais choisir à la carte parmi les diverses expériences qui s’offrent à lui, dont celle de la religion. Il peut rester laïque mais observer le Shabbat à sa manière, tout comme il peut rester ashkénaze et adorer la musique mizrahit.
Le rabbin Michael Feuer – directeur pédagogique de Soulam Yaacov, une yeshiva de Jérusalem – affirme que la décomposition de ces divisions est le reflet de la société de consommation. « L’individu a pris le pas sur l’identité sectorielle », explique-t-il. « Les individus ont désormais accès à des expériences qui leur étaient jusque-là refusées, car l’emballage dans lequel elles étaient présentées les rendaient indigestes. » Pour Yaïr Sheleg, « l’axe identitaire est devenu moins idéologique et plus existentiel. Ce n’est plus un forfait tout compris. Chacun peut élaborer sa propre combinaison religieuse selon son goût ou ses aspirations ».
Cela va de pair avec la rébellion de la jeune génération contre la vieille garde constatée, par exemple, lors des manifestations de l’été 2011, et dans les résultats des élections de ces deux dernières décennies, qui ont vu la montée des formations post-idéologiques au détriment des grands partis. Cette contestation pourrait également inclure une insurrection latente contre l’idéalisation de la laïcité et la suppression des aspirations religieuses.
Feuer replace cette idéalisation dans un contexte historique : « Pour rompre avec la vieille Europe, il a été à l’époque essentiel d’abandonner la religion. Mais il est très possible que nous assistions aujourd’hui à une correction de trajectoire. »
Mazya est très en phase avec cette observation. « J’ai grandi dans un moshav et j’ai vraiment l’impression que les pères fondateurs ont tout fait pour non seulement effacer toute trace de religiosité, mais aussi pour gommer les marques du judaïsme lui-même », explique-t-elle. « Pour ma part, j’estime avoir été dupée. Pour moi, le sionisme doit pouvoir puiser aux sources du judaïsme. »
Religieux entre les repas
L’émergence du datlaf serait donc une réparation des erreurs passées. C’est probablement aussi une réaction aux menaces post-sionistes venant de l’intérieur, ainsi qu’à celles de délégitimation venant de l’extérieur, qui conduisent l’ensemble des Israéliens à vouloir renforcer leur identité juive nationale. Ce qui peut se traduire par l’affirmation de leur identité religieuse grâce à l’addition sélective d’expériences spirituelles basées sur le judaïsme.
Mais contrairement au passé, l’Israélien laïque peut intégrer de telles pratiques religieuses sans pour cela être perçu comme hozer betechouva (celui qui revient à la Torah). Débarrassé de la pression de devoir se conformer aux normes, il n’a plus besoin d’être « religieux à la maison et laïque dans la rue ». Aujourd’hui, on peut être ouvertement tantôt religieux, tantôt laïque, sans éveiller de soupçons. Cette forme de judaïsme israélien « type cafétéria » n’effraie pas Feuer. « Chaque mitsva compte pour elle-même, même si elle s’accompagne de son contraire », explique-t-il. « Si vous faites le kiddouch et regardez ensuite la télévision, cela ne remet pas en cause la mitsva que vous venez d’accomplir. » Il met en garde, cependant, contre des situations absurdes : « Est-ce que je dois dire la bénédiction sur le pain quand je mange le jour de Ticha BeAv ? »
S’il est persuadé qu’une relation heureuse possède toujours une part d’engagement en soi, Feuer soutient cependant que l’attitude « cafétéria » ne se limite pas aux datlafim : « Tout le monde trie et prend ce qu’il veut : certains le font consciemment, d’autres en fonction de règles sociales et religieuses. Bien sûr, le niveau de conscience est beaucoup plus poussé au sein des communautés religieuses. »
C’est une distinction importante. L’attitude datlaf est un dérivé de la démarche laïque. Ce n’est pas une extension des religieux-light. Quelqu’un qui affirme par exemple jeûner le jour de Ticha BeAv, alors qu’il s’abstient simplement de grignoter entre les repas, ne peut pas être considéré comme ayant effectivement jeûné. Néanmoins, son approche prouve un certain degré de conscience de la Halakha. Idem pour le datlaf : on ne peut pas le considérer comme « religieux entre les repas ». Il reste laïque, mais il se livre parfois à des expériences religieuses.
Le glas de la laïcité ?
Mais le chemin du datlaf peut être semé d’embûches. Il est par exemple confronté à la difficulté de trouver des rabbins sympathisants. En dépit du fait que « chaque mitsva compte », le concept de la « pratique de temps en temps » est en totale contradiction avec le fondement de la loi. C’est une question soulevée ces vingt dernières années tant dans les secteurs traditionnels que dati light, compte tenu de l’inexistence de rabbins affiliés à ces tendances. A moins que les datlafim ne démontrent justement une érosion du rôle des rabbins.
Selon Engelberg, « les traditionalistes ont trouvé une solution en faisant appel à des rabbins séfarades orthodoxes. C’est dans la logique, car les traditionalistes sont pour la plupart d’origine séfarade. Les « religieux light », en revanche, ont plus de difficultés à trouver leur répondant rabbinique naturel. Ils ont tendance à graviter autour des rabbins orthodoxes les moins conservateurs. »
Il semble clair que les Israéliens laïques choisissent de rester dans le giron du judaïsme israélien qui leur est familier : celui de l’orthodoxie. Ils ne flirtent pas avec les courants libéraux, réformés ou conservatives.
Cette tendance ne se limite pas aux laïques qui s’intéressent soudain au judaïsme, selon Sheleg, qui a étudié ce phénomène de près dans le cadre de ses recherches pour son livre intitulé Renaissance juive au cœur de la société israélienne : l’émergence d’un nouveau juif. « Des groupes israéliens qui seraient pourtant portés naturellement vers le mouvement libéral, se sont délibérément tenus à l’écart de ce groupe », explique-t-il. « Ils veulent rester purement spirituels, libres de toute appartenance institutionnelle ou politique. »
Il ne fait aucun doute que la gamme des pratiquants « occasionnels » est des plus variées. Avec l’expansion du mouvement datlaf, on voit apparaître des versions plus ou moins allégées comme le « datlaf-light » ou plus proches de l’orthodoxe ou sioniste religieux occasionnel, comme le « hardalaf ». Le datlaf-light pourrait marquer le Shabbat en regardant une émission de télévision sur la portion hebdomadaire de la Torah, avec quelques pratiques sélectives comme réciter le Kiddouch ou ne pas consulter ses mails.
Chez le hardalaf, la religion occupe une partie plus centrale. Quelles que soient les pratiques qu’il ait choisies, il y mettra certainement plus de zèle. Il pourra participer à des séminaires religieux ou joindre un groupe d’étude sur Maïmonide. Bien qu’il ne porte pas de signe religieux extérieur et choisisse de rester laïque, le hardalaf aura une conscience religieuse beaucoup plus élevée et envisagera peut-être même la religion comme une valeur utopique, un point de repère (un peu comme les sionistes convaincus qui choisissent de vivre en diaspora). Indépendamment de la place que le laïque israélien occupe sur le continuum des pratiquants « occasionnels », il est de plus en plus flagrant que l’attitude du « au grand jamais » et les sentiments antireligieux appartiennent désormais au passé.
Cela sonne-t-il le glas de l’ère de la laïcité ? « Il se produit toujours des retours de balancier dans l’histoire », répond Feuer, « surtout au sein des cultures où l’on pousse les enfants à tracer leur propre route. La modernité était un gage de sécurité, mais à l’ère du postmodernisme, il ne subsiste plus de certitude sur quoi que ce soit. Dans une certaine mesure, on assiste à un retour du mystérieux, voire du mystique. Une prise de position laïque convaincue est tout aussi idéologique qu’une prise de position religieuse convaincue. »
Le datlaf, quant à lui, se débat de plus en plus dans ce dédale d’incertitudes et fait progressivement son chemin au sein de la société israélienne.
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